L’écriture de Mohamad Saleh,
figure de proue du poème en prose, décédé l’an dernier, est
tel un chuchotement passionné à travers lequel il crée un
mythe qui lui est propre. Une tentative de capter
l’impalpable, comme l’indique le titre de son recueil La
chaïe yadol.
Rien pour témoigner
Prémices du printemps
Le mûrier
Ses feuilles ont verdi dans le jardin
Il s’est élevé haut dans le balcon
La verdure tout autour l’a porté vers les souvenirs
C’était le milieu de la matinée
Le printemps commençait
Quand il l’a porté dans ses mains
Et l’a planté là-bas
Un temps, long, était passé alors
Après des semaines, il peut
Tendre la main vers l’arbre et se nourrir.
Les femmes
Elles venaient au milieu du jour
En compagnie des enfants malades
Elles traversaient la passerelle de bois
Et marchaient d’un pas suppliant
Vers l’étang en face du mausolée
Et quand c’était l’appel à la prière collective
Elles faisaient entrer dans l’eau les enfants
Puis elles leur ôtaient les petits vêtements colorés
Qu’elles laissaient au bord de l’eau là-bas
Avant de laisser des vœux
Et demander la bénédiction du lieu
Elles se devaient de refaire les mêmes gestes pendant des
semaines
Nous allions là-bas pour regarder les femmes
Et nous voyions les enfants retrouver une bonne santé
Semaine après semaine.
Rien pour témoigner
Rien pour témoigner de sa présence maintenant
Peut-être était-elle là
Nous montions peut-être vers elle
Sur des escaliers en bois
Qui mènent à un balcon dégagé
Où commencent les champs
Qui s’étendent à perte de vue
Ai-je appris quelque chose
Dans ma première école
Et quand l’ai-je laissée pour apprendre
Sous des ciels de plomb ?
Je ne m’en souviens pas
Je me souviens à présent encore de l’étendue verte,
Rien pour témoigner maintenant …
Aussitôt vient l’été
Les dragues viennent
Purifier le cours du fleuve
Qui paraît maintenant que ses rives sont desséchées
Plus profond que ce que nous croyons
Quand nous nageons dans son eau
Mais nous oublions aussitôt en été
Les rossignols viennent
Ils bâtissent des maisons dans la boue de la rive
Et ils mettent les œufs à l’intérieur
Et ils remplissent l’espace de chants
Des rossignols verts à portée de la main
Mais ils s’envolent aussitôt en été
Les deux filles lèvent le bas de leurs robes
Et elles plongent dans l’eau
Leurs teints s’éclairent sous le soleil
Et l’eau des profondeurs se réfléchit
Limpide comme du cristal
Mais l’eau se trouble aussitôt en été.
Le chemin de la mer
Le long du chemin de la mer
Les groupes de jeunes filles viennent
Avec des jarres portées sur la tête
Des jeunes filles aux longs cous,
Leurs tailles ont une allure pétillante,
Avec des jarres blanches
Et des jarres blanches éclaboussées de rouge
Puis le long du chemin
Les chuchotements des jeunes filles
Et des rires qui éclatent,
Il y a quelques curieux et des amoureux,
Sur ce chemin
Mon père avait guetté l’apparition de ma mère
Il a pris sa jarre et l’a posée à terre
Et il l’a portée jusqu’à la maison.
Pierre et paille
De la paille dorée
Un chemin de pierres blanches
Qui descend vers l’eau
Le saule penche sur l’eau
Et fait ses ablutions dans l’eau qui passe
Les garçons jouent sur le pont
Et les filles se penchent au-dessus de l’eau.
Le paradis
L’homme cultive un lopin de terre
Sur l’autre rive
Il plante ce que nous ne plantons pas ici
L’homme plante des fruits
Et des cannes à sucre
Il vit seul dans une case là-bas
Il allume un feu du bois de ses arbres
Et il pose son broc sur le bord.
L’ombre du sycomore
Un sycomore
Poussait au bord d’un canal
Qui coule devant nous
Au café, sous l’arbre, un banc de pierres à l’arrière
Donne sur le chemin de fer
Là, les hommes sont assis
Ils fument, au crépuscule,
Les trains passent à des heures régulières
Quelques trains ne s’arrêtent nulle part
Quelques trains s’arrêtent
Mon oncle vient à une heure régulière
Il reste avec eux
Les visages s’épanouissent
Mon oncle a un visage pur
Et une âme blanche
Il apporte toujours quelque chose à sa femme et ses enfants
Il attend qu’ils soient réunis
Que se passe-t-il entre eux là-bas ?
Mon oncle revient, il est métamorphosé,
Il s’en va la tête baissée
Il ne s’arrête nulle part.
Des éloges pour la tante
Il était encore un enfant
Quand sa tante maternelle est morte
Et il est allé avec sa mère là-bas
Et il a vu les gens pleurer
Dans la confusion de leurs émotions
Mon enfant aussi a pleuré
Et il a porté avec eux le corps enveloppé dans le linceul
là-bas
Puis il s’est tenu debout, parmi eux, les larmes aux yeux,
Recevant des condoléances
La solitude du lieu était immense
Il a entendu les lamentations des femmes au loin
Et il semblait bon
Que tous ces gens lui serrent la main
Quand il est revenu de là-bas
Mon enfant avait grandi.
La fenêtre
L’un de nous l’avait-il vu fumer ?
Je ne le sais pas
Mais à chaque fois que je me souviens de mon oncle maternel
Je me souviens de la fenêtre de sa chambre
La fenêtre haute
Entre le lit et l’armoire
Avec sa moitié inférieure
Toujours fermée
Et sa large base
Qui s’enfonce dans le mur
Qu’il avait revêtue de papier
Où il avait posé des effets à lui
Le tarbouche rouge
La canne en ébène
Avec sa poignée lisse
Faite de corne de buffle
Et à côté de la canne les journaux de la semaine
Pliés avec soin
Et des lignes
De paquets de cigarettes vides
J’avais l’habitude de les voir ainsi
Propres et brillants
Comme s’il venait de les finir.
Visite à la maison de l’oncle
Ceci est ce qui reste de deux étages
Et onze chambres
Et un large enclos
Un tas de pierres
Sont-elles liées à la maison ?
Quelqu’un les a-t-il mises là-bas ?
Une vie entière peut-elle s’anéantir ?
Et aboutir
A rien
Les gens
Les oiseaux
Les animaux
Un enfant que ferait-il
Qui a vécu
Et qui a vu ?
Ici où le miel répandait son parfum
Ici où il y avait des champs
Et les ruisseaux
Et les mûriers
Ici où la luzerne s’éclairait,
Les abeilles bourdonnaient,
Le miel répandait son parfum
Et sur nos têtes des papillons blancs volaient
Ici
Des maisons se dressent collées les unes aux autres
Et coulent des égouts.
La fin de la journée
Une braise qui brûle
Sur laquelle il y a des cendres denses
Les cendres de toute une journée
Et sur ses bords brillent
Des étincelles embrasées
Qui s’illuminent puis s’éteignent
Et règnent des ténèbres diaphanes.
Traduction
de Suzanne El Lackany