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 Semaine du 16 au 22 juin 2010, numéro 823

 

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Nulle part ailleurs

Consommation. Des milliards de L.E. sont dépensées par les Egyptiens pour le bavardage, le tabac, les drogues et les cours particuliers. Des modes de dépense qui sonnent l’alarme dans une société en état de crise.

Acheter de l’illusion

Dans des endroits populaires, au milieu des immondices et des maisons qui tombent en ruine ou se maintiennent difficilement aux pieds des collines et dans les zones sauvages, les habitants de plusieurs régions démunies et souffrant de conditions de vie plus qu’inhumaines sont observés utilisant le portable, fumant des cigarettes ou de la drogue. Des scènes qui semblent être courantes d’Alexandrie jusqu’à Assouan. Un paradoxe en quelque sorte puisque l’on sait que la pauvreté touche plus du tiers de la population. Des accros donc, mais qui semblent savoir ce qu’ils font. Ils ont toujours leurs arguments : « Le portable est devenu une nécessité, cela me permet de chercher du travail ou d’être plus accessible », « Pourquoi ne pas être comme les autres. Tous mes voisins possèdent un cellulaire et son prix a nettement diminué ». Et même avec la hausse du prix des cigarettes et des stupéfiants, des hommes qui ont du mal à subvenir aux besoins essentiels de leurs familles disent tout bas qu’ils ne peuvent se passer ni des cigarettes ni de la drogue. « C’est le seul plaisir que je peux me permettre ».

Qu’ils soient pauvres ou riches, les chiffres officiels (Organisme central de la mobilisation et des statistiques, Centre des informations du Conseil des ministres, l’Organisme central des comptes et les rapports de sécurité) avancent que 35 milliards de L.E. par an sont dépensées par 55 millions d’abonnés pour le portable, 30 milliards de L.E. pour les cigarettes avec une consommation de 80 milliards de cigarettes par an, 12 milliards de L.E. pour les cours particuliers et 22 milliards de L.E. pour la drogue. Selon le rapport de l’Organisme central de la mobilisation et des statistiques, ce chiffre équivaut à 80 % du revenu du Canal de Suez. Qu’est-ce que cela signifie ?, s’interroge le poète Farouq Goweida dans son éditorial publié dans le quotidien Al Ahram. Il renchérit : « Nous pouvons imaginer l’état d’un peuple qui dépense 35 milliards de livres en bavardage, 30 milliards en cigarettes et 22 milliards en drogues. Comment alors lui demander de réfléchir, de revendiquer ses droits, d’œuvrer à changer les conjonctures actuelles et de faire face à la corruption dans sa vie ? Comment parler d’une réforme politique qui nécessite un peuple doté d’un niveau élevé de conscience ? Comment parler d’une réforme sociale contre le crime et l’extrémisme dans la pensée et les comportements ? Comment penser à une réforme économique qui améliore le statut des plus démunis alors qu’ils sont noyés dans les bavardages du portable, les cigarettes et la drogue ? ».

Qu’est-il arrivé aux Egyptiens ?

Et la question du socio-économiste Galal Amine revient encore une fois après une dizaine d’années : Qu’est-ce qui arrive aux Egyptiens ? La société égyptienne a connu plusieurs changements dans sa structure sociale et économique depuis les années 1970, comme l’explique le Dr Saïd Al-Masri, chef du département des études sociales au Centre des informations dépendant du Conseil des ministres. Le mode de consommation des Egyptiens semble être la preuve de ce changement et incarne la présence d’une vraie crise dans cette société. « La culture de la consommation ne convient pas aujourd’hui aux revenus et ressources des Egyptiens ; ils aspirent à plus, sans penser à travailler ni à produire », dit Al-Masri, tout en expliquant que les gens jouissent du plaisir d’un mode de consommation trompeur. « C’est ce qu’on appelle avoir une capacité illusoire sur sa vie, à savoir ne pas être capable de changer l’itinéraire de sa vie par le travail ou en cherchant un revenu meilleur, mais plutôt en consommant des produits et en s’achetant des articles en vogue qui offrent un certain plaisir et donnent aux consommateurs l’impression d’appartenir à une autre classe sociale », explique Al-Masri qui a effectué une étude sur la culture de la consommation des Egyptiens intitulée « Des sentiments ardents ». Il se rappelle cette femme qu’il a rencontrée dans les années 1980, dans un village du Nord-Sinaï. Assise à même le sol avec ses cinq enfants, elle regardait la télévision avec tant de plaisir et de jouissance, sans se soucier ni de l’humidité du sol ni de ses conditions de vie. Cette dame avait vendu le seul lit et la seule armoire qu’elle possédait pour avoir accès à ce moyen de divertissement important. « Aujourd’hui, ces genres d’articles se sont multipliés, des milliers de voitures partout, des gens qui font le va-et-vient, un portable ou une cigarette à la main. Et les banques avec leurs cartes de crédit facilitent les choses. Un homme qui ne possède pas de logement décent pense que le fait d’avoir un portable est le minimum pour se sentir comme un être humain, sans se soucier des dettes qu’il doit rembourser après l’achat d’un cellulaire ou d’une voiture », dit Al-Masri.

Plaisirs illusoires

Selon lui, ces modes de consommation reflètent un besoin de ressentir un plaisir qui n’est pas réel. Un sentiment de jouissance plus présent chez les pauvres que chez les riches. C’est une satisfaction illusoire. La preuve : les Egyptiens consacrent 8 milliards de L.E. à la superstition. C’est ce qu’explique Ahmad Yéhia Abdel-Hamid, socio-politologue : « Dans une société où il n’y a pas d’objectifs collectifs et où la valeur du travail recule devant la corruption et la débrouillardise, les gens n’arrivent plus à déterminer leurs priorités. Ils s’intéressent aux apparences aux dépens des besoins essentiels. Ce qui explique ce nombre incroyable de véhicules dans la rue égyptienne et d’abonnés au cellulaire. Sans oublier le rôle des médias et des publicités qui présentent tous ces produits comme une nécessité ». Et comme le dit Goweida, si tout ceci se passe avec l’encouragement, le consentement et le soutien du gouvernement, il est indispensable de lui demander des comptes. Le gouvernement perçoit des impôts sur les revenus des sociétés de portables et il est satisfait du nombre en recrudescence des abonnés. Il perçoit aussi des impôts sur l’importation et la vente du tabac sans oublier les impôts prélevés sur les cours particuliers. Il est ainsi un partenaire et un incitateur. Nous nous trouvons face à un recul dangereux des comportements et des mœurs des citoyens. Les médias nous rapportent tous les jours des nouvelles de crimes et de violence. Des crimes et des malaises sociaux, comme l’explique Ahmad Yéhia. Il cite l’exemple d’une jeune mendiante qu’il a croisée un jour dans la rue et à qui il a proposé de trouver un travail. « Elle m’a dit qu’elle gagnait entre 30 à 40 L.E. par heure en mendiant, combien gagnerait-elle si elle devait travailler comme vendeuse ou femme de ménage ? », indique Yéhia, qui pense que notre société est divisée aujourd’hui en trois classes. Une qui possède beaucoup d’argent et ne travaille pas, une autre qui travaille et n’arrive pas à joindre les deux bouts et une troisième qui est au chômage et ne possède rien. « Ce qui crée ce mode de consommation qui met en valeur les apparences et fait sentir que ces citoyens sont marginalisés à cause des injustices sociales, ce qui pousse beaucoup de gens à s’adonner à la drogue », renchérit Yéhia qui est convaincu que le travail et la production sont la seule issue pour sauver cette société. Avis partagé par la journaliste Farida Al-Choubachi qui assure qu’il n’y a rien de vrai qui occupe le temps et l’esprit des gens. « Entre l’individualisme et l’état d’anarchie actuel, l’esprit des gens rôde. 12 milliards de livres sont payés par les Egyptiens en cours particuliers à cause d’un système éducatif défaillant. Un processus supposé être le fondement de la structure de la société. De la corruption à outrance et encouragée par la bureaucratie de l’Etat. Un niveau de revenu qui ne convient guère avec la hausse des prix et un discours religieux qui ne s’intéresse qu’aux apparences et ne met pas l’accent sur la valeur du travail. Qu’est-ce que nous pouvons attendre alors d’un peuple vivant dans ces conditions difficiles ? », s’interroge-t-elle.

Des chiffres de consommation et dépenses qui sont des indices révélateurs comme l’affirme Ibtihal Younès, experte de développement humain. Selon elle, c’est à cause de l’absence de programmes visant à profiter de l’énergie des jeunes, à les propulser dans des projets de développement ou même à les sensibiliser. « Il y a un grand vide social et politique où vivent les jeunes, et une fois que certains essayent de s’exprimer à travers les blogs, ils sont censurés ou mis en prison. Dans une société où ils n’ont pas d’exemple à suivre ou de leaders sociaux, où la corruption devient un mode de vie et où la pauvreté et le chômage sont en hausse, c’est normal de rencontrer des enfants de 8 ans en train de fumer de la drogue, comme c’est le cas au quartier de Ezbet Al-Nakhl où j’étais dans une visite de travail », dit Younès en se demandant comment chercher le développement dans une société où des milliers de gens sont soumis à « des opérations de défiguration » et de destruction de la pensée. « Qui profite de cette absence du raisonnement chez des milliers d’Egyptiens ? Comme s’il s’agissait d’un complot visant à détruire ce peuple », dit-elle.

Mais comment peut-on s’en sortir ? Pour Ahmad Abdallah, psychiatre soucieux des maux de la société, un changement radical serait nécessaire. Selon lui, ces modes de consommation ne sont que des moyens pour fuir une réalité pénible. « Nous sommes aujourd’hui une société qui manque de tous les fondements essentiels au développement », assure Abdallah, en ajoutant qu’il est temps d’avoir une union qui appelle à un changement social total.

Sinon, il n’est donc pas étrange que Farouq Goweida reçoive une lettre d’un habitant de Mahalla lui demandant comment il peut être inscrit à Guiness Records parce qu’il possède 7 différentes lignes de portable dont les numéros sont semblables, à l’exception du code de la compagnie.

Doaa Khalifa

 




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