Turquie-Israël.
L’attaque israélienne sanglante contre la flottille de la
Liberté a mis à mal les rapports assez étroits entre Ankara
et Tel-Aviv en dépit de multiples intérêts communs.
Fin
d’une relation privilégiée
Israël
occupera au Proche-Orient une place qui « dépendra de ses
actions futures », ainsi philosophe le premier ministre turc,
Recep Tayyip Erdogan, en crise surgie brusquement dans les
relations entre Ankara et Tel-Aviv. Depuis l’opération
commando menée par l’armée israélienne contre le navire Mavi
Marmara, transportant de l’aide en faveur de la bande
assiégée de Gaza, les responsables turcs ne tarissent pas de
critiques contre Israël. Les 9 morts, tous turcs, et
l’autopsie révélant qu’ils ont été tués tous par balles,
peuvent expliquer l’ampleur de la réaction. Ils ont été
d’ailleurs abattus par une trentaine de tirs à balles
réelles de 9 mm, beaucoup ayant été tirées à bout portant.
Cinq de ces activistes de paix ont été tués par balles dans
la tête, selon le vice-président du Conseil turc de médecine
légale. Les mêmes résultats ont révélé qu’un garçon de 19
ans, qui avait aussi la nationalité américaine, a été abattu
de cinq coups de feu portés à moins de 45 cm, au visage, à
l’arrière de la tête, à deux reprises à la jambe et une fois
dans le dos, alors qu’un homme de 60 ans a été abattu de
quatre balles : dans la tempe, la poitrine, la hanche et le
dos.
Israël
pourrait « perdre l’amitié » de la Turquie à cause de cette
opération militaire sanglante, a encore annoncé Erdogan.
Effectivement, depuis environ une quinzaine d’années, les
deux pays nouent des relations d’amitié. La Turquie était le
premier pays musulman à reconnaître l’Etat d’Isarël, dès
1949, mais le réchauffement s’est fait notamment au début
des années 1990 et particulièrement après les accords d’Oslo,
en 1993. Washington faisait pression pour un rapprochement
entre les deux pays, encouragé par les perspectives de «
potentielle paix », pour briser l’isolement d’Israël. Ankara
n’était pas contre une relation plus renforcée avec l’Europe
et les Etats-Unis pourrait passer via Tel-Aviv.
C’était
alors une coopération militaire au début. Un accord a été
signé en février 1996, stimulant des relations aux aspects
stratégiques et sécuritaires. Depuis, les entreprises
israéliennes ont décroché des contrats assez lucratifs pour
équiper l’armée turque. Les échanges commerciaux entre les
deux pays ont atteint l’an dernier 2,6 milliards de dollars.
Les
analystes parlaient alors d’un rapprochement naturel et d’un
contexte géopolitique, qui tend plus à les faire converger,
d’une entente qui pourrait repositionner le pays au Proche
Orient. Tel-Aviv avait besoin d’Ankara pour ne pas rester
isolé dans une région où il entretient mal ses relations,
même avec une Egypte signataire d’un traité commun de paix.
Ankara jouait aussi les bons offices entre Israël et
plusieurs de ses ennemis. Ce sont les néo-Ottomans qui
menaient une médiation entre Damas et Tel-Aviv et
cherchaient à patronner des négociations indirectes entre
les deux pays.
Mais ces
relations longtemps privilégiées n’ont cessé de se dégrader
notamment depuis la guerre israélienne contre Gaza fin 2008.
Gaza,
prison à ciel ouvert
C’était
lent mais notable, même si c’est Ankara qui a réussi à
obtenir un cessez-le-feu début 2009. Cette dégradation était
surtout provoquée par l’absence d’avancée dans les
négociations israélo-palestiniennes et par une ambition
diplomatique turque dans la région. Peu de temps après,
c’était le coup d’éclat du premier ministre turc à Davos.
Une vive altercation a opposé le président israélien, Shimon
Pérès, au premier ministre turc, Recep Erdogan, qui a
dénoncé les conditions de vie à Gaza, « prison à ciel ouvert
». « Vous avez tué des gens et c’est très mal », a dit
Erdogan avant de claquer la porte du sommet, face à Pérès.
Au début
de cette année, une nouvelle querelle diplomatique a éclaté,
à l’origine un feuilleton turc très populaire intitulé La
Vallée des loups et que Tel-Aviv jugeait « antisémite »,
alors qu’il critiquait la politique israélienne envers les
Palestiniens. Le vice-ministre israélien des Affaires
étrangères, Danny Ayalon, aurait humilié l’ambassadeur turc
en Israël et l’affaire s’est soldée par l’envoi d’une lettre
d’excuse au premier ministre turc.
Les
choses s’arrêtaient là et les dirigeants des deux parties
continuaient à échanger le dialogue.
Ce qui
s’est passé au large de Gaza fait pourtant preuve de la fin
de la relation privilégiée entre Tel-Aviv et Ankara. Cette
dernière, dénonçant le « terrorisme d’Etat » a ainsi rappelé
son ambassadeur en Israël et annulé des manœuvres militaires
communes, la troisième annulation du genre.
Une
nouvelle politique étrangère
La
Turquie prend davantage de distances à l’égard de son vieil
allié, rompant avec sa diplomatie traditionnelle et se
rapprochant parallèlement d’autres puissances dans la région.
Sa politique étrangère qualifiée souvent de calme et sage
semble changer en faveur d’un rôle plus accru, émergeant à
l’exemple du Brésil. Elle privilégie désormais une
amélioration des relations avec ses voisins comme la Grèce,
l’Arménie, l’Iran et aussi le monde arabe. Les relations
s’améliorent sans cesse avec Damas et en Iraq, la dynamique
turque a su développer ses liens avec Bagdad et, en dépit de
la traditionnelle hostilité, avec le Kurdistan iraqien. Le
réchauffement se fait également avec les Palestiniens.
Erdogan a su entretenir de bonnes relations avec l’Iran et
vient de lancer avec le Brésil une médiation sur le
nucléaire iranien, sans rompre avec Israël. Il trouvera un
moyen de « punir » les Israéliens. Il a réuni un conseil de
plusieurs ministres et de responsables militaires pour
discuter d’éventuelles représailles contre Israël et il
semble décider notamment d’exclure les firmes israéliennes
des appels d’offres publics.
Une
politique délicate et complexe
Mais
l’affaire si symbolique et si sérieuse est peu probable
qu’elle dégénère en rupture, surtout que les deux demeurent
des alliés stratégiques de Washington. La dégradation de
leur relation complique considérablement la politique
américaine dans la région, notamment vis-à-vis de l’Iran. «
Israël est menacé de perdre son seul ami dans la région qui
a le plus contribué à la paix régionale », a dit M. Erdogan
au président américain. Ce dernier sait qu’il ne devra pas
choisir entre deux importants acteurs et Tel-Aviv va devoir
être plus prudent dans l’avenir, car les relations
israélo-turques ne seront plus ce qu’elles furent et pour
longtemps.
Samar
Al-Gamal