Petit Baïram.
Les prix du kahk, ces biscuits
de la fête, ont connu une flambée cette année. Tradition
oblige, chacun contourne cette hausse à sa manière.
Un kahk pesant
Il
est 20h, le bruit des plateaux que l’on enfourne se mêle au
chahut des femmes dans la maison de
Mayssa à Guéziret
Badrane, à
Choubra. Dans ce quartier, les gens ont pour habitude
de laisser les portes de leurs maisons ouvertes toute la
journée. Mais, ces derniers jours du mois du Ramadan, elles
demeurent béantes, même le soir, pour celles qui veulent
mettre la main à la pâte. Car la préparation du
kahk pour le petit Baïram
demande de l’aide. Les manches retroussées, une amie de
Mayssa fait fondre du beurre,
tandis qu’une autre fait griller les grains de sésame sur un
fourneau à pieds. Pendant ce temps, la maîtresse de maison
passe au tamis la farine et sa sœur fait de même pour le
sucre glace. Les jeunes filles, qui ont tenu à accompagner
leurs mères, participent à la préparation du
kahk en décorant les premiers
gâteaux à l’aide d’un monäch
(pince muni de petites dents) avant de les enfourner. Avec
beaucoup d’enthousiasme, les proches et les amies
s’appliquent à la tâche mais lorsque l’une d’elles évoque le
coût de la vie et la hausse des prix des ingrédients
nécessaires à la préparation du kahk,
toutes les mines changent et deviennent moroses : huile,
beurre, fruits secs, loukoum et sucre, aucun produit n’a été
épargné. Et lorsque le gouvernement a annoncé une
augmentation du prix de la farine, les habitants de
Choubra n’ont pas été surpris,
même si la différence de prix est importante. En effet, la
tonne de farine est passée de 2 100 L.E. à 5 000 L.E. «
Cette année, chaque famille a réduit sa quantité de
kahk. Personnellement, je vais
préparer 3 kilos au lieu de 5, et seulement 1 kilo de
petits-fours et 3 kilos de biscuits. Pour l’achat des
ingrédients nécessaires, j’ai dépensé au total 250 L.E. »,
précise Mayssa qui est
contrainte d’en préparer aussi à son frère, un nouveau
marié. En effet, la tradition exige que l’on offre aux
jeunes mariés qui fêtent leur premier Aïd un plateau de
gâteaux. Et Mayssa a tenu à
respecter cette tradition.
Mais Hamdi, fonctionnaire, ne
voit pas les choses de la même manière. Lui, qui attache peu
d’importance à la tradition, a dû acheter un kilo de
kahk pour le mettre comme décor
dans une assiette en cristal dans le salon. Il va le servir
aux invités qui viendront lui souhaiter une bonne fête. « Le
Aïd cette année coïncide avec la rentrée scolaire. Nous
avons donc des priorités, entre frais scolaires et cours
particuliers pour notre fils aîné qui prépare le bac cette
année. Il a déjà commencé à prendre des cours pendant les
vacances d’été », commente Hamdi
qui dit avoir du mal à joindre les deux bouts. Ce
fonctionnaire pense qu’avec le temps,
cette tradition va peut-être disparaître.
Des gâteaux millénaires
Une tradition qui date depuis la nuit des temps et qui est
illustrée sur les murs de l’Egypte ancienne. Les tombes de
la XVIIIe dynastie expliquent la recette du
kahk Al-Aïd.
Les graphiques montrent du miel que l’on mélange au beurre
et à la farine pour le transformer en une pâte maniable. A
l’époque, le kahk avait 100
formes différentes, celle d’un animal, d’une feuille ou
d’une fleur, etc. Mais la forme la plus simple est celle
d’aujourd’hui, il s’agit tout simplement d’un bout de pâte
roulé en boule à l’effigie de Rê, dieu du soleil. En outre,
cette tradition a pris de l’ampleur durant l’époque
fatimide. Le calife consacrait pour la préparation du
kahk un grand budget, environ 16
000 dinars en or. La table du calife, qui mesurait 1 350
mètres, était décorée de 60 espèces de
kahk et de ghorayiba.
Pour cela, les boulangers devaient utiliser des tonnes de
farine, sucre, amandes, noix, pistaches, grains de sésame
ainsi que du miel, de l’eau de rose et des arômes. La raison
pour laquelle, à l’époque, ces boulangers se mettaient à la
tâche deux mois avant le Ramadan. Ils utilisaient tout leur
savoir pour préparer d’énormes quantités de
kahk, qu’ils exposaient sous
forme d’une gigantesque montagne devant la fenêtre du palais
du calife pour la contempler. Et vu l’importance accordée au
kahk Al-Aïd,
un édifice gouvernemental a été conçu pour exposer les
gâteaux de la fête. Il s’appelle Dar al-fetra.
Le kahk a donc gardé ses racines
dans la société égyptienne.
Avec le temps, le kahk est
devenu le symbole du petit Baïram et les gens ont même
surnommé cette fête celle du kahk.
Mais la crise économique mondiale plus les incendies qui ont
ravagé la Russie, qui est l’un de nos fournisseurs en blé,
ont déboussolé la population car
une augmentation dans le prix de la farine signifie une
galette de pain coûtant plus cher. « Nous avons réduit de
moitié la quantité des ingrédients nécessaires à la
préparation du kahk. On utilise
3 sacs de farine au lieu de 7 pour pouvoir commercialiser
nos produits car on ne veut courir aucun risque, surtout que
les gens ont réduit leur consommation », évoque
Adel Halim,
propriétaire d’une boulangerie à
Guéziret Badrane, et qui
vend à 20 L.E. le kilo du kahk
nature (sans fruits secs ni loukoum).
Halim ne fait que du kahk
nature pour éviter l’achat de fruits secs dont le kilo varie
entre 60 et 80 L.E. Une pâtisserie connue au centre-ville et
datant des années 1960 a enlevé les pistaches de ses
préparations. « Comme les prix ont flambé, on a décidé
d’économiser pour conserver notre clientèle. Le fruit sec
que l’on utilise le plus dans notre
kahk c’est la noix. Et donc on vend le prix du kilo
de kahk à la noix à 48 L.E. Par
contre, si on avait utilisé les pistaches, on aurait vendu
le kilo entre 60 et 70 L.E. le kilo », explique Dina,
directrice de cette pâtisserie. Elle ajoute que chaque
commerce doit répondre aux besoins de sa clientèle et que
les études du marché ont montré que les gens préfèrent le
kahk et les biscuits bien plus
que les petits-fours et la ghorayiba.
Et donc l’offre est équivalente à la demande.
Névine, secrétaire, aime prendre
son petit-déjeuner avec du kahk
et des biscuits secs le jour de fête. « Je me soucie peu des
frais que cette fête va engendrer tant que mon fils unique
ressent de la joie en portant des habits neufs et en ayant
du kahk à la maison, je suis
ravie de le rendre heureux. Le petit Baïram a lieu une fois
dans l’année, alors, il ne faut pas rater l’occasion pour
déguster de telles douceurs », assure
Névine qui voit que deux kilos de
kahk et biscuits secs ne vont
pas la ruiner. « Toutes nos fêtes et nos occasions sont
liées à des traditions culinaires et la disparition d’un
élément pourrait faire perdre de leur charme », dit-elle. Et
puisque la date de cette fête est connue à l’avance, Sami
Al-Abd, pâtissier réputé au
Caire, achète tous les ingrédients nécessaires un mois et
demi à l’avance. « Pour que l’on soit prêt à écouler nos
douceurs à des prix abordables. Et pouvoir surmonter autant
que possible les augmentations des prix », explique-t-il.
Des prix qui ne sont pas la préoccupation d’une pâtisserie
de luxe à Ard Al-Golf, dont les
clients n’hésitent pas à faire la queue pour acheter ses
bons gâteaux. « Notre clientèle est sélecte, elle recherche
la qualité et ne fait pas trop attention aux prix. Et donc
si on vend le kahk nature à 40
L.E., c’est tout à fait abordable », explique Mohamad
Diab, directeur général du
magasin.
Dina
Ibrahim