Al-Ahram Hebdo, Visages | La grande « Madame petite-chose »

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Abdel-Fattah El Gibali
 
Rédacteur en chef
Hicham Mourad

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 Semaine du 16 au 22 mai 2012, numéro 922

 

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Visages

Plus que centenaire, la chanteuse légendaire du Zanzibar, Bi Kidude, monte encore sur scène et anime des célébrations traditionnelles de mariage dans son pays. Sa voix résonne toujours avec force, dévoilant un enthousiasme intact et un amour profond de la vie.

La grande « Madame petite-chose »

Quand on a vu cette vieille dame, on ne peut s'imaginer qu’elle a encore la force de monter sur scène et de chanter. Bi Kidude est une icône de Zanzibar. Son vrai nom est Fatima Bent Baraka, mais on l'appelle Kidude depuis sa naissance. Son oncle, sans faire attention a failli s'asseoir sur son petit corps, enroulé dans un tissu et allongé sur le lit. Sa mère cria. Il se leva rapidement en disant « Kidude » qui veut dire « petite chose ». Au fils des ans, la petite chose est devenue « Bi », ce qui signifie Madame. Et, aujourd’hui, elle est la dame du chant et la maîtresse incontestée du tarab à Zanzibar.

Son habit traditionnel révèle un corps maigre et son voile laisse apparaître des cheveux blancs, secs et crépus. Ses mains gardent les traces du henné. Elle ne connaît plus son âge précis. Mais elle a atteint 100 ans. Elle sourit quand elle parle, faisant paraître une dent jaunâtre. Au photographe, elle lance un regard câlin … Elle est encore une femme qui veut paraître belle.

Bi Kidude passait en Egypte deux jours afin d’accompagner l’ensemble Tausi lors de ses concerts, dans le cadre de la 5e édition du Festival du printemps d'Al-Mawred. Ce court séjour constitue sa première visite en Egypte, bien que le pays soit pour elle assez familier. Après une petite virée aux Pyramides, elle se sent à l’aise et veux se promener dans les rues de la capitale, avant de rejoindre son hôtel à Zamalek. « Ne vous inquiétez pas », dit-elle à ses amies de l’ensemble Tausi. « Je sens que je connais bien l’Egypte … Ces rues et ces endroits me paraissent assez familiers ». Des mots touchants qu’elle lance inconsciemment : Bi Kidude n'est plus toute jeune.

Ses réponses à nos questions débutent souvent par ce mot « mamingo » qui signifie en swahili (langue originale du Zanzibar) « ma fille ». C'est ce qu’explique Mariam Hamadani, son amie, leader de l’ensemble Tausi (faon), ex-responsable au ministère de la Culture et aujourd'hui son interprète.

Dès le départ, Bi Kidude affirme : « Mamingo, chanter c’est toute ma vie. Quand je me trouve sur les planches avec l’ensemble Tausi et devant l’audience, je me sens une jeune fille de 14 ans ». Ses yeux brillent, sa tête se lève et elle commence à chanter « Ayouni. Kabadi, zingbar houriya » (mes yeux, mon foie, Zanzibar est une sirène). Ces mots, prononcés en arabe, font partie du vocabulaire mixte du langage swahili qui comprend aussi des dialectes africains et asiatiques. Sa voix s’élève et elle rentre en extase. Le chant est son eau-de-vie.

Quelques jeunes filles de l’ensemble Tausi l’accompagne souvent : une lui tend une bouteille d’eau, l’autre lui offre une cigarette et une troisième une allumette. Elle fume avec un grand plaisir et continue à fredonner.

« Fumer ne nuit pas à ma santé ... Je mange très bien ... La bonne nourriture me préserve de toute atteinte », lance-t-elle avec fierté. Une bonne devise ? Pour elle, oui. Il suffit de voir son visage souriant pour comprendre qu’elle ne cherche pas de grands plaisirs dans la vie. Il lui suffit de fumer une cigarette et, simplement, de chanter.

Sur les planches, elle apparaît en djellaba fuchsia comme toutes les chanteuses et musiciennes de l’ensemble Tausi, son foulard jaune foncé est enroulé sur la tête comme un turban. La petite dame a une allure gaie, malgré une mine sombre et ridée.

Sa voix se dégage et elle chante avec force et énergie, alternant le swahili avec l’arabe. Elle maîtrise son souffle et récite quelques vers chantés autrefois par Abdel-Wahab : « Ayouha al-raqedoune taht al-torab » (vous, enterrés sous le sable …). Ensuite, elle passe à des improvisations à partir des deux mots « ya leil ya aïn » (Ô nuit). Pas question de chanter faux : Bi Kidude est une vraie maîtresse du tarab (chant transcendantal).

Enfant, ayant à peine 10 ans, elle découvre le chant et la musique par hasard. A maintes reprises, la petite s’enfuit de la maison, cherche plus de liberté, plus d’espace. Sur le quai ou sur la plage, elle est ensorcelée par le chant qui émane des bateaux des commerçants égyptiens qui passaient par Zanzibar, au cours de leurs voyages. Elle passait des heures à écouter leurs chansons et a finit par les apprendre par cœur.

Autre moment important : sa rencontre avec Siti Bent Saad, maîtresse du tarab en Afrique, qui animait des soirées de chant sur les grands navires. Pendant la nuit, Bi Kidude la chercheait pour simplement suivre ses traces. Les fuites nocturnes deviennent une routine quotidienne. La jeune fille ne s’en lassa jamais, malgré la colère qui s’accentuait chez elle contre ses actes de débauche. Têtue, persistante et éprise par le chant : Bi Kidude s’en foutait. Adolescente, elle quitte le Zanzibar pour la Tanzanie, afin d'échapper à un mariage forcé. « Chanter m'a sauvé la vie, c’était mon gagne-pain. J’allais chanter dans les cafés et avec les groupes musicaux traditionnels ».

10 ans après, Bi Kidude est de retour au Zanzibar. Elle habite alors avec les nombreux membres de sa famille dans une maison en pisé, et poursuit une petite carrière de chanteuse en animant des soirées traditionnelles de mariage.

Les années s’écoulent, Bi Kidude vieillit mais ne perd pas sa voix. Sa renommée s’étend au Zanzibar et c’est grâce à son amie Mariam Hamadani, qu’elle connaît un grand succès sur le plan international. Hamadani, en tant que responsable au ministère de la Culture, voit dans Bi Kidude une véritable figure de la culture zanzibarite.

A différentes occasions ou manifestations culturelles célébrant le Zanzibar en Europe, elle fait appel à Bi Kidude. Les concerts se déroulent en Allemagne, en France, en Espagne et dans bien d’autres pays. Les deux dames deviennent amies. Mariam sauve Bi Kidude après l’effondrement de sa maison en pisé au Zanzibar et l'accueille chez elle pendant 8 ans. Les concerts et les tournées en Europe permettent à Bi Kidude de gagner de l’argent. Avec l’aide de son amie Mariam, une autre maison est construite où la maîtresse du tarab vit avec les petits enfants de ses frères et sœurs. « Mes parents, mes oncles et mes tantes sont morts », dit-elle avec tristesse. Mais elle retrouve rapidement son humour et sa gaieté, dès qu’elle se rappelle qu'elle va bientôt chanter devant un public.

Au fil des années, la relation entre les deux amies évolue. Au départ Bi Kidude appelait Mariam « mamingo » … Mais aujourd’hui, elle l’interpelle « mama ». Avec un grand sentiment de reconnaissance, elle nous dit : « Mariam s’occupe bien de moi. Comme une mère qui s’occupe de son enfant. Elle lave mes habits, me soigne, m’achète tout ce qu’il me faut et m’offre des occasions de chanter ici et ailleurs ».

Mariam l’aide à vivre à travers le chant et la musique. Depuis la création de l’ensemble Tausi en 2009, Mariam (fondatrice de l’ensemble) et Bi Kidude sont inséparables. « Aujourd’hui, Bi Kidude peut chanter dans n’importe quelle troupe et être bien payée. Avec l'ensemble Tausi, elle est toujours une invitée d’honneur remarquable », explique Mariam Hamadani.

Cette dame du tarab est aussi la gardienne des traditions africaines festives du mariage (unyago). Elle donne des leçons sexuelles aux nouvelles mariées pendant les soirées de henné (petite fête qui précède la nuit de noces) … « C’est une experte, à travers le chant et la gestuelle, elle apprend aux jeunes mariées les secrets de la vie sexuelle … mais sur les planches, elle ne peut pas tout dévoiler », lance Mariam Hamadani en rigolant. Elle assure que Bi Kidude est une femme osée, hors pair.

Dans les îles de Zanzibar, les couples fixent leurs dates de mariage en fonction de l'emploi du temps de Bi Kidude. Sa présence dans les soirées de mariage et les rites de célébration est indispensable. D’un côté, elle sème humour et ambiance de gaieté par ses chansons, de l’autre, elle donne des leçons rituelles importantes sur la vie conjugale. Cette vieille dame garde encore des secrets intimes du rapport entre homme et femme.

Avec l’ensemble des femmes Tausi, Bi Kidude introduit ce genre de rites dans le concert. Mais avant de commencer, Mariam vient chuchoter quelques mots à l’oreille de Bi Kidude : quelques conseils pour qu’elle ne se laisse pas envahir par la transe ou ne se livre pas à des actes obscènes.

Un autre membre de l’ensemble vient accrocher à son petit corps un long tambour. Les mains de Bi Kidude deviennent fermes. Elles frappent le tambour et créent un rythme saccadé et marquant. Bi Kidude chante et bat son instrument traditionnel de percussion. Elle n’oublie jamais aucun rythme traditionnel ni les paroles des chansons rituelles … tout est gravé dans sa mémoire, qui, parfois, fait défaut et l’éloigne des souvenirs de sa vie.

Le public tape des mains en suivant ses rythmes de percussion … quelques jeunes africains montent sur les planches pour danser avec Bi Kidude, ou devant elle avec les autres femmes Tausi. D’autres la saluent et lui offrent un peu d’argent par estime. Une tradition répandue en Egypte dans les cérémonies de mariage, notamment dans les milieux populaires ou les mouleds (commémoration d'un saint) provinciaux. Certains cherchent à escalader la tribune pour prendre une photo avec elle.

Parmi le public, certaines personnes étendent un drap blanc sur lequel sont associés le drapeau de la Tanzanie et le visage de Bi Kidude. C’est une idole dans cette région du sud-est africain. Elle est désormais entourée de jeunes gens qui mettent cette sorte de drapeau sur ses épaules, tel un châle. Mais elle continue à chanter, comme si rien ne pouvait l'arrêter. Bi Kidude est une « intouchable » : quand elle chante, sa voix l'emmène ailleurs. Elle voyage vers le septième ciel avant de retourner, plus tard, à sa terre d’origine.

Au Zanzibar, elle promet d’être toujours accessible à ses fans. « Si quelqu’un s’intéresse à ce que je deviens, il n’a qu’à m’envoyer une lettre », dit-elle. Sur l’enveloppe, aucune adresse, ni code postal ne sont exigés. L’expéditeur n’a juste qu’à écrire Bi Kidude Bent Baraka. Le message sera certainement délivré. Bi Kidude y répondra avec un grand sourire et quelques mots qu’elle dictera à une amie via une autre lettre.

May Sélim

 

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Jalons

1920 : Début de carrière et rencontre avec Siti Benti Saad.

1999 : Prix d’honneur au Festival international du film de Zanzibar (ZIFF) comme figure emblématique de la vie culturelle zanzibarite.

2004 : Chante en Allemagne et première parution sur le plan international avec l’ensemble musical du club du Tarab .

2007 : Sortie de son album Zanzibara.

2006 : Documentaire As Old As My Tongue : the Myth and Life of Bi Kidude, produit par ScreenStation Productions et Busara Promotions.

2012 : Concerts avec les femmes Tausi à Beyrouth, au Caire et à Alexandrie dans le cadre du Festival du printemps d'Al-Mawred.

 

 

 




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