Le
Mondial, le capitalisme et le colonialisme
Wahid Abdel-Méguid
L’une
des plus importantes théories gérant la relation entre le
football et l’évolution qui a marqué la seconde moitié du
XIXe siècle et le début du XXe est celle du professeur
d’Histoire à l’Université américaine de Michigan, Peter
Eligie. Cette théorie affirme que les Européens avaient
utilisé le football comme un moyen pour moderniser les
peuples qu’ils ont colonisés et leur inculquer les valeurs
capitalistes et les mœurs civiles occidentales. D’autant
plus que la bonne performance dans ce jeu nécessite un
entraînement vital également dans la promotion de l’économie
sous le système capitaliste. Cette performance nécessite un
système bien ajusté et une coordination entre les différents
joueurs. Les mêmes règles qui sont des exigences dans la
réussite de n’importe quelle activité économique libre et
une industrie moderne.
En
Afrique du Sud précisément, où se joue actuellement le
Mondial, dont le coup d’envoi a été lancé vendredi dernier,
les compagnies anglaises ont organisé des équipes de
football qu’ils ont encouragées à rivaliser à travers des
matchs qu’elles arrangeaient. Il ressort, de cette théorie,
que la colonisation a utilisé le football comme un outil
d’hégémonie. C’est une manière d’orienter les peuples soumis
à cette colonisation et de les réhabiliter. Outre le fait
que les colons ont considéré le football comme un facteur de
modernisation des peuples, ils ont supposé que ce jeu les
aidait à extérioriser leurs émotions et qu’il contribuait à
commercialiser les produits qui lui sont liés. Pour eux, la
création d’équipes de foot sur les bases de l’appartenance
ethniques, religieuses, tribales dans certains pays divisés
socialement, surtout en Afrique, était un indice consistant
à mettre les identités traditionnelles pour barrer la route
à l’évolution de l’identité nationale.
Indépendamment de l’efficacité de cette manière malsaine
d’instrumentaliser le jeu, devenu le n°1 mondial, tout porte
à croire que son rôle en tant qu’exutoire lui est lié
jusqu’à nos jours. Le fait de s’ingérer dans le soutien
d’une équipe spécifique de football et d’y interagir
jusqu’au paroxysme de l’euphorie aide à exprimer maintes
émotions. Si le fanatisme manifesté à l’égard d’une équipe
donnée exprime un état de chauvinisme, il est possible alors
qu’il soit une décharge à des émotions qui peuvent
s’orienter et s’exprimer sous d’autres formes. Si cela
arrive lorsqu’on soutien une équipe nationale, il intervient
comme une forme de compensation à des ambitions nationales
avortées ou non réalisées.
S’il est
vrai que certains pionniers de la colonisation occidentale
ont réalisé prématurément cette tendance au fanatisme dans
le football qui atteint des degrés d’extrémisme et
d’animosité, comme l’affirme la théorie du professeur Eligie,
ceci viendrait prouver le génie malsain qui les a
caractérisés. Il n’en demeure pas moins que ce génie s’est
retourné contre eux. Lorsque certains peuples, qui ont été
soumis à leur hégémonie, ont eu recours au même jeu et l’ont
considéré comme l’un des outils dans leur lutte nationale
vers la libération. Ainsi, ce ballon magique est devenu un
moyen d’édifier, de soutenir l’identité nationale et de
résister à l’occupation.
La
preuve la plus éloquente à cet égard fut la création par le
front de libération national algérien d’une équipe de
football portant le nom de la patrie et son drapeau, bien
que la plupart des membres de la sélection jouent dans des
clubs français. C’était bien les Algériens qui ont été à
l’origine de la tradition consistant à recourir à des
joueurs africains dans les clubs européens. Certains
éléments sont devenus des piliers non pas uniquement dans
les équipes appartenant à des clubs sportifs, mais également
dans les sélections des pays dont ils portent la nationalité.
Le recours du front de libération algérien au football comme
un outil de lutte nationale contre la colonisation française
était l’un des facteurs ayant assuré sa réussite. D’autant
plus, l’équipe que le front a formée a diffusé son nom et
son drapeau non pas uniquement dans tous les recoins du pays
qui était occupé à l’époque, mais partout dans le monde.
En
Egypte, le football a joué un rôle national face à
l’occupation britannique très prématurément en comparaison à
l’Algérie, à travers des clubs sportifs qui ont établi des
équipes destinées à ce jeu. Viennent en tête les clubs Ahli
et Zamalek, indépendamment des rumeurs qui couraient, selon
lesquelles ce dernier était soumis aux colonisateurs anglais.
Il est douloureux également que ce récit erroné circule
fréquemment dans les milieux des supporters de l’équipe
d’Ahli. Nous avons vu récemment dans le dernier match de la
Coupe d’Egypte certains de ses supporters poser le drapeau
anglais sur une pancarte blanche avec deux lignes rouges
comme pour symboliser le club de Zamalek.
Ce qui
est encore plus douloureux, c’est que lorsqu’une tranche de
jeunes s’adonnent à la lecture de l’Histoire, ils le font
d’une manière erronée et lui portent préjudice. L’objectif
de la lecture de l’Histoire est de savoir la réalité et
d’apprendre ses leçons. Il ne faut surtout pas interpréter
cette histoire selon des tendances malsaines. Les deux
anciens clubs avaient tenu un rôle dans la lutte nationale
égyptienne, à l’instar des clubs qui ont vu le jour dans
certaines colonies où le football s’est transformé en un
outil de libération nationale sans perdre leurs aspects en
relation avec le capitalisme. Même cette relation fit
l’objet de doute lorsque le socialisme a prospéré en Hongrie
et en Tchécoslovaquie. Ce lien est devenu d’autant plus
évident maintenant plus qu’à n’importe quelle époque révolue,
à travers les marchés de vente et d’achat des joueurs à
l’intérieur de leurs pays et de par le monde entier.
Ces
marchés entraînent aujourd’hui un changement social énorme
mais loin d’être naturel. Car des joueurs, qui appartiennent
à des classes de loin défavorisées, se trouvent soudain au
sommet de la pyramide sociale, en quelques années. Tel est
le cas du nouveau magicien du foot Lionel Messi, qui est le
point de mire des millions qui suivent le Mondial du Sud de
l’Afrique et qui attendent de voir sa performance. Ce «
multimillionnaire » d’aujourd’hui est d’un père ouvrier dans
une usine et d’une mère faisant des travaux de ménage. Messi
n’est pas l’exception d’une règle. Ce tournant spectaculaire
qu’il a connu représente un exemple flagrant du rôle du
football que l’ère colonialiste a connu.