La
princesse Névine Abbass Halim
fait partie de la dynastie Mohamad Ali pacha,
fondateur de l’Egypte moderne. Etablie entre Alexandrie et
Lausanne, elle vient de présenter son autobiographie à la
Bibliotheca Alexandrina.
Fenêtre sur cour
Un air
de grandeur. Des paradoxes, entre réalisme et poésie, des
souvenirs d’enfance et visions de sagesse … tous mariés dans
une union heureuse. Telle est la vie de la princesse Névine
Abbass Halim, dont elle a tracé les grandes lignes dans son
autobiographie Diaries of an Egyptian princess. Un désir de
revivifier un passé ou de rectifier une image contrefaite ?
Une nostalgie ou un défoulement ? « Ecrire des mémoires
m’était toujours un plaisir. Et une fois à la retraite, j’ai
voulu revoir ce que j’avais écrit au cours des années. J’ai
découvert des tas de papiers, y compris les mémoires de ma
mère. J’ai montré tout cela à Chérif Boraai, un ami éditeur
qui m’a conseillé, très enthousiaste, de les publier »,
explique-t-elle. Et d’ajouter modestement : « Mais pourquoi
vous intéressez-vous à moi ? Cela me surprend vraiment ».
C’est que de prime abord, être une princesse d’une Egypte
d’antan attire la curiosité.
Du côté
paternel, Mohamad Ali pacha, fondateur de l’Egypte moderne,
est son arrière-grand-père, et du côté maternel, son
arrière-grand-père est Medhat pacha Yeghen, fondateur de la
banque Misr avec Talaat Harb, et son premier président. «
Mon père Abbass Halim s’est intéressé aux ouvriers, il a
même essayé de leur faire un syndicat. Et en 1934, il a
publié dans plusieurs journaux une lettre ouverte au roi
Fouad le mettant en garde contre le danger ouvrier au cas où
il continuerait à négliger les classes défavorisées. Et il
l’a payé cher. Le roi Fouad, considérant cet acte comme une
offense, a décidé d’ôter à mon père le titre de prince et de
le jeter en prison. Il n’a accepté de le libérer que suite à
une grève de la faim menée par mon père », explique-t-elle.
Le roi a alors promis de lui rendre son titre à condition de
renoncer à la cause ouvrière. Abbass Halim a rejeté cette
offre. D’ailleurs, il n’a récupéré son titre que sous le
règne du roi Farouk. Une raison pour laquelle il a été très
apprécié par les petites gens. « Mon frère Mohamad Ali, ma
sœur Ulvia Ulfette et moi, avons hérité de mon père la
bienveillance et la politesse. Il était très difficile de ne
pas aimer mon père. Il traitait le portier et le roi avec la
même courtoisie », raconte-t-elle dans son autobiographie.
En effet,
son allure, sa façon d’être, son sourire … tout dévoile son
identité de princesse. « Etre princesse, ce n’est pas
vraiment vivre dans sa tour d’ivoire. Maman m’a toujours dit
qu’une princesse doit se tenir de façon convenable. Et même
mon père a beaucoup répété à mon frère : tu es né prince, et
tu dois apprendre à te comporter comme un gentilhomme »,
dit-elle.
D’ailleurs, le simple « Madame » ne la dérange pas. Elle
comprend parfaitement que tout a changé, même si d’aucuns
continuent à l’appeler princesse. En fait, il est difficile
de l’appeler autrement. « Dans la famille, on continue,
entre nous, à utiliser nos titres de prince et princesse »,
ajoute-t-elle.
Ce qui
est vraiment épatant, et s’ajoute à ses origines nobles,
c’est cette personnalité que l’on découvre à travers chaque
mot, et chaque sourire. Fermeté, résolution, franchise,
cette dame apporte beaucoup à son entourage.
Née en
1930 à Alexandrie, elle a dû poursuivre une formation sévère.
« Selon les traditions royales, on devait suivre des leçons
chez soi. Des professeurs de français, d’anglais, d’allemand
et de turc fréquentaient notre maison à Garden City. Mais
comme j’avais l’ambition de m’inscrire à l’université, j’ai
été dans l’obligation d’aller au lycée comme tout le monde
pour obtenir un baccalauréat. Alors, on m’a envoyée à
l’English School d’Héliopolis », explique-t-elle. Plus tard,
elle s’est inscrite à l’Université américaine du Caire. Et
d’ajouter : « J’ai été obligée de faire de la sociologie.
J’aurais préféré faire du journalisme. Mais, en tant que
membre de la famille royale, il nous était interdit de faire
ce métier. Ainsi, après avoir passé une année à l’AUC, j’ai
abandonné mon intérêt pour la sociologie et pour
l’Université tout court ».
Ses
parents ont refusé de lui faire apprendre l’arabe, dès son
âge tendre, de peur d’affecter sa prononciation. Ainsi se
trouve-t-elle plus à l’aise dans les quatre langues
étrangères qu’elle maîtrise parfaitement. Cette distance par
rapport à la langue arabe n’a jamais influencé son sentiment
d’appartenance à l’Egypte. « Mon père était un grand
passionné de sport. Il y voyait un moyen d’améliorer la
condition de l’homme sur les plans physique et social. Notre
chauffeur, Sambo, était un boxeur, Loutfiya Al-Nadi était la
première femme pilote en Egypte, grâce au soutien de mon
père. Ce dernier a aidé plusieurs sportifs à battre des
records mondiaux, tel Farid Semeika, qui était classé
troisième en plongée. L’hymne national était joué et le
drapeau égyptien était levé partout. On en était fier »,
dit-elle.
58 ans
déjà depuis la Révolution, et la princesse demeure étonnée.
« Je n’arrive pas à comprendre jusqu’à nos jours comment la
Révolution a réussi à rendre le peuple égyptien si haineux à
l’égard de la famille royale ? Du jour au lendemain, nous
sommes devenus des voleurs ».
En 1961,
Névine Abbass Halim a décidé de quitter l’Egypte pour la
Suisse. Une destination de prédilection pour la plupart de
la famille royale au lendemain de la Révolution. La Raison ?
« Bien sûr certains ont réussi à ouvrir des comptes en
banque là-bas et transférer leurs capitaux. Mais ce n’était
pas mon cas », répond-elle, souriante et en toute simplicité.
Divorcée, sans moyens, souffrant du mépris des gens, il
fallait absolument partir. C’était la seule issue. «
Heureusement, je n’étais pas mariée à un prince, sinon on
aurait été tous les deux à la rue », lance-t-elle. Et
d’ajouter : « Mon ex-mari était un riche propriétaire
terrien. C’est lui qui m’a payé le billet pour la Suisse ».
Sa
nouvelle vie était loin d’être paisible. Elle a dû
travailler comme secrétaire dans une entreprise privée et
accepter de vivre pendant six mois dans une chambre de bonne.
« Ce n’était pas le moment de faire la princesse. Une
princesse qui ne trouve pas à manger, ça sert à quoi ? ». Le
sourire ne la quitte jamais, même en racontant les
événements les plus cruels de sa vie. « J’aurai 80 ans le
mois prochain. J’ai vécu autant d’années malgré tout. Je me
suis rendu compte que le temps a passé juste l’an dernier »,
dit-elle.
Elle a
sans doute une forte personnalité. « Je l’ai héritée de ma
mère. Je me suis toujours dit à quoi cela sert de ne pas
être courageuse ? De pleurer jour et nuit ? Il faut l’être
pour continuer à vivre », dit-elle. Elle se tait pendant un
moment et reprend : « Un haut fonctionnaire à l’ambassade
britannique du Caire a déclaré un jour que la famille royale
a réagi avec dignité face à la Révolution. Cela m’a étonnée
: qu’est-ce qu’il voulait qu’on fasse ? Se jeter par la
fenêtre ? ».
Joviale
comme un enfant, pensive comme une sage, elle n’hésite pas à
exprimer son dérangement vis-à-vis des questions posées par
quelques-uns, du genre : Comment passiez-vous votre temps au
palais royal ? Etait-ce comme les films en noir et blanc ?
Vous buviez de l’alcool et dansiez tout le temps ? « C’est
vrai que je fais partie de la famille royale, mais quand
même le roi c’est le roi. Personne ne pouvait l’approcher ni
s’introduire dans le palais sans invitation. Je suis allée
au palais royal deux fois ma vie durant : la première pour
assister au mariage du roi Farouk avec la reine Farida, et
la deuxième lors de son mariage avec Narimane ». Elle ajoute
: « Dans notre maison, on faisait surtout des fêtes de
charité ».
L’Egypte
d’aujourd’hui n’est plus son Egypte. « L’Egypte
d’aujourd’hui souffre de problèmes horribles, avec en tête
la surpopulation. Je pense qu’autrefois, le pays était
beaucoup plus beau ». Pourtant, elle est toujours habitée
par l’amour du pays, malgré le temps et les incidents
fâcheux. « J’ai toujours voulu être ici, en Egypte. La
Suisse a été un endroit sympathique, mais l’Egypte c’est mon
pays », affirme-t-elle. Pourquoi alors ne pas s’y installer
pour tout de bon, surtout que sous Sadate, l’image de la
famille royale a connu une certaine réhabilitation ? « Parce
que j’ai dû travailler pour gagner mon pain, et c’était très
difficile à l’époque de trouver un travail en Egypte ». Elle
raconte que le fils d’une amie lui a conseillé de demander
la nationalité suisse pour avoir une vie plus facile, en
devenant citoyenne à part entière : « On m’avait demandé de
choisir entre les deux nationalités : suisse et égyptienne.
Car à l’époque, on ne pouvait pas garder les deux
nationalités en même temps. Alors, j’ai renoncé à être
suisse et je suis restée égyptienne ». Titulaire aujourd’hui
de deux passeports, égyptien et suisse, la princesse vit
entre Alexandrie et Lausanne.
Dans son
ancien palais à Schutz, entre Bakous et Janaklis, à
Alexandrie, où son père avait résidé après la Révolution,
elle passe quelques jours de vacances, cultivant son jardin.
« Officiellement, je ne possède pas ce palais, puisqu’il a
été confisqué après la Révolution, mais on a permis à mon
père d’y résider, et selon la loi, je peux m’y installer de
mon vivant. Mais après mon décès, l’Etat le récupérera ».
Elle a l’air d’en souffrir. Les conséquences de la
Révolution, elle les subit encore. « Imaginez que tous les
bâtiments du quartier sont reliés au réseau de gaz, sauf le
mien. Car je dois avoir l’autorisation de la municipalité »,
précise la princesse, non sans chagrin, ajoutant : « Autour
de moi, tout a changé ; Schutz est aujourd’hui étoffé de
grands immeubles. A côté du palais, un immeuble de 11 étages
me donne l’impression qu’il va me tomber dessus ».
Elle se
remémore toujours l’image de leur maison — et pas un palais
— à Garden City, au Caire, qu’elle décrit minutieusement
dans son autobiographie. « J’ai rêvé pendant des années de
notre maison à Garden City. Dans ce rêve, on découvre que
tout ce qui s’est passé n’était qu’une erreur, et à la fin,
on y revient comme si de rien n’était », dit-elle.
Lamiaa Al-Sadaty