Couvre-feu .
Depuis le 28 janvier et après 138 jours d’application, les
forces armées ont décidé d’annuler cette mesure. Les
Egyptiens, habitués à rester tard dans la rue, reprennent
leur style de vie.
Les noctambules reprennent leurs droits
C’est
un jeudi exceptionnel. Il est 2h du matin. Le 16 juin. C’est
le premier week-end après l’annulation totale du couvre-feu.
Cafés, restaurants, hypermarchés, magasins et petites
échoppes continuent à ouvrir leurs portes et à accueillir
des clients. La capitale semble reprendre son style de vie
et les Cairotes sont là dans les rues pour célébrer cette
liberté tant attendue. Embouteillages, agitation
inhabituelle, un va-et-vient incessant de citoyens de tout
âge. Une présence sécuritaire exceptionnelle, des klaxons
qui arrivent de partout comme s’il s’agit de noces
collectives. Une capitale en fête et un retour à la normale
pour les Egyptiens qui, de nature, adore veiller, et se
balader tard la nuit dans les rues du Caire. « Une bouffée
d’air, le sang circule de nouveau dans nos artères », c’est
ainsi que qualifie un père de famille la décision d’annuler
le couvre-feu.
A 2h du matin, aucun indice ne semble révéler que cette
capitale ait connu un couvre-feu. Des visages souriants, un
sentiment d’exaltation et de joie se lit sur les visages des
passants.
« On comptait les jours qui nous séparaient de cette date
buttoir. Nous étions presqu’enfermés à la maison. La
présence du couvre-feu avait un effet psychologique sur nous
tous, car elle voulait tout simplement dire que la vie n’a
pas encore repris son cours normal », dit Am Khaïry,
fonctionnaire. Accompagné de sa femme et de ses deux filles,
il s’est rendu sur le pont du 6 Octobre, a garé sa voiture
et a fait la balade à pied avec sa famille. Ils se sont
promenés au bord du Nil, respirant la brise de l’été. Comme
s’ils étaient en train de découvrir de nouveau ce beau
visage d’une capitale qui leur manquait tant. Une balade que
cette famille avait l’habitude de faire durant les mois
chauds d’été.
Une mesure discutée
En
effet, la décision d’annuler le couvre-feu a été prise par
le Conseil suprême des forces armées suite à « une
amélioration de la situation », comme l’a indiqué le
communiqué publié par le Conseil. Imposé depuis le 28
janvier, le vendredi de la colère, après de violentes
émeutes, le couvre-feu était en vigueur dans 3 grandes
villes d’Egypte : au Caire, à Alexandrie et à Suez. Ces
villes qui ont connu les confrontations les plus sanglantes
entre les manifestants et les forces de sécurité. A
l’origine, ce couvre-feu de larges horaires de l’après-midi,
commençant à 15h et toute la nuit jusqu’à 6h du matin. Suite
à une seconde réduction, il est interdit de se trouver dans
les rues entre 17h et 7h du matin. Le 12 février, l’armée a
allégé le couvre-feu de minuit à 6h. Ensuite, le couvre-feu
a été réduit à trois heures, entre 2h et 5h.
Quelques jours après l’annulation complète du couvre-feu, Le
Caire grouille de monde. On est sur le pont Qasr Al-Nil. Il
est 3h du matin mais cela n’empêche pas les taxis de
circuler et les vendeurs d’exposer leurs marchandises. On
trouve de tout : jouets, fruits secs, friandises ou barbes à
papa. D’autres offrent, lors de ces veillées nocturnes, du
yaourt, des œufs et du sémit. Mohamad met sur sa tête un
panier. Celui-ci, avant la révolution, était vendeur de
tee-shirts et de serviettes à Al-Azhar, quartier touristique
du Caire, mais il a décidé de changer de métier après la
révolution, car plusieurs pays ont décidé d’évacuer leurs
ressortissants vivant en Egypte comme les Etats-Unis,
l’Australie, la France, la Chine et le Royaume-Uni aussi.
« Termess ! Termess ! », crie un autre vendeur, proposant à
ses clients ses lupins jaunes. « Notre revenu est
aujourd’hui très modeste. Je gagnais entre 70 et 100 L.E.
par jour avant la révolution. Je pense que l’annulation du
couvre-feu fera revenir ces beaux jours », raconte Am Dahi,
originaire d’Assiout, qui se déplace sur le pont de 6
Octobre depuis 30 ans. Les foules de passants présents dans
la rue à cette heure semblent rassurer ce vieux vendeur.
De l’autre côté du pont, le bruit des klaxons et des youyous
annoncent l’arrivée d’un couple de nouveaux mariés. Ils sont
originaires de Zawya Al-Hamra, un quartier populaire du
Caire. Ils sont venus avec leurs frères, leurs amis et les
jeunes qui veulent célébrer cet événement exceptionnel. Ce
n’est pas par hasard s’ils ont choisi de le célébrer ce
jour-là. « Nous avons profité de la levée du couvre-feu et
nous avons l’intention de rester jusqu’à l’aube à danser
dans la rue. Nous n’avons pas les moyens pour faire nos
noces ailleurs. Le pont est un lieu idéal pour nous », dit
Ragab, le jeune marié. De l’air frais, une vue sur le Nil et
aussi la participation des passants. « On a d’ici le même
panorama que celui des hôtels cinq étoiles qui donnent sur
le Nil », poursuit-il, en se déplaçant avec sa femme pour
prendre quelques photos avec la famille et les amis qui les
accompagnent.
Non loin d’ici, à la place Tahrir, ou la place de la
Libération, on a l’impression de mettre le pied dans un parc
public. Des centaines de jeunes, des amoureux, des familles
qui discutent, des enfants qui jouent au ballon ou à
cache-cache. Certains vendeurs tiennent des drapeaux alors
que des jeunes proposent aux enfants de leur dessiner le
drapeau égyptien sur le visage contre une somme modeste. Au
centre de la place, un jeune musicien, Magdi, chante des
chansons patriotiques, au rythme de sa guitare. Sa voix
mélodieuse donne plus de charme à la nuit. « Nous sommes
vraiment au comble de la joie d’avoir l’opportunité
d’assister à une telle soirée splendide en plein air après
la levée du couvre-feu », disent les femmes. Portant une
djellaba et un foulard noirs, Fatma est assise sur le sol et
semble jouir de la musique.
Tahrir place foraine
Non loin d’elle, des jeunes viennent d’arrêter trois
baltaguis qui tentaient d’embarrasser les passantes. Les
jeunes de la place les ont suivis jusqu’à la rue Talaat Harb
et les ont livrés à la police.
En effet, la présence de la police se fait facilement
remarquer cette nuit-là. A 1h du matin, ils ont dressé des
barrières à l’entrée de certains quartiers et font des
points de contrôle.
Ali est un livreur à McDonald’s. Ce restaurant vient de
reprendre ses horaires d’avant la révolution, à savoir 24
heures sur 24. Une décision qui inquiète ce jeune livreur
qui devra circuler en moto tard la nuit dans les rues du
Caire. « Durant le couvre-feu, nous étions obligés de passer
la nuit au sein du restaurant. Je partais à 7h du matin.
Nous avons complètement fermé nos portes le 28 janvier. Nous
avons souffert de grosses pertes. Aujourd’hui, nous espérons
que les choses changeront », dit Ali. « Aujourd’hui et après
la fin du couvre-feu, on ouvre de nouveau 24h sur 24. Nos
pertes ont atteint les 30 % en temps de crise », se plaint
le directeur de l’antenne.
A la rue Gameat Al-Dowal à Mohandessine, quartier huppé du
Caire, toutes les échoppes sont ouvertes. Mais, la prudence
est de mise. « Aujourd’hui, nous sommes plus optimistes même
si les clients se font rares. Pour nous, le couvre-feu a été
la cause de lourdes pertes économiques. L’été est pour nous
une saison fructueuse. Notre principale clientèle est
composée des touristes des pays du Golfe. Ces derniers sont
habitués à se rendre dans le magasin après 2h du matin »,
raconte un propriétaire d’un magasin de chaussures à Gameat
Al-Dowal.
Le show de minuit
Devant le cinéma Al-Tahrir à Doqqi. C’est le spectacle
Midnight. Un spectacle qui était annulé lors des cinq
derniers mois. « Nous souhaitons que les clients reviennent.
L’été est la saison la plus importante de toute l’année.
Pourtant, on compte à peine 40 chaises sur un total de 160.
Le pire est que les producteurs des films ont décidé de
reporter la parution de leurs films, car ils ont peur des
pertes », se plaint le guichetier.
Au sein du café Cilantro, situé à Midane Al-Messaha à Doqqi,
les clients sont là. Les antennes situées à Zamalek,
Mohandessine et Héliopolis et qui travaillaient 24h sur 24
ont repris ces horaires. « En moins d’une semaine et après
la levée du couvre-feu, les fidèles de notre café, et
surtout les veillées nocturnes sont de retour. Les taux de
vente ont réalisé une hausse de 90 % ces derniers jours »,
précise le directeur du café.
Devant le supermarché Metro, Magdi fait ses courses de la
semaine tard la nuit. Durant le couvre-feu, ce supermarché
fermait ses portes à minuit pour que les employés puissent
se rendre chez eux avant 2h du matin. Aujourd’hui, ce n’est
plus le cas. Satisfait de ces nouveaux horaires, cet
ingénieur, qui habite à Madinet Nasr, n’ose plus se rendre à
Carrefour où il avait l’habitude de faire ses courses. «
Situé sur l’autoroute de Qattamiya, il est très dangereux de
s’y rendre à cause des baltaguis avec la présence timide de
la police », explique Magdi.
Sur sa page Facebook, le Conseil suprême des forces armées
avait fait un sondage pour connaître l’avis des citoyens sur
le prolongement ou l’annulation du couvre-feu. 54 000 ont
considéré que le fait de le prolonger jusqu’aux élections
présidentielles en décembre 2011 est une bonne idée, alors
que 15 000 étaient en faveur de son annulation.
Une chose est sûre : les choses ne vont pas changer du jour
au lendemain et les Egyptiens vont mettre du temps pour se
sentir en sécurité.
C’est presque l’aube du vendredi, la famille de Hagg Hicham
a décidé de terminer sa tournée dans les rues de la capitale
par une pause café à la Tour du Caire. Ils contemplent le
lever du soleil, respirent cet air de liberté et jettent un
coup d’œil admirateur sur une capitale qui, malgré tous ses
maux, a toujours cet art de fasciner.
Manar
Attiya