Transports . Depuis son
apparition dans les rues, le microbus n’a cessé de provoquer des remous. Incontournable,
ce véhicule est méprisé de ceux qui l’utilisent comme de ceux qui le croisent. Mais
les chauffeurs aussi sont des victimes ...
Les diables de l'asphalte
Ces
chauffeurs aux mines patibulaires que l’on voit tous les jours au volant des
microbus sont devenus un élément caractéristique du Caire. « Ramsès — Abboud »,
crie un chauffeur alors qu’un autre répète sans arrêt : « Midane Tahrir —
Mazallat » tout en formant de la main une circonférence, symbole du rond-point.
Un troisième hurle comme un sourd : « Choubra – Al-Teraa » tout en disposant
ses deux mains en croix pour signifier un carrefour. Une cacophonie de
hurlement et de mimiques gestuelles forme le quotidien de ces chauffeurs un peu
particuliers ...
Un
Etat dans l’Etat ? Peut-être. Et son pouvoir ne cesse de monter et de
s’imposer, surtout depuis la diminution des forces de police dans les rues du
Caire. Les chauffeurs de microbus — il est impossible de ne pas le constater —
ont abusé de cette situation. « Alors que ces chauffeurs n’ont pas le droit de
rouler sur les ponts pour des raisons de sécurité, aujourd’hui ils le font et
même devant des agents de police. D’autres vont plus loin en circulant en sens
interdit », se plaint Doaa, qui cite l’exemple du policier de Maadi qui s’était
fait agresser car il essayait de réprimer un chauffeur de microbus.
Depuis
son apparition dans la rue égyptienne à la fin des années 1990, le « microbus
magique » ne cesse de provoquer des remous. Aujourd’hui, ces véhicules
envahissent les rues du Caire, raflant tout sur leur passage. Selon les
chiffres de l’Administration centrale de la circulation, le nombre de microbus
qui parcourent les rues du Grand-Caire atteint désormais 10 000.
D’après
les études de l’Organisme du trafic, les microbus transportent environ 2,5
millions de citoyens par jour. Les chauffeurs règnent en maître dans les rues
du Caire et dans d’autres grandes villes d’Egypte et arrivent à satisfaire
quasiment tous les besoins en déplacements. « Lorsque les chauffeurs de
microbus ont fait grève le mois dernier, la capitale a été complètement
paralysée. Les gens s’entassaient sur les trottoirs et on a dû attendre plus de
deux heures pour rentrer chez nous », confie Siham, avocate de 36 ans. Un
constat qui révèle que leur présence nuisible est cependant indispensable.
La
grève s’est terminée par une décision du procureur général stipulant que ces
chauffeurs peuvent renouveler leurs permis de conduire sans avoir à verser les
amendes qui leur ont été infligées. Un encouragement à enfreindre davantage les
règles de conduite ...
Monde à part
Un
petit monde qui a imposé sa présence et son diktat à tout ce qui tourne autour
de ce moyen de transport inévitable. Les enfants font partie de ce monde. Les
chauffeurs se servent de gamins qui tiennent debout sur les rebords des
portières pour ramasser l’argent des billets. Ils n’oublient pas d’annoncer
l’itinéraire du véhicule aux passagers. Dans toutes les stations, des hommes
aux allures de vigiles organisent le va-et-vient des véhicules contre une somme
d’argent qu’ils imposent de force.
Malgré
tous ces chauffeurs uniques en leur genre — qui subissent et font subir —, ils
tentent de survivre, cernés par des fripouilles qui sucent leur sang. « C’est
un microcosme de la société égyptienne. Une société en pleine crise qui tente
de sortir de l’impasse. Il est vrai que ce véhicule est synonyme de conditions
de misère de personnes marginalisées par la société. Des véhicules qui sèment
aussi où ils passent une culture de chaos et donne un spectacle où la loi du
plus fort règne. Pourtant, ce moyen de transport a réussi au cours des dix
dernières années à faire diminuer le nombre des chômeurs », analyse la
sociologue Madiha Al-Safti, professeur à l’Université américaine.
« Les
chauffeurs de microbus ont créé une nouvelle façon de conduire. Ils ont fait
apparaître un véritable bouleversement dans le monde du transport », assure
Yasser Ayoub, écrivain à l’hebdomadaire Al-Youm Al-Sabie, dans son article « Le
microbus, un dossier de sécurité d’Etat ». Un chaos qui ne semble pas avoir de
justification pour tous ceux qui visitent le pays pour la première fois et
vivent cette aventure : celle de faire le tour du Caire en microbus.
Le
journaliste américain Jeffrey Flashman, qui s’est lancé dans cette aventure
pour rédiger son article, donne son point de vue : « Le microbus peut être
comparé à une souricière. Des voitures en très mauvais état, bourrées de
passagers et qui circulent avec difficulté dans les rues et ruelles de la
ville. Ces microbus sont le reflet d’une ville accablée par des problèmes de
tous genres ». Un constat qui a attiré l’attention du ministère américain des
Affaires étrangères qui n’a pas hésité à lancer plusieurs appels à ses
ressortissants pour les avertir du risque qu’ils encourent en prenant un
microbus.
Mais
cette « vision américaine » ne semble pas plaire aux fidèles du microbus. Hanane,
un femme de ménage de 29 ans, assure que le microbus est le moyen de transport
le plus adéquat pour les pauvres. « Au moins, on a une place où s’asseoir. Le
microbus est le moyen de transport public le moins cher. Mais c’est un calvaire
au quotidien que de le prendre. Même si le bus est plein à craquer, le
chauffeur continue de faire monter des passagers. Parfois même, ils se tiennent
sur le rebord de la portière alors que le véhicule roule à toute allure. Ce qui
est un véritable danger », commente-t-elle. Elle ajoute : « Si le microbus
disparaît des rues du Caire, les souffrances des pauvres pour se rendre au
travail ou rentrer chez eux vont s’amplifier. L’énergie dépensée dans les
moyens de transport sera encore plus grande ».
Victimes du métier
Les
chauffeurs de microbus sont aussi victimes d’actes de violence. « C’est pour
cette raison qu’on a été présents à la place Tahrir. Nous sommes malmenés par
tout le monde », lance Mahmoud, un chauffeur. Il poursuit : « Notre travail est
un véritable casse-tête. On doit verser des pots-de-vin tout le long du trajet.
Aux stations gérées par des gens qui dépendent de la police, on doit verser
encore de l’argent. Ceux qui entretiennent de bonnes relations avec les
policiers bénéficient d’une certaine immunité. Il nous arrive même de verser de
l’argent aux agents de la circulation pour éviter les contraventions qui
peuvent atteindre 500 L.E. Et c’est bien la raison de notre dernière grève. Nous
sommes cernés de partout pour ce gagne-pain amer ».
Pourtant,
certains chauffeurs gardent un côté humaniste. « Dans les stations, on
rencontre d’anciens chauffeurs qui ont été victimes d’un accident de la route. Et
on n’hésite pas à leur donner une petite somme d’argent pour survivre »,
poursuit Mahmoud.
Pour
atteindre le monde des grands, celui des minibus qui circulent dans les rues du
Caire depuis des décennies, la tâche des chauffeurs de microbus a été dure. Il
fallait qu’ils montrent leurs biceps pour s’imposer. « Les chauffeurs de
microbus sont un peu responsables de la montée de la violence dans la rue
égyptienne. Nombreux sont ceux qui portent une arme blanche sur eux et qui
n’hésitent pas à l’utiliser en cas de nécessité et avec beaucoup d’habileté »,
confie Abdel-Rahmane, un journaliste qui utilise ce moyen de transport pour se
rendre à son travail. Il suffit de lire les pages de faits divers pour le
constater. Quelques mois avant la révolution, un chauffeur de microbus a tué un
policier qui a essayé de porter secours à une fille victime d’une tentative de
viol. Autre scène, autre image : à Mahalla, les chauffeurs de microbus ont
coupé la route pour empêcher les autobus publics de passer. Dans ce
gouvernorat, un groupe de jeunes avait lancé un appel sur Facebook demandant
aux citoyens de boycotter le microbus après la hausse du prix du billet.
Leur propre code
On
accuse aussi les microbus d’être les responsables du chaos, de la laideur et de
l’absence de discipline dans la rue égyptienne. « Ces chauffeurs s’arrêtent
n’importe où pour prendre ou faire descendre des passagers sans tenir compte ni
des feux de signalisation ni du code de la route. Ces chauffeurs ont leur
propre code. La semaine dernière, le pont du 6 Octobre a été bloqué durant une
demi-heure. La raison était qu’un microbus s’était garé sur une pente pour
prendre des passagers. Deux jours après, un chauffeur de microbus a osé prendre
l’autoroute en sens inverse ! », confie Karim, un ingénieur.
Selon
son humeur, le chauffeur fait des détours ou change de destination pour
réaliser un maximum de gain. Et le simple citoyen n’a pas droit à la parole ...
«
Beaucoup de chauffeurs de microbus n’ont pas de permis de conduire. Ils sont
parfois au volant alors qu’ils sont sous l’emprise de la drogue. Beaucoup
d’entre eux sont des repris de justice et leurs casiers judiciaires sont loin
d’être vierges », avance Tareq, journaliste. Il poursuit : « Au Ramadan
dernier, l’écrivain Abdel-Rahmane Tewfiq, vice-ministre au ministère de
l’Information, a trouvé la mort sous les roues d’un microbus. C’était à la
suite d’une bagarre et le chauffeur n’a pas hésité à l’écraser devant tout le
monde ».
A
l’intérieur du microbus, l’image des chauffeurs n’est pas plus reluisante. « Le
chauffeur impose son goût en matière de musique et gare au passager qui s’y
oppose ! », lance Nahla, une fonctionnaire habituée de ce moyen de transport. Elle
se tait un instant puis raconte : « Je suis montée dans un microbus il y a deux
jours et le chauffeur a blasphémé en se cognant la tête contre le pare-brise,
sans s’excuser par la suite. Cinq minutes plus tard, il a mis une cassette d’un
cheikh très rigoriste et nous a obligés à nous taire pour entendre son
discours. Un contraste incompréhensible et une dictature non justifiée, surtout
que certains passagers sont des coptes et ne sont pas obligés d’entendre une
chose qui ne les concerne pas ». Entre les malheurs des chauffeurs et ceux que
ces derniers font subir aux passagers, le microbus reste un monde à part : un
monde peu apprécié et pourtant indispensable.
Dina Darwich