Entretien.
Dans un entretien avec Al-Ahram
Hebdo, Ali Al-Sammane,
président de l’Union mondiale du dialogue des cultures,
analyse la situation en Egypte. Il évoque la crise
économique et la sécurité, deux problèmes majeurs auxquels
est confronté le nouveau gouvernement.
« Nous avons obtenu la liberté mais nous l’avons
interprétée comme le droit de faire ce qu’on veut »
Al-ahram
hebdo :
Que pensez-vous du
nouveau gouvernement de technocrates ? La composition du
gouvernement répond-elle, selon vous, aux besoins de
l’Egypte ?
Ali Al-Sammane :
Il est évident que, pendant la prochaine phase, nous avons
besoin d’un gouvernement formé d’experts. C’est pour cela
que j’ai dernièrement adressé un message sincère au
président Morsi lui conseillant
de garder le gouvernement Ganzouri,
formé de technocrates. Morsi a
lancé son plan de 100 jours à l’issue de son élection avec
l’objectif de régler 5 problèmes dont souffrent les
Egyptiens, dont la circulation, l’eau, le pain et la
propreté. Il a fallu 30 jours pour choisir le nouveau
gouvernement. Pour que les nouveaux ministres se
familiarisent avec les dossiers urgents, il leur faut 30
jours. Et il faudra 30 jours encore pour commencer à
travailler. Si le programme des 100 jours n’est pas
respecté, cela peut causer un manque de confiance en le
gouvernement. Cependant, le président a usé de son droit de
former un nouveau gouvernement, il est trop tôt pour le
juger objectivement.
— Pensez-vous que le nouveau gouvernement puisse parvenir à
rétablir la stabilité politique, unique moyen pour surmonter
la crise économique ?
— A mon avis, ce qui importe avant la stabilité politique,
c’est la stabilité sécuritaire. Aujourd’hui, les
baltaguis se déplacent en
toute liberté partout dans le pays et commettent des actes
qui font d’énormes dégâts. La sécurité et la stabilité sont
nécessaires pour relancer la production et parvenir à la
prospérité.
— Comment voyez-vous la scène politique actuellement ?
— Malheureusement, il y a de plus en plus de courants
politiques et ils ne sont pas d’accord entre eux. Chacun
campe sur ses positions et refuse d’écouter l’opinion de
l’autre. Toutes ces forces ont oublié un principe
fondamental de la démocratie qui est le respect de l’opinion
de l’autre. Etablir une véritable démocratie nécessite de
longues années. Nous avons obtenu la liberté mais nous
l’avons interprétée comme le droit de faire ce qu’on veut.
Nous avons oublié le respect de l’ordre et de la discipline.
La liberté est devenue synonyme de chaos et de perte du
prestige de l’Etat.
— Que pensez-vous de la restructuration de la police ?
— Si restructuration signifie limoger certains officiers
pour régler des comptes avec l’ancien régime, cela se
répercutera négativement sur le moral des hommes de la
police. Et nous ne pourrons plus compter sur eux pour
rétablir la sécurité. La restructuration doit donc être
impartiale et arbitrée par la direction de la police, le
Parquet général ou la justice pour assurer l’objectivité de
toute décision punitive imposée aux
policiers.
— A votre avis, quelle est la principale réalisation
d’Al-Azhar durant l’année passée ?
— Je pense qu’il s’agit du document d’Al-Azhar sur « l’Etat
démocratique » qui est synonyme, à mon avis, de l’Etat
civil. Ce document a réuni les oulémas d’Al-Azhar, des
intellectuels et des personnalités laïques. Ce document a
été favorablement accueilli par les instances
internationales et a même été décrit par la présidente de
l’Unesco comme étant « un tournant important ».
La seconde réalisation est la proposition faite par le grand
imam d’Al-Azhar de réformer l’organisme des grands oulémas,
chargé d’élire le grand imam. En effet, jusqu’à présent, ce
dernier était nommé par le président de la République.
Désormais, si le grand imam est nommé par un organisme
indépendant, sa priorité sera le développement d’Al-Azhar et
non pas la complaisance avec le régime.
— Pensez-vous que les craintes de l’élite envers l’islam
politique soient exagérées ?
— L’islam politique est un mot très large qui comprend
plusieurs groupuscules différents. Quand certaines personnes
se revendiquent de l’islam politique et font des
déclarations irréfléchies contre les intellectuels, les
partisans de l’Etat civil et les coptes, l’inquiétude est
tout à fait justifiée et légitime. A mon avis, la
responsabilité de protéger les coptes revient à la majorité
musulmane. Mais les fanatiques ont oublié que l’islam
comporte des obligations. Aujourd’hui, la moitié du peuple
est prête à faire face à l’extrémisme religieux, c’est
rassurant.
— Que
pensez-vous de la dernière visite de Clinton au Caire ?
— Elle a commis une grosse erreur, car elle a donné aux
Egyptiens le sentiment qu’elle s’ingère dans les affaires
internes de l’Egypte. Elle a affiché sa préférence pour les
Frères musulmans. Ce fut une surprise pour Clinton de voir
la rue égyptienne protester contre sa présence au Caire.
Pourvu qu’elle comprenne que les relations entre les
Etats-Unis et l’Egypte sont des relations stratégiques qu’il
faut protéger, mais aussi réévaluer.
— Pensez-vous
que nous vivions une contre-révolution et que la révolution
de janvier ne soit pas encore terminée ?
— J’ai un avis différent. La révolution de janvier a réalisé
son objectif en renversant la tête du pouvoir et en
dissolvant le Parlement. Je regrette de voir que certaines
factions qui prétendent appartenir à la révolution se
donnent à un autre objectif, celui de détruire l’Etat.
— Comment expliquez-vous que certaines figures de proue de
la révolution ont accordé leur soutien au président
Morsi au second tour des
élections ?
— Ceci est tout à fait compréhensible, puisqu’ils refusent
le principe de coopérer avec toute personne appartenant à
l’ancien régime. Cependant, ils n’ont pas compris que le
général Ahmad Chafiq était un
homme d’Etat durant l’ère de Moubarak et non pas un homme du
régime, il n’a jamais appartenu au PND. D’ailleurs, certains
révolutionnaires ont rejoint Chafiq
et lui ont accordé leur soutien.
— Pensez-vous
que des accords aient été conclus entre les Frères musulmans
et le CSFA ?
— Je ne suis pas convaincu par cette idée, ni maintenant ni
dans le passé. Cependant, je suis convaincu que le CSFA a
commis une grosse erreur en acceptant la tenue d’élections
avant la rédaction de la Constitution. Cette erreur a été
désastreuse pour le pays.
— Les
relations entre l’Egypte et l’Afrique vont-elles connaître
un essor ?
— Le retour de l’Egypte au sein de l’Afrique après 30 ans
d’absence de la scène africaine a été favorablement
accueilli par le peuple. Dans le passé, le Dr
Boutros-Ghali avait déployé d’énormes efforts pour essayer
de convaincre le chef d’Etat de l’importance de consolider
les relations avec l’Afrique. Cependant, le chef de l’Etat
était convaincu que la politique étrangère commence en
Europe et se termine aux Etats-Unis.
— L’Egypte est déchirée entre les diverses forces politiques
alors que l’économie du pays est au bord du gouffre. Qu’en
pensez-vous ?
— Je suis tout à fait étonné qu’on parle de tout sauf de
l’avenir de l’économie égyptienne. Il existe un état
d’irresponsabilité face au danger de l’arrêt de la
production accompagné d’une énorme hausse du chômage. Les
dépenses de la Banque Centrale pour calmer momentanément la
voix des manifestants et des grévistes ont plongé le pays
dans une situation très difficile. Que Dieu pardonne à
l’ancien premier ministre Essam
Charaf, qui a ouvert la porte au
versement des primes, une mesure de court terme seulement.
Si nous voulons protéger l’économie égyptienne, il faut
commencer par rétablir la sécurité et la discipline.
Propos recueillis par Magda Barsoum