Education.
Musiciens ou danseurs, ce sont des élèves comme les autres,
sauf qu’ils doivent jongler entre deux programmes, celui de
l’éducation nationale et celui de l’Académie des arts. Leur
rêve : devenir artistes.
Le
beau à l’épreuve de la réalité
Les
esprits sont chahuteurs, les petites têtes gigotent comme
des chèvres impatientes. Le chorégraphe attend plusieurs
minutes avant que l’attention se fixe pour commencer. «
Mettez-vous deux par deux et que chaque fille choisisse
rapidement son partenaire », dit monsieur Essam. Les
danseurs ont entre 9 et 11 ans et sortent à peine de
l’enfance. Ces petits bouts d’hommes et de femmes se placent
l’un à côté de l’autre devant la barre qui s’étend
parallèlement aux murs tapissés de miroirs. Les pieds posés
dans ce qu’ils appellent la première position, ils ont les
yeux fixés sur leur professeur. Ils tentent de se maintenir
en équilibre avant d’exécuter le mouvement. Au signal du
professeur, les petits rats commencent à danser au rythme
d’une musique de piano. Le stress commence à monter. Ils
savent qu’il n’est pas question de basculer en avant ou de
se tromper en faisant un faux pas, sinon ils risquent
d’échouer ou d’avoir de mauvaises notes. En fait, cette
scène fait partie de l’examen de cinquième primaire de
l’institut du ballet dépendant de l’Académie des arts,
située au quartier d’Al-Haram. Un examen qui teste leur
résistance physique et leur capacité artistique et qui
décidera si ces danseurs peuvent continuer et passer à un
autre grade. Une responsabilité énorme qui tracera sans
doute leur avenir … C’est donc à eux de montrer leurs
qualités de danseurs, mais aussi leur sens de la musique, du
travail, du rythme, de la chorégraphie et de la discipline.
Et pour ces gosses, la pression est énorme et la compétition
est rude. Certains se fixent toutefois des défis plus
personnels. « Tout commence par un rêve. Quand j’ai commencé,
à 9 ans, mon rêve était de danser avec des pointes. Ce sera
pour l’an prochain, car il faut avoir les orteils solides
pour y arriver, et ce sera le début de mouvements plus
compliqués. Beaucoup de techniques, de levers de jambe,
surtout d’équilibre. Et toujours recommencer, toujours
corriger, toujours améliorer », dit Héba, en tutu blanc, les
cheveux coiffés en chignon. C’est avant huit ou neuf ans
qu’il est dangereux pour les élèves d’essayer de danser avec
des pointes ou d’exécuter certains pas de danse ou de
réchauffement. Cela ne doit se faire que graduellement.
A cette
phase, les enfants sont donc invités à s’inscrire plutôt à
des cours de danse pour débutants, c’est ce qu’on appelle la
danse créative ou le préballet. Après le rêve, c’est la
discipline. Ces jeunes danseurs qui rêvent d’évoluer jusqu’à
la scène doivent apprendre à dépasser le stade de l’émotion.
« Apprendre la danse est beaucoup plus spontané que
d’apprendre les sciences et d’autres matières. Nos ancêtres
dansaient, et cela s’est perpétué d’une génération à l’autre.
Mais ici, à l’Académie, les enfants doivent apprendre que la
danse est aussi une formation. La différence entre danser
dans sa chambre et danser en classe, c’est qu’il faut
répéter 1 000 fois le même mouvement pour qu’il soit parfait
», explique le chorégraphe Mahmoud Salaheddine. Et d’ajouter
: « Ceux qui persistent doivent alors se plier à une
certaine rigueur et exécuter un grand nombre de pas précis
qui font partie du répertoire classique du ballet et dont le
raffinement des gestes n’a pas beaucoup à voir avec les
mouvements de la vie quotidienne. Le danseur est un athlète
qui doit rajouter de l’expression à ce qu’il fait. Danser,
c’est comme jouer des notes avec notre corps. Le danseur
doit être très attentif à son corps, c’est son seul
instrument ». A la fin de l’examen et avant de sortir,
monsieur Mahmoud évoque l’incessant discours : « Un danseur
ne doit pas s’arrêter de danser. Un muscle se perd en huit
jours : il faut deux mois pour le fortifier de nouveau. Le
danseur ne peut se permettre que de courtes pauses ». Un
discours venu à temps, puisque Mahmoud sait très bien que
ses élèves doivent arrêter pour le moment leurs exercices de
ballet pour se consacrer à la révision théorique de leurs
leçons.
Double
vie d’écolier et d’artiste
En
effet, ces enfants mènent un quotidien très rude et doivent
se soumettre à des règles de vie bien strictes : danse,
chorégraphie, mime ou éducation musicale de 8h jusqu’à 11h,
puis à midi commencent les cours de l’éducation nationale
jusqu’à 15h.
Outre
les performances de danse et l’évolution du corps, les
résultats scolaires font également l’objet d’une évaluation
en fin d’année. Des heures d’efforts en permanence, peu
d’espace pour les divertissements, tel est leur quotidien.
Au moment des examens de fin d’année, la tension atteint son
paroxysme. Les parents sont mobilisés et les jeunes ne
savent plus où donner de la tête avec les cours particuliers.
Plusieurs élèves mentionnent que leur double vie d’écoliers
et de danseurs les fatigue.
« Après
une longue journée partagée entre les cours de danse et
l’apprentissage scolaire, je rentre complètement épuisée.
Cependant, je dois réviser mes leçons d’arabe, de maths et
de sciences, mais aussi les notes de solfège. Sans oublier
l’entraînement qui dure au moins une ou deux heures par jour
pour perfectionner mes pas de danse. Si l’on néglige les
entraînements, la reprise devient rude, car les hanches sont
rigides et la souplesse n’est plus évidente », confirme
Yasmine, 14 ans, en 2e année préparatoire et énormément
habitée par sa passion de la danse classique. Pour elle, il
ne s’agit pas seulement de danser pour danser, mais pour
exprimer ses sentiments de joie ou de tristesse.
Un
travail éreintant pour ces élèves qui rallient enseignement
officiel du ministère de l’Education et celui de l’Institut
de ballet. Jusqu’à l’an 2004, l’Institut de ballet offrait
un programme d’enseignement plus allégé. Mais depuis, le
ministère de l’Education a imposé un programme plus chargé
comprenant toutes les matières du bac. Chose étrange et
inacceptable aussi bien pour les élèves que pour les
parents. « Pourquoi accabler nos enfants avec de tels
programmes alors que nous les avons inscrits à l’Académie
des arts pour devenir des artistes professionnels ? A quoi
va leur servir d’apprendre ces matières et d’obtenir un haut
pourcentage au bac alors que leur rêve est simple : passer
d’un grade à l’autre au sein de l’Académie. Il serait plus
sage de revenir au programme simplifié qui convient à leur
rythme de vie », se plaint Hassan, père de deux filles en
1re secondaire au Conservatoire, tout en ajoutant qu’après
avoir découvert que ses deux filles étaient douées pour la
musique, il n’a pas hésité à les inscrire au Conservatoire,
dépendant de l’Académie des arts. « Au départ, je n’ai pas
songé au professionnalisme, je voulais seulement développer
les talents de mes filles. De plus, j’ai été encouragé par
les programmes appliqués par l’Académie, c’était pour moi
une manière d’échapper au monstre sanawiya amma (le bac).
Aujourd’hui, mes filles sont tiraillées entre les cours
pratiques et les leçons particulières de chimie, géométrie,
etc. ».
Cependant, Dr Sameh Mahrane, directeur de l’Académie des
arts, pense qu’il n’existe aucune contradiction entre le
programme de l’éducation nationale et celui de l’Académie,
puisque l’élève gagne confiance en lui-même et progresse
véritablement dans un climat serein et éducatif. « Notre
intérêt est d’offrir une pédagogie de haute qualité orientée
non seulement dans le développement physique et artistique,
mais aussi culturel de l’enfant. De la petite enfance aux
jeunes adultes, chaque étudiant bénéficie d’un apprentissage
précis, de la technique et du style étudiés et reçoit une
attention particulière de la part du corps professoral. Et
pour de meilleurs résultats, on doit naturellement ajouter
l’éducation », explique Dr Sameh.
Et
d’ajouter : « Entre le comportement amateur et le
comportement professionnel, il n’y a qu’un pas : l’éducation
! Et l’éducation jumelée à la qualité du travail mène
automatiquement à un bon résultat. Par exemple, un danseur
éduqué est celui qui comprend ce qu’il fait, celui qui
travaille dur, alors que d’autres abandonnent ».
Autre
scène, autre image
Dès que
l’on pénètre dans la salle de concert, notre regard se porte
vers une immense scène, sur laquelle, aux pieds des
fauteuils du premier rang, sont posés une vingtaine
d’instruments à corde : des flûtes, des contrebasses ainsi
que des violons et leur archet, en ordre parfait, qui
attendent les petites mains symphoniques qui vont leur
donner vie.
Ces
petits musiciens âgés de 15 et 17 ans vont, après ces
quelques mois de travail harassant mais salutaire, exprimer
leur joie et montrer leur savoir devant une salle comble,
composée de professeurs et d’enseignants.
Concert,
audition, démonstration, résultat d’une autre pédagogie. Un
rassemblement dont le noyau est l’Institut de la musique
arabe. C’est là que l’oreille se substitue à la vue.
D’ailleurs, à chaque cours d’instruments, un temps est
consacré à la lecture de notes et de rythmes. Les élèves ont
un cahier de solfège et une méthode de théorie, avec une
progression pédagogique adaptée à leur niveau et à leur âge.
Le but est de permettre à l’élève de devenir autonome et de
déchiffrer des partitions. Aujourd’hui, ces jeunes y ont mis
beaucoup de cœur et d’efforts pour être à la hauteur de
l’orchestre et ne pas rater les morceaux. « C’est bien de
jouer tous ensemble. La musique nous fait oublier les soucis
et on ne pense qu’à une chose, réussir », confie Chérif
Tareq, 16 ans, en 2e secondaire. Accompagné de son sextuor,
il serre son violon, le regarde avec passion. La rencontre
de l’archet et des cordes de son violon engendre des
mélodies superbes. Son rêve est de devenir professeur à
l’Institut. Mais pour le réaliser, il lui faut y réussir
avec mention et au bac avec un pourcentage de 60 %. « Mon
frère m’a conseillé de suivre mes études à l’Institut de
musique arabe afin de fuir les hauts pourcentages du bac
exigés dans les facultés. Il m’a toujours encouragé et
conseillé. Il me demande souvent de rester calme et ne pas
avoir les nerfs tendus. Des conseils utiles qui m’ont
beaucoup servi ces jours-ci, surtout en période d’examens »,
conclut-il, tout en se précipitant pour se rendre à ses
cours particuliers et se préparer à l’examen du bac.
Chahinaz Gheith