A 71 ans,
l’auteur, compositeur et interprète
Elias Rahbani, illustre
membre d’une famille qui a marqué de son empreinte
l’histoire artistique du Liban, multiplie les productions
avec les grands noms de la musique et de la chanson.
L’effervescence continue
Dans les
studios Elias Rahbani, situés à Naccache dans la banlieue de
Beyrouth, on se retrouve très vite plongés dans l’univers de
l’artiste. Le sous-sol représente son monde, là où il passe
sa journée entre ses œuvres, toutes accrochées sur un
tableau d’honneur. Autant de points et de distinctions qui
marquent une carrière riche et abondante. C’est l’endroit où
les répétitions des chansons, de la musique et des pièces de
théâtre ont lieu. Cette abondance de biens ne nuit pas, dit-on,
car chaque œuvre a une histoire, sa propre histoire, avec
son auteur, qu’il évoque avec amour et entrain, allant
souvent à la fredonner pour être tout près d’elle. Son
dernier album, Bonjour Colette, est sa propre création. Des
paroles à la musique, jusqu’aux arrangements, en passant par
le mixage et les enregistrements. Six chansons en français
et le reste en arabe. Qui est Colette ? « C’est une personne
que j’ai rencontrée par hasard, il y a une dizaine d’années.
Depuis, elle est restée dans ma mémoire », dit-il. Elle est
devenue une belle chanson. De même pour Bickfaya, qui
immortalise la région d’estivage de son enfance. « Dans
cette ville, des garçons et des filles se baladaient dans
les rues, sans soucis. Les chansons de Charles Trenet, Yves
Montand, Line Renaud, Edith Piaf, Patachou et beaucoup
d’autres, diffusées par une petite discothèque, nous
parvenaient à travers une brume transparente, mêlées aux
amours naissants de la jeunesse d’alors. Depuis, Paris et
Bickfaya sont devenues le soleil de mon imagination »,
évoque l’artiste dans son album de douze chansons dédiées à
l’intention de la ville lumière, l’Amoureux de Paris.
Amoureux de Paris ? Certainement. Mais ce que beaucoup
ignorent également, c’est l’autre œuvre qu’Elias a conçue
spécialement et offerte à la francophonie, lors de son
sommet à Beyrouth. L’hymne du Liban à la francophonie,
paroles de Jean-Claude Boulos, musique et direction
d’orchestre d’Elias Rahbani. On aurait souhaité entendre cet
hymne cette année à l’occasion des VIes Jeux de la
francophonie, ou encore au 16e Salon du livre francophone.
Il n’y a ni pourquoi ni un comment à cette omission. Même si
« on vient des quatre coins du monde, animés d’une foi
profonde. Francophonie, tu réunis toutes les races, toutes
les classes ». Ainsi débute cet hymne d’amour qui a fait
dire au président de l’organisation à l’époque, Christian
Lebon : « Nous avons été enthousiasmés par la qualité de
votre texte et la richesse de votre mélodie ». Alors, l’on
est bien en droit de se demander : pourquoi cet oubli ?
Elias avait pourtant qualifié la francophonie de « la mère
des découvertes … mère de la liberté, l’égalité, le respect
des valeurs humaines … la joie et l’amour ... ».
Dans un
autre album, Eliott Ross chante Allah, que je t’aime et la
guerre est finie, qui a remporté le second prix en 1969, à
Athènes. Là aussi, les paroles, musique, mixage et
arrangements sont d’Elias, ainsi que l’enregistrement. C’est
dire l’attache toute particulière que l’artiste a pour ses
studios, son refuge salutaire. Ils ne sont d’ailleurs pas
loin de son domicile situé dans le même immeuble, au 4e
étage. Joliment installés au sous-sol, c’est là qu’il nous
reçoit avec une simplicité sans pareille, un sourire
charismatique et une confidence spontanée venant tout droit
du cœur.
Il est
vrai que ses studios constituent son refuge, mais il est
encore plus vrai que la maison conjugale demeure son
principal et dernier recours. C’est là où réside toute sa
force, où il puise tout son amour, sa raison de vivre. «
Nous sommes une famille très unie. Nina est tout pour moi.
Si je meurs et retourne un jour à la vie, je n’épouserai
qu’elle », assure-t-il. Avec leurs deux fils, Ghassan
(Visages Al-Ahram Hebdo no°718) et Jad, tous deux dans le
métier, la famille est bien soudée.
On naît
poète, on devient orateur, disait Cicéron. Pour Elias
Rahbani, on naît doué et on devient artiste. « L’âge ne
compte pas, il n’est rien. L’important réside dans l’âme »,
assure-t-il.
Avec
plus de 3 000 chansons et la musique de 30 films, sans
compter plus d’une quinzaine de feuilletons télévisés, 11
pièces de théâtre et une cinquantaine de CD, entre autres,
Elias Rahbani a bien le droit de s’enorgueillir de ce
palmarès. Il mérite bien une distinction plus qu’honorifique,
réussissant à élever son pays au rang de l’universel.
D’ailleurs, il le proclame haut et fort : « Ma musique est
universelle parce qu’elle est écoutée et appréciée par tout
le monde ».
Des
réalités, non des mots. Mais l’artiste n’a pas voulu gagner
la gloire au détriment de son pays. Durant la guerre civile,
les Français lui ont proposé, contrat sur table, une offre
des plus alléchantes à Paris. Mais Elias avait les larmes
aux yeux. Devant l’étonnement du Français, il avoue : «
Comment pourrai-je admirer chaque soir le coucher du soleil
comme je le fais ici ? ». Confidences touchantes, l’artiste
a préféré sacrifier le bien-être et la gloire pour rester
dans son pays. Et les occasions ne manquent pas. Si ce n’est
pas le voyage, ce sont ses droits d’auteur qui sont souvent
violés. « Parfois, le mal n’arrive qu’à travers les
personnes qui sont proches de vous et non pas l’ennemi »,
souligne-t-il avec amertume. Un patrimoine universel figé et
des personnes stupéfaites de la résignation de l’artiste. «
Mais Elias, que faites-vous encore au Liban ? », lui
demandaient-elles. Et comme nul n’est prophète en son pays,
Elias ne faisait qu’accumuler compositions musicales, pièces
de théâtre, programmes de radio et télé et tournées à
travers le monde entier. Il est toujours heureux et en paix
avec lui-même.
Son
enfance a été rongée par la perte de son père. Il n’avait
que cinq ans. « Je me suis consolé, car j’ai eu l’occasion
d’avoir deux pères affectueux, Assi et Mansour ». « Ces
jours-ci, cette scène émouvante me revient en mémoire,
confie l’artiste. Mon père gérait son restaurant à Antelias.
Ce jour-là, c’était Noël, mon père était fatigué, malade.
Son ami était à son chevet, moi aussi. Mais on ne tarda pas
à me faire sortir de la chambre pour ne pas assister à son
décès », dit-il tout ému. Il était le benjamin de la famille
avec ses deux frères, Assi et Mansour, et ses trois sœurs
Salwa, Nadia et Elham.
Elève du
Collège des apôtres, à Jounieh, banlieue de Beyrouth, il
intègre en 1954 l’Académie libanaise de musique et en 1955
le Conservatoire national, suivis de cours particuliers de
musique pendant dix ans avec deux professeurs français :
Michel Bourgeot pour le piano et Bertrand Robillard pour la
composition. A 19 ans, il décroche un contrat avec la BBC et
devient le conseiller musical de Radio Liban et pour
d’autres compagnies étrangères telles que Philips,
Parlophone, Polydor, Decca et Rahbania, entre autres. Auteur
et compositeur de musique classique, pop, rock et orientale,
il introduit en 1960 la nouvelle méthode d’enregistrement en
studio au Moyen-Orient. Mais l’artiste est également
l’auteur d’un livre de poèmes, The Window of the moon. En
1961, il promeut la chanson libanaise en langue française.
En 1962,
il épouse Nina, qui a reçu en 1974, au Caire, le prix du
Centre catholique du cinéma pour le scénario du film Hatta
akher al-omr (jusqu’à la fin de la vie). D’Egypte, l’artiste
garde de très bons souvenirs mais aussi, et surtout, de très
bonnes impressions sur son cinéma. « Un projet de concert
musical à l’Opéra du Caire est à l’étude. Gardée dans mes
tiroirs depuis 1988, le rideau s’est enfin levé sur la pièce
musicale Ilah ». Réalisée par son fils Ghassan, elle a été
donnée le 25 novembre 2009 au Palais des congrès au cœur de
Beyrouth pour rassembler tous les Libanais. Libanais, arabes
ou étrangers, Elias ne compte que des amis dans son
entourage « car je suis guidé par l’amitié et le pardon,
ajoute-t-il. Si je fâche une personne, je n’hésite pas tel
un enfant en toute innocence à la consoler pour pouvoir
dormir en paix ».
Elias
Rahbani ne dort pas seulement en paix, il vit aussi sa
journée paisiblement entouré de son épouse, de ses fils et
de ses petits-enfants, sans compter ses amis. Cette paix se
reflète sur son visage d’enfant, illuminé et souriant, alors
qu’il vient de franchir le beau cap des soixante-dix ans.
Mireille Bouabjian