Jean Mohsen Fahmy mêle dans ses romans
histoire et fiction. Dans ce passage d’Amina et le Mamelouk blanc, saga d’un
amour entre une Egyptienne et un officier, Mathieu, de l’expédition française,
il relate le massacre de la Citadelle, fomenté par Mohamed Ali pour se
débarrasser des Mamelouks.
Amina et le mamelouk
blanc
Les troupes qui doivent
partir pour l’Arabie défilent alors devant le vice-roi, flanqué de son fils
Toussoun et de Chahine bey. Quand la parade est finie, quelques cavaliers
mamelouks se livrent à un simulacre de combat. Puis, Mohamad Ali invite ses
convives à un banquet dans la grande salle du palais.
Mathieu n’arrivait pas à
comprendre la volte-face de Mohamad Ali. Comment le vice-roi, que la seule
vocation des Mamelouks mettait naguère dans une rage froide, s’était-il résolu,
non seulement à se les concilier, mais encore à les traiter avec munificence ?
Vidal savait que le Pacha avait besoin d’assurer ses arrières avant d’envoyer
ses meilleures troupes en Arabie. Son revirement ne pouvait donc procéder que
d’impératifs politiques. Mais, devant les démonstrations d’amitié du vice-roi,
il ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelque malaise. Mohamed Ali n’en
rajouterait-il pas ?
Déjà, le matin, en se dirigeant vers la
Citadelle, habillé d’une longue robe recouverte d’une pelisse, la tête coiffée
d’un turban, Mathieu avait rencontré un groupe de mamelouks qui tournaient le
dos au Mokattam. En s’en approchant, il avait reconnu quelques-uns des «
mamelouks français ». Il les avait déjà croisés à quelques reprises, notamment
leur chef Abdallah de Toulouse. Or, c’était justement le Toulousain qu’il
voyait là, à la tête de la troupe. « Où allez-vous donc ?, leur cria-t-il.
N’êtes-vous pas invités chez le vice-roi ? ». « Tudieu ! non, lui répondit Abdallah.
Votre Pacha nous a envoyé un messager pour nous prier d’aller calmer quelques
bédouins turbulents, à deux lieues d’ici. Il veut que nous y allions
aujourd’hui même. Chahine bey, mon général, m’a demandé d’obtempérer. J’ai
l’impression que votre ami, malgré son air bonasse, en a encore contre les
incirconcis, même si nous sommes, depuis longtemps, de fidèles spectateurs du
prophète ». Et le petit groupe s’était éloigné dans un gros éclat de rire.
Mathieu avait trouvé cela bien étrange.
N’était-il pas lui-même, Vidal, non seulement incirconcis, mais, de plus,
infidèle ? Pourtant, il avait été bel et bien invité. Pourquoi donc écarter
Abdallah et ses compagnons ? Ce comportement étrange du vice-roi avait redoublé
son étonnement et son trouble.
Le conseiller du vice-roi avait assisté à la
parade dans la grande cour. Il regardait avec une espèce d’attendrissement le
jeune Toussoun, mince et élancé à côté de la silhouette trapue de son père. Le
prince, à peine âgé de 17 ans, avait été préféré à son aîné Ibrahim par le
Pacha. Ibrahim s’était incliné sans le moindre murmure et l’adolescent avait
été investi de la tâche formidable d’aller combattre les Wahhabites. Le prince
semblait grave, malgré la fanfare, le soleil et la bonne humeur générale.
Au milieu de la foule de dignitaires
mamelouks, Mathieu avait reconnu Mohsen bey. Même son ami, d’habitude taciturne
et imperturbable, semblait gagné par l’euphorie générale. Ses yeux brillaient,
il souriait aux bons mots de ses camarades. « Allons, se dit Mathieu, il faut
que j’aie l’esprit bien sombre pour me mettre martel en tête ! Tout le monde a
l’air heureux et cette réconciliation est peut-être le dernier coup de génie du
vice-roi ».
Les cinq cents émirs et guerriers mamelouks
avaient festoyé en compagnie de Mohamed Ali, sa famille et toute sa cour — une
centaine de personnes au total. Mathieu s’était attablé avec Mohamed el
Mahrouki, le représentant des négociants des souks. Guirguiss el Gohari n’était
pas là : un infidèle indigène était, contrairement à Mathieu, persona non grata
à la table du vice-roi.
Le festin avait été long et opulent. Les
esclaves ne cessaient de circuler prestement autour des tables rondes et
basses, portant d’énormes plateaux remplis de victuailles. Les convives
mangeaient assis en tailleur ou à moitié couchés sur des coussins, sans
argenterie, sans vaisselle. Ils s’étaient longuement lavés les mains et
parfumés la barbe à l’eau de rose. Le repas avait commencé par des
amoncellements de riz au safran couvert d’amandes, de raisins de Corinthe et de
pignons. Puis des moutons entiers, dans des plateaux si lourds qu’il fallait
deux serviteurs pour les porter, avaient arraché aux guerriers mamelouks un
grondement de plaisir ; des poulets, des oies rôties, des pigeons farcis et
cuits à la braise faisaient aux moutons une large couronne brune et blanche.
Les manches retroussées, les serviteurs dépeçaient adroitement les animaux,
dont ils offraient les pièces les plus tendres aux invités. Après les ragoûts
de bœuf aux cornes grecques et aux fèves, les convives, repus et rotant
bruyamment, s’étaient délectés du goût délicat du lait caillé aux concombres,
parfumé à la menthe.
A la fin du repas, quatre serviteurs étaient
entrés d’un pas solennel dans la salle, portant un lourd plateau chargé d’une
espèce de pâte en croûte en forme de palais. Une baguette blanche était fichée
au sommet de la pièce. Mohamed Ali l’avait courtoisement remise à Chahine bey.
L’émir avait donné un puissant coup de baguette à l’édifice en pâte, qui
s’était écroulé, libérant une nuée de pigeons blancs qui se mirent à voleter
sous les voûtes, aux applaudissements des guerriers. Les narguilehs, où les
boulettes de haschich se mêlaient au tabac ambré, les desserts, puis le
spectacle envoûtant des danseuses avaient mis le comble à la satisfaction
générale. Puis, la tête alourdie par les fumées du repas et de la drogue, les
Mamelouks avaient somnolé sur leurs coussins.
Quand les rayons obliques du soleil, filtrant
à travers les hautes fenêtres à vitraux, avaient éclairé la salle d’un
arc-en-ciel pastel, Chahine bey avait donné le signal du départ. Pendant que
les serviteurs aspergeaient les Mamelouks d’eau de rose, Mohamed Ali avait
salué l’émir, avant de s’éclipser, avec tous les membres de la famille, à
l’intérieur du palais.
Le vice-roi avait donné des ordres : afin
d’honorer ses hôtes, ils devaient redescendre de la Citadelle en grande pompe.
Quand Chahine bey et ses cinq cents braves furent remontés à cheval, un grand
cortège s’organisa. En tête se trouvait la musique du Pacha ; puis venait
l’escadron d’élite de la Garde albanaise, suivi des Mamelouks, avec, à leur
tête, Chahine bey entouré des principaux émirs. Un autre détachement de la
Garde fermait la
Mathieu vit Mohsen bey qui
quittait la salle du banquet ; il lui fit signe. Son ami leva la tête, le
reconnut et lui fit un large sourire. Puis il remonta à cheval, donnant des
ordres aux traînards. Mathieu remarqua que le bey allait se placer, avec deux
ou trois autres officiers, à la queue du cortège.
Mathieu ne voulait rien perdre du coup d’œil.
Il se dépêcha donc de grimper, par un escalier escarpé, jusqu’à une petite
terrasse qui s’avançait en surplomb au-dessus de l’esplanade. De ce poste
d’observation, il allait avoir une vue imprenable sur le labyrinthe de rues et
de ruelles et sur l’enchevêtrement de palais, de mosquées, de casernes,
d’arsenaux et de magasins qui formaient la Citadelle.
Mathieu ne se trompait pas : le coup d’œil
était splendide. Une fois Bab el Wastani — la Porte du Milieu — franchie, l’escadron
de la Garde commença à descendre les rues en pente qui menaient vers la ville,
suivi par la longue colonne, étincelante d’or et d’argent, des guerriers
mamelouks. Cependant, au lieu de prendre le chemin qui menait directement à la
Porte Nouvelle, la musique et les Albanais empruntèrent la ruelle qui menait à
Bab el Azab. « Pourquoi ce détour ? », se demanda Vidal, que ce changement
remplit de nouveau malaise.
La ruelle qui mène de Bab el Wastani à Bab el
Azab était étroite, tortueuse, à pente raide ; elle était surplombée par de
hautes murailles crénelées. En l’observant de son perchoir, Mathieu ne put
réprimer un frisson d’angoisse : « Ma foi, c’est un véritable coupe-gorge que
ce passage-là ! », se dit-il.
(...) Soudain, un ordre retentit. Aussitôt,
les Albanais se dressèrent au sommet des murailles, leurs fusils braqués sur
les cavaliers. L’espace d’un instant, qui parut une éternité à Mathieu, un
silence oppressant régna sur la Citadelle. L’image qu’il vit alors se grava à
jamais dans sa mémoire. Au haut de murailles, plusieurs dizaines d’Albanais
visaient tranquillement, tandis qu’en bas, dans la tranchée, les cinq cents
Mamelouks, incrédules, dressés sur leurs étriers, commençaient à dégainer leurs
cimeterres en un geste dérisoire et pathétique.
Un autre ordre bouscula le temps. Une
formidable décharge alla rouler, d’écho en écho, jusqu’aux extrémités de la
Citadelle. Dans le passage, un désordre indescriptible régnait. Quelques
mamelouks, foudroyés, roulèrent à bas de leurs montures, tandis que les autres,
hurlant des imprécations et brandissant leurs cimeterres, se tournaient de tous
côtés, cherchant une issue et n’en trouvant aucune. Les chevaux, affolés, la
gueule baveuse, les yeux exorbités, commencèrent à se cabrer et à ruer,
assommant de leurs sabots les cavaliers désarçonnés. Pendant ce temps, les
Albanais, comme à l’exercice, avaient rechargé leurs fusils ; ils tirèrent une
autre salve, puis une autre, puis une autre encore. A chaque fois, d’autres
mamelouks tombaient, écrasant les premiers blessés et écrasés à leur tour sous
le pieds des chevaux blessés ou tués. Des amoncellements de cadavres d’hommes
et de bêtes rendirent alors les mouvements des survivants encore plus
difficiles et le tournoiement exaspéré de leurs cimeterres indiquait aux
assassins là où il fallait tirer encore.
Aux premiers coups de feu,
Chahine bey et ses lieutenants se ruèrent, pleins de rage, sur Bab el Azab,
mais leurs épées et leurs lances, rebondissant contre le bronze du portail
comme sur un gong colossal, lancèrent dans l’étroit passage un son sourd et
grave qui se répercuta dans toute l’impasse comme un sanglot. L’émir et ses
seconds, foudroyés par le feu albanais, tombèrent morts, et leurs cadavres,
glissant contre l’airain, y laissèrent une sombre traînée de sang.