Consommation.
Des milliards de L.E. sont dépensées par les Egyptiens pour
le bavardage, le tabac, les drogues et les cours
particuliers. Des modes de dépense qui sonnent l’alarme dans
une société en état de crise.
Acheter de l’illusion
Dans
des endroits populaires, au milieu des immondices et des
maisons qui tombent en ruine ou se maintiennent
difficilement aux pieds des collines et dans les zones
sauvages, les habitants de plusieurs régions démunies et
souffrant de conditions de vie plus qu’inhumaines sont
observés utilisant le portable, fumant des cigarettes ou de
la drogue. Des scènes qui semblent être courantes
d’Alexandrie jusqu’à Assouan. Un paradoxe en quelque sorte
puisque l’on sait que la pauvreté touche plus du tiers de la
population. Des accros donc, mais qui semblent savoir ce
qu’ils font. Ils ont toujours leurs arguments : « Le
portable est devenu une nécessité, cela me permet de
chercher du travail ou d’être plus accessible », « Pourquoi
ne pas être comme les autres. Tous mes voisins possèdent un
cellulaire et son prix a nettement diminué ». Et même avec
la hausse du prix des cigarettes et des stupéfiants, des
hommes qui ont du mal à subvenir aux besoins essentiels de
leurs familles disent tout bas qu’ils ne peuvent se passer
ni des cigarettes ni de la drogue. « C’est le seul plaisir
que je peux me permettre ».
Qu’ils
soient pauvres ou riches, les chiffres officiels (Organisme
central de la mobilisation et des statistiques, Centre des
informations du Conseil des ministres, l’Organisme central
des comptes et les rapports de sécurité) avancent que 35
milliards de L.E. par an sont dépensées par 55 millions
d’abonnés pour le portable, 30 milliards de L.E. pour les
cigarettes avec une consommation de 80 milliards de
cigarettes par an, 12 milliards de L.E. pour les cours
particuliers et 22 milliards de L.E. pour la drogue. Selon
le rapport de l’Organisme central de la mobilisation et des
statistiques, ce chiffre équivaut à 80 % du revenu du Canal
de Suez. Qu’est-ce que cela signifie ?, s’interroge le poète
Farouq Goweida dans son éditorial publié dans le quotidien
Al Ahram. Il renchérit : « Nous pouvons imaginer l’état d’un
peuple qui dépense 35 milliards de livres en bavardage, 30
milliards en cigarettes et 22 milliards en drogues. Comment
alors lui demander de réfléchir, de revendiquer ses droits,
d’œuvrer à changer les conjonctures actuelles et de faire
face à la corruption dans sa vie ? Comment parler d’une
réforme politique qui nécessite un peuple doté d’un niveau
élevé de conscience ? Comment parler d’une réforme sociale
contre le crime et l’extrémisme dans la pensée et les
comportements ? Comment penser à une réforme économique qui
améliore le statut des plus démunis alors qu’ils sont noyés
dans les bavardages du portable, les cigarettes et la drogue
? ».
Qu’est-il arrivé aux Egyptiens ?
Et la
question du socio-économiste Galal Amine revient encore une
fois après une dizaine d’années : Qu’est-ce qui arrive aux
Egyptiens ? La société égyptienne a connu plusieurs
changements dans sa structure sociale et économique depuis
les années 1970, comme l’explique le Dr Saïd Al-Masri, chef
du département des études sociales au Centre des
informations dépendant du Conseil des ministres. Le mode de
consommation des Egyptiens semble être la preuve de ce
changement et incarne la présence d’une vraie crise dans
cette société. « La culture de la consommation ne convient
pas aujourd’hui aux revenus et ressources des Egyptiens ;
ils aspirent à plus, sans penser à travailler ni à produire
», dit Al-Masri, tout en expliquant que les gens jouissent
du plaisir d’un mode de consommation trompeur. « C’est ce
qu’on appelle avoir une capacité illusoire sur sa vie, à
savoir ne pas être capable de changer l’itinéraire de sa vie
par le travail ou en cherchant un revenu meilleur, mais
plutôt en consommant des produits et en s’achetant des
articles en vogue qui offrent un certain plaisir et donnent
aux consommateurs l’impression d’appartenir à une autre
classe sociale », explique Al-Masri qui a effectué une étude
sur la culture de la consommation des Egyptiens intitulée «
Des sentiments ardents ». Il se rappelle cette femme qu’il a
rencontrée dans les années 1980, dans un village du
Nord-Sinaï. Assise à même le sol avec ses cinq enfants, elle
regardait la télévision avec tant de plaisir et de
jouissance, sans se soucier ni de l’humidité du sol ni de
ses conditions de vie. Cette dame avait vendu le seul lit et
la seule armoire qu’elle possédait pour avoir accès à ce
moyen de divertissement important. « Aujourd’hui, ces genres
d’articles se sont multipliés, des milliers de voitures
partout, des gens qui font le va-et-vient, un portable ou
une cigarette à la main. Et les banques avec leurs cartes de
crédit facilitent les choses. Un homme qui ne possède pas de
logement décent pense que le fait d’avoir un portable est le
minimum pour se sentir comme un être humain, sans se soucier
des dettes qu’il doit rembourser après l’achat d’un
cellulaire ou d’une voiture », dit Al-Masri.
Plaisirs
illusoires
Selon
lui, ces modes de consommation reflètent un besoin de
ressentir un plaisir qui n’est pas réel. Un sentiment de
jouissance plus présent chez les pauvres que chez les
riches. C’est une satisfaction illusoire. La preuve : les
Egyptiens consacrent 8 milliards de L.E. à la superstition.
C’est ce qu’explique Ahmad Yéhia Abdel-Hamid, socio-politologue
: « Dans une société où il n’y a pas d’objectifs collectifs
et où la valeur du travail recule devant la corruption et la
débrouillardise, les gens n’arrivent plus à déterminer leurs
priorités. Ils s’intéressent aux apparences aux dépens des
besoins essentiels. Ce qui explique ce nombre incroyable de
véhicules dans la rue égyptienne et d’abonnés au cellulaire.
Sans oublier le rôle des médias et des publicités qui
présentent tous ces produits comme une nécessité ». Et comme
le dit Goweida, si tout ceci se passe avec l’encouragement,
le consentement et le soutien du gouvernement, il est
indispensable de lui demander des comptes. Le gouvernement
perçoit des impôts sur les revenus des sociétés de portables
et il est satisfait du nombre en recrudescence des abonnés.
Il perçoit aussi des impôts sur l’importation et la vente du
tabac sans oublier les impôts prélevés sur les cours
particuliers. Il est ainsi un partenaire et un incitateur.
Nous nous trouvons face à un recul dangereux des
comportements et des mœurs des citoyens. Les médias nous
rapportent tous les jours des nouvelles de crimes et de
violence. Des crimes et des malaises sociaux, comme
l’explique Ahmad Yéhia. Il cite l’exemple d’une jeune
mendiante qu’il a croisée un jour dans la rue et à qui il a
proposé de trouver un travail. « Elle m’a dit qu’elle
gagnait entre 30 à 40 L.E. par heure en mendiant, combien
gagnerait-elle si elle devait travailler comme vendeuse ou
femme de ménage ? », indique Yéhia, qui pense que notre
société est divisée aujourd’hui en trois classes. Une qui
possède beaucoup d’argent et ne travaille pas, une autre qui
travaille et n’arrive pas à joindre les deux bouts et une
troisième qui est au chômage et ne possède rien. « Ce qui
crée ce mode de consommation qui met en valeur les
apparences et fait sentir que ces citoyens sont marginalisés
à cause des injustices sociales, ce qui pousse beaucoup de
gens à s’adonner à la drogue », renchérit Yéhia qui est
convaincu que le travail et la production sont la seule
issue pour sauver cette société. Avis partagé par la
journaliste Farida Al-Choubachi qui assure qu’il n’y a rien
de vrai qui occupe le temps et l’esprit des gens. « Entre
l’individualisme et l’état d’anarchie actuel, l’esprit des
gens rôde. 12 milliards de livres sont payés par les
Egyptiens en cours particuliers à cause d’un système
éducatif défaillant. Un processus supposé être le fondement
de la structure de la société. De la corruption à outrance
et encouragée par la bureaucratie de l’Etat. Un niveau de
revenu qui ne convient guère avec la hausse des prix et un
discours religieux qui ne s’intéresse qu’aux apparences et
ne met pas l’accent sur la valeur du travail. Qu’est-ce que
nous pouvons attendre alors d’un peuple vivant dans ces
conditions difficiles ? », s’interroge-t-elle.
Des
chiffres de consommation et dépenses qui sont des indices
révélateurs comme l’affirme Ibtihal Younès, experte de
développement humain. Selon elle, c’est à cause de l’absence
de programmes visant à profiter de l’énergie des jeunes, à
les propulser dans des projets de développement ou même à
les sensibiliser. « Il y a un grand vide social et politique
où vivent les jeunes, et une fois que certains essayent de
s’exprimer à travers les blogs, ils sont censurés ou mis en
prison. Dans une société où ils n’ont pas d’exemple à suivre
ou de leaders sociaux, où la corruption devient un mode de
vie et où la pauvreté et le chômage sont en hausse, c’est
normal de rencontrer des enfants de 8 ans en train de fumer
de la drogue, comme c’est le cas au quartier de Ezbet Al-Nakhl
où j’étais dans une visite de travail », dit Younès en se
demandant comment chercher le développement dans une société
où des milliers de gens sont soumis à « des opérations de
défiguration » et de destruction de la pensée. « Qui profite
de cette absence du raisonnement chez des milliers
d’Egyptiens ? Comme s’il s’agissait d’un complot visant à
détruire ce peuple », dit-elle.
Mais
comment peut-on s’en sortir ? Pour Ahmad Abdallah,
psychiatre soucieux des maux de la société, un changement
radical serait nécessaire. Selon lui, ces modes de
consommation ne sont que des moyens pour fuir une réalité
pénible. « Nous sommes aujourd’hui une société qui manque de
tous les fondements essentiels au développement », assure
Abdallah, en ajoutant qu’il est temps d’avoir une union qui
appelle à un changement social total.
Sinon,
il n’est donc pas étrange que Farouq Goweida reçoive une
lettre d’un habitant de Mahalla lui demandant comment il
peut être inscrit à Guiness Records parce qu’il possède 7
différentes lignes de portable dont les numéros sont
semblables, à l’exception du code de la compagnie.
Doaa
Khalifa