Al-Ahram Hebdo,Société | Un lait à quiproquo
  Président Abdel-Moneim Saïd
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 2 au 8 décembre 2009, numéro 795

 

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Société

Fratries. Donner le sein à un nourrisson qui n’est pas le sien est une coutume bien ancrée dans les quartiers populaires et les zones rurales égyptiennes. Elle engendre souvent bien des tracas, et même des drames conjugaux.

Un lait à quiproquo

« Ebtessam, Fathiya vient d’accoucher. Karima, Fathiya a mis au monde un joli bébé. Adliya, tu as entendu la nouvelle ? Fathiya a donné naissance à une fille mais elle n’est pas contente. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas assez de lait pour l’allaiter ». La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre dans tout le village. Comme Fathiya ne peut pas allaiter sa fille, ses sœurs, cousines et amies se sont portées bénévoles pour lui donner le sein. Une aide que portent toutes les mères qui allaitent leurs bébés à la même période que celle qui vient d’accoucher.

Cette scène se déroule au village de Nekla, dans le gouvernorat de Qalioubiya. C’est un village comme tous les autres où chaque jour, le même scénario se répète. Allaiter un bébé qui n’est pas le sien est entré dans les us et coutumes non seulement des villageoises mais aussi des femmes habitant les quartiers populaires. Au fil des générations, leur mode de vie n’a pas changé. Chaque maman qui allaite est prête à donner son sein à un autre enfant qui n’est pas le sien. « Quel plaisir d’offrir son lait à un bébé qui en a besoin ! Moi, je suis heureuse d’avoir allaité le mien. Mais d’autres femmes ne peuvent pas le faire », répondent la plupart des mères par substitution.

Dès le premier jour de sa naissance, la fille de Fathiya est devenue la sœur de lait de plusieurs autres enfants du village. Et c’est la confusion totale. Les frères de lait sont deux personnes qui ont tété le même sein, même si les mamans sont différentes, et ce pour des raisons bien définies. Lorsque l’une d’elles n’a pas suffisamment de lait, à l’exemple de Fathiya, ou quand une femme meurt au cours de l’accouchement ou quand elle est malade et n’a pas la force de donner le sein à son enfant. Autre possibilité : quand la mère reprend le travail et ne peut pas se permettre de donner à intervalles réguliers le sein à son enfant, elle charge une de ses amies ou voisines de le faire à sa place.

Dans les provinces égyptiennes, les femmes n’hésitent pas à allaiter d’autres enfants car tous les membres de la famille habitent dans la même maison, appelée « beit al-eila » (la maison de famille) ou « el-beit el-kébir » (la grande maison). A Nekla, Am Saïd, le grand-père, a construit depuis quelques années un immeuble de 6 étages pour ses 3 fils, ses 2 filles et ses petits-enfants.

Dans cette maison familiale, tout le monde s’entraide. Les femmes font la cuisine, la vaisselle et le ménage à tour de rôle. Et quand l’une d’elles tarde au marché et que son bébé pleure, une autre femme du foyer se charge de l’allaiter. Dans cette maison, les femmes s’entendent pour tomber enceintes à la même période et accoucher à un ou deux mois d’intervalle. Il est commun de voir des bébés et enfants du même âge, comme si un calcul avait été fait. « Les mamans ont allaité, au moins une fois, tous ces enfants », explique le grand-père.

Dans ce village, Mohamad a demandé la main d’une proche parente. Les youyous fusent et la nouvelle est arrivée jusqu’à Zeinab, la sage-femme du village, âgée de 70 ans. Elle arrive catastrophée en lançant à haute voix : « Mohamad, tu ne peux pas épouser Hoda, elle est ta sœur de lait. La maman de Hoda t’a allaité quand tu avais trois mois ». La sage-femme ne manque pas de donner certains détails pour le rappeler à toute la famille. Hoda et Mohamad ont en effet tété les mêmes seins, et ont été élevés dans la même maison. Devenus grands, ils sont tombés amoureux, ne sachant pas qu’ils étaient frères de lait. « La mère de Mohamad est tombée très malade après l’accouchement. Le bébé qui avait faim pleurait si fort que sa tante maternelle a dû lui donner son sein, car elle venait aussi d’accoucher », relate la sage-femme.

Sous le choc, Hoda et Mohamad décident d’aller voir le cheikh Eid Atris pour lui demander conseil. « Avant tout, je dois voir la femme qui vous a allaités », lui a lancé le cheikh. Après avoir rencontré la tante et entendu son témoignage, le cheikh lui répète : « Es-tu sûre de ce que tu avances ? Hoda a-t-elle tété ton sein ? Si cela est arrivé, alors Hoda et Mohamad doivent renoncer à ce mariage ». Mais la tante ne peut pas répondre avec précision : « Je ne suis pas sûre du nombre de fois où elle a tété mon sein ». Et le cheikh de répondre : « Puisque tu ne parviens pas à t’en souvenir, ce couple ne doit pas se séparer ».

Aujourd’hui, dans le village de Nekla, tout le monde raconte que la tante a caché la vérité pour ne pas être la cause de la séparation de ce couple qui s’aime.  

Ils ne peuvent pas se marier

Ce cas n’est pas un cas unique. Les quartiers populaires du Caire et les zones rurales d’Egypte témoignent d’innombrables histoires semblables. Dans une famille du village de Nagea Hilal, à Sohag, en Haute-Egypte, c’est à n’en plus rien comprendre. Hayssam est le frère de lait de Nagda. Abir est la sœur de lait de Badawi. Fathiya est la sœur de Hayssam et de Abir ... Elevés entre cousins et cousines, nés de tantes et oncles maternels et paternels, ces enfants ne sont pas sortis d’un même ventre, mais sont pourtant frères et sœurs car ils ont tété les mêmes seins. Et par conséquent, ils ne peuvent pas se marier. Cette question des frères de lait est clairement expliquée dans le Coran. La sourate Les Femmes, verset 23, cite : « Vous sont interdites vos mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes paternelles, vos tantes maternelles, les filles de vos frères, les filles de vos sœurs, vos mères qui vous ont allaités, vos sœurs de lait, les mères de vos femmes, les belles-filles sous votre tutelle nées de vos femmes avec qui vous avez consommé le mariage ; nulle faute cependant ne vous sera imputée si le mariage n’a pas été consommé. Il vous est encore interdit les épouses de vos fils issus de vos reins, d’épouser deux sœurs — exception faite pour le passé. Dieu est, en vérité, celui qui pardonne, il est Miséricordieux ».

Reste à savoir quels sont les critères, d’après l’islam, selon lesquels deux personnes sont considérés comme des frères de lait. Le cheikh Salem Abdel-Guélil cite l’imam Al-Chaféi qui précise : « En général, si un bébé a tété le sein d’une autre maman que la sienne au moins 5 fois durant les deux premières années et s’arrête de lui-même, il devient son fils et le frère de ses enfants, à condition qu’il ait pris de son lait jusqu’à se rassasier. Du coup, le statut de cet enfant change. Il devient le frère de ses enfants biologiques, c’est-à-dire un frère de lait qui ne diffère pas d’un fils biologique ».

Par conséquent, la religion musulmane interdit à ces deux personnes de s’unir par le lien du mariage. Adel a demandé la main de sa cousine, mais une semaine avant le mariage, la famille a découvert qu’ils étaient frère et sœur de lait. « Immédiatement, ils se sont séparés et sont restés cousin et cousine à jamais », relate le cheikh. Mais les cas les plus graves sont ceux découverts tard. « S’ils sont déjà mariés et découvrent par hasard qu’ils ont tété le même sein, ils doivent se séparer, même s’ils ont eu des enfants car ce mariage est illicite », précise le cheikh d’un ton ferme.  

Etat de confusion

Le phénomène des frères de lait continue aussi d’exister dans beaucoup de quartiers populaires en Egypte. Une femme âgée de 75 ans raconte que son petit-fils, après cinq ans de mariage, a dû se séparer de sa femme. La grand-mère paternelle s’est en effet rappelée que le couple avait tété le même sein. « Après cinq ans de mariage, j’ai dû me séparer de ma femme alors que je suis père de trois enfants », précise Ali, victime de ce problème. C’est en regardant à la télévision le feuilleton Al-Attar wel sabaa banat que hagga Saadat, la grand-mère, s’est rappelée de certains épisodes de sa vie. Ce jour-là, ses petits-fils l’ont accusée d’avoir commis un péché en acceptant le mariage de Ali et Hamdiya. Sont-ils des frères de lait ? Ont-ils été allaités 5 fois de la même femme ? Comment le savoir ? Tout simplement en posant la question à cette grand-mère. Des questions auxquelles elle ne répondra pas avec précision. « Ce n’est pas moi qui ai tété le même sein que ma femme, mais c’est sa sœur qui a allaité le même sein que moi », a affirmé le mari, effrayé par l’idée d’être séparé de sa femme. Mais le cheikh doit lui apporter certaines précisions. « Ce mariage est illicite, tout comme celui qui a lieu entre frères et frères de lait. Il faut vous séparer de votre femme immédiatement car en fait, vous êtes frère et sœur ». Depuis ce jour-là, le mari a quitté la maison conjugale et vit chez sa mère.

Mais, malgré les problèmes qu’elle engendre, il semble que cette tradition ne disparaîtra pas de si tôt. Dans certains quartiers, et pour mettre fin à cet état de confusion qui risque d’engendrer de nombreux problèmes, on demande à chaque mère de ne donner son sein qu’à ses propres enfants. Si elle doit rendre service et nourrir un autre enfant que le sien, alors elle doit annoter combien de fois elle a allaité ce bébé. Fathiya, une femme prévoyante du quartier populaire d’Imbaba, tient même à garder les coordonnées des enfants qu’elle a allaités. « On ne sait jamais, ils pourront un jour croiser notre chemin ou celui de nos enfants », conclut-elle.

Manar Attiya

 




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