Plus que
centenaire, la chanteuse légendaire du
La grande
« Madame petite-chose »
Quand on a vu cette vieille dame, on ne peut
s'imaginer qu’elle a encore la force de monter sur scène et de chanter. Bi
Kidude est une icône de Zanzibar. Son vrai nom est Fatima Bent Baraka, mais on
l'appelle Kidude depuis sa naissance. Son oncle, sans faire attention a failli
s'asseoir sur son petit corps, enroulé dans un tissu et allongé sur le lit. Sa
mère cria. Il se leva rapidement en disant « Kidude » qui veut dire
« petite chose ». Au fils des ans, la petite chose est devenue
« Bi », ce qui signifie Madame. Et, aujourd’hui, elle est la dame du
chant et la maîtresse incontestée du tarab à Zanzibar.
Son habit traditionnel révèle un corps maigre et son
voile laisse apparaître des cheveux blancs, secs et crépus. Ses mains gardent
les traces du henné. Elle ne connaît plus son âge précis. Mais elle a atteint
100 ans. Elle sourit quand elle parle, faisant paraître une dent jaunâtre. Au
photographe, elle lance un regard câlin … Elle est encore une femme qui
veut paraître belle.
Bi Kidude passait en Egypte deux jours afin
d’accompagner l’ensemble Tausi lors de ses concerts, dans le cadre de la 5e
édition du Festival du printemps d'Al-Mawred. Ce court séjour constitue sa
première visite en Egypte, bien que le pays soit pour elle assez familier.
Après une petite virée aux Pyramides, elle se sent à l’aise et veux se promener
dans les rues de la capitale, avant de rejoindre son hôtel à Zamalek. « Ne
vous inquiétez pas », dit-elle à ses amies de l’ensemble Tausi. « Je
sens que je connais bien l’Egypte … Ces rues et ces endroits me paraissent
assez familiers ». Des mots touchants qu’elle lance inconsciemment :
Bi Kidude n'est plus toute jeune.
Ses réponses à nos questions débutent souvent par ce
mot « mamingo » qui signifie en swahili (langue originale du
Zanzibar) « ma fille ». C'est ce qu’explique Mariam Hamadani, son
amie, leader de l’ensemble Tausi (faon), ex-responsable au ministère de la
Culture et aujourd'hui son interprète.
Dès le départ, Bi Kidude affirme :
« Mamingo, chanter c’est toute ma vie. Quand je me trouve sur les planches
avec l’ensemble Tausi et devant l’audience, je me sens une jeune fille de 14
ans ». Ses yeux brillent, sa tête se lève et elle commence à chanter
« Ayouni. Kabadi, zingbar houriya » (mes yeux, mon foie, Zanzibar est
une sirène). Ces mots, prononcés en arabe, font partie du vocabulaire mixte du
langage swahili qui comprend aussi des dialectes africains et asiatiques. Sa
voix s’élève et elle rentre en extase. Le chant est son eau-de-vie.
Quelques jeunes filles de l’ensemble Tausi
l’accompagne souvent : une lui tend une bouteille d’eau, l’autre lui offre
une cigarette et une troisième une allumette. Elle fume avec un grand plaisir
et continue à fredonner.
« Fumer ne nuit pas à ma santé ... Je mange
très bien ... La bonne nourriture me préserve de toute atteinte »,
lance-t-elle avec fierté. Une bonne devise ? Pour elle, oui. Il suffit de
voir son visage souriant pour comprendre qu’elle ne cherche pas de grands
plaisirs dans la vie. Il lui suffit de fumer une cigarette et, simplement, de
chanter.
Sur les planches, elle apparaît en djellaba fuchsia
comme toutes les chanteuses et musiciennes de l’ensemble Tausi, son foulard
jaune foncé est enroulé sur la tête comme un turban. La petite dame a une
allure gaie, malgré une mine sombre et ridée.
Sa voix se dégage et elle chante avec force et
énergie, alternant le swahili avec l’arabe. Elle maîtrise son souffle et récite
quelques vers chantés autrefois par Abdel-Wahab : « Ayouha
al-raqedoune taht al-torab » (vous, enterrés sous le sable …).
Ensuite, elle passe à des improvisations à partir des deux mots « ya leil
ya aïn » (Ô nuit). Pas question de chanter faux : Bi Kidude est
une vraie maîtresse du tarab (chant transcendantal).
Enfant, ayant à peine 10 ans, elle découvre le chant
et la musique par hasard. A maintes reprises, la petite s’enfuit de la maison,
cherche plus de liberté, plus d’espace. Sur le quai ou sur la plage, elle est
ensorcelée par le chant qui émane des bateaux des commerçants égyptiens qui
passaient par Zanzibar, au cours de leurs voyages. Elle passait des heures à
écouter leurs chansons et a finit par les apprendre par cœur.
Autre moment important : sa rencontre avec Siti
Bent Saad, maîtresse du tarab en Afrique, qui animait des soirées de chant sur
les grands navires. Pendant la nuit, Bi Kidude la chercheait pour simplement
suivre ses traces. Les fuites nocturnes deviennent une routine quotidienne. La
jeune fille ne s’en lassa jamais, malgré la colère qui s’accentuait chez elle
contre ses actes de débauche. Têtue, persistante et éprise par le chant :
Bi Kidude s’en foutait. Adolescente, elle quitte le Zanzibar pour la Tanzanie,
afin d'échapper à un mariage forcé. « Chanter m'a sauvé la vie, c’était
mon gagne-pain. J’allais chanter dans les cafés et avec les groupes musicaux
traditionnels ».
10 ans après, Bi Kidude est de retour au Zanzibar.
Elle habite alors avec les nombreux membres de sa famille dans une maison en
pisé, et poursuit une petite carrière de chanteuse en animant des soirées
traditionnelles de mariage.
Les années s’écoulent, Bi Kidude vieillit mais ne
perd pas sa voix. Sa renommée s’étend au Zanzibar et c’est grâce à son amie
Mariam Hamadani, qu’elle connaît un grand succès sur le plan international.
Hamadani, en tant que responsable au ministère de la Culture, voit dans Bi
Kidude une véritable figure de la culture zanzibarite.
A différentes occasions ou manifestations culturelles
célébrant le Zanzibar en Europe, elle fait appel à Bi Kidude. Les concerts se
déroulent en Allemagne, en France, en Espagne et dans bien d’autres pays. Les
deux dames deviennent amies. Mariam sauve Bi Kidude après l’effondrement de sa
maison en pisé au Zanzibar et l'accueille chez elle pendant 8 ans. Les concerts
et les tournées en Europe permettent à Bi Kidude de gagner de l’argent. Avec
l’aide de son amie Mariam, une autre maison est construite où la maîtresse du
tarab vit avec les petits enfants de ses frères et sœurs. « Mes parents,
mes oncles et mes tantes sont morts », dit-elle avec tristesse. Mais elle
retrouve rapidement son humour et sa gaieté, dès qu’elle se rappelle qu'elle va
bientôt chanter devant un public.
Au fil des années, la relation entre les deux amies
évolue. Au départ Bi Kidude appelait Mariam « mamingo » … Mais
aujourd’hui, elle l’interpelle « mama ». Avec un grand sentiment de
reconnaissance, elle nous dit : « Mariam s’occupe bien de moi. Comme
une mère qui s’occupe de son enfant. Elle lave mes habits, me soigne, m’achète
tout ce qu’il me faut et m’offre des occasions de chanter ici et
ailleurs ».
Mariam l’aide à vivre à travers le chant et la
musique. Depuis la création de l’ensemble Tausi en 2009, Mariam (fondatrice de
l’ensemble) et Bi Kidude sont inséparables. « Aujourd’hui, Bi Kidude peut
chanter dans n’importe quelle troupe et être bien payée. Avec l'ensemble Tausi,
elle est toujours une invitée d’honneur remarquable », explique Mariam
Hamadani.
Cette dame du tarab est aussi la gardienne des
traditions africaines festives du mariage (unyago). Elle donne des leçons
sexuelles aux nouvelles mariées pendant les soirées de henné (petite fête qui
précède la nuit de noces) … « C’est une experte, à travers le chant
et la gestuelle, elle apprend aux jeunes mariées les secrets de la vie
sexuelle … mais sur les planches, elle ne peut pas tout dévoiler »,
lance Mariam Hamadani en rigolant. Elle assure que Bi Kidude est une femme
osée, hors pair.
Dans les îles de
Avec l’ensemble des femmes Tausi, Bi Kidude introduit
ce genre de rites dans le concert. Mais avant de commencer, Mariam vient
chuchoter quelques mots à l’oreille de Bi Kidude : quelques conseils pour
qu’elle ne se laisse pas envahir par la transe ou ne se livre pas à des actes
obscènes.
Un autre membre de l’ensemble vient accrocher à son
petit corps un long tambour. Les mains de Bi Kidude deviennent fermes. Elles
frappent le tambour et créent un rythme saccadé et marquant. Bi Kidude chante
et bat son instrument traditionnel de percussion. Elle n’oublie jamais aucun
rythme traditionnel ni les paroles des chansons rituelles … tout est gravé
dans sa mémoire, qui, parfois, fait défaut et l’éloigne des souvenirs de sa
vie.
Le public tape des mains en suivant ses rythmes de
percussion … quelques jeunes africains montent sur les planches pour
danser avec Bi Kidude, ou devant elle avec les autres femmes Tausi. D’autres la
saluent et lui offrent un peu d’argent par estime. Une tradition répandue en
Egypte dans les cérémonies de mariage, notamment dans les milieux populaires ou
les mouleds (commémoration d'un saint) provinciaux. Certains cherchent à
escalader la tribune pour prendre une photo avec elle.
Parmi le public, certaines personnes étendent un drap
blanc sur lequel sont associés le drapeau de la Tanzanie et le visage de Bi
Kidude. C’est une idole dans cette région du sud-est africain. Elle est
désormais entourée de jeunes gens qui mettent cette sorte de drapeau sur ses épaules,
tel un châle. Mais elle continue à chanter, comme si rien ne pouvait l'arrêter.
Bi Kidude est une « intouchable » : quand elle chante, sa voix
l'emmène ailleurs. Elle voyage vers le septième ciel avant de retourner, plus
tard, à sa terre d’origine.
Au Zanzibar, elle promet d’être toujours accessible à
ses fans. « Si quelqu’un s’intéresse à ce que je deviens, il n’a qu’à
m’envoyer une lettre », dit-elle. Sur l’enveloppe, aucune adresse, ni code
postal ne sont exigés. L’expéditeur n’a juste qu’à écrire Bi Kidude Bent
Baraka. Le message sera certainement délivré. Bi Kidude y répondra avec un
grand sourire et quelques mots qu’elle dictera à une amie via une autre lettre.
May Sélim