Fratries.
Donner
le sein à un nourrisson qui n’est pas le sien est une
coutume bien ancrée dans les quartiers populaires et les
zones rurales égyptiennes. Elle engendre souvent bien des
tracas, et même des drames conjugaux.
Un
lait à quiproquo
«
Ebtessam, Fathiya vient d’accoucher. Karima, Fathiya a mis
au monde un joli bébé. Adliya, tu as entendu la nouvelle ?
Fathiya a donné naissance à une fille mais elle n’est pas
contente. Sais-tu pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas assez de
lait pour l’allaiter ». La nouvelle s’est répandue comme une
traînée de poudre dans tout le village. Comme Fathiya ne
peut pas allaiter sa fille, ses sœurs, cousines et amies se
sont portées bénévoles pour lui donner le sein. Une aide que
portent toutes les mères qui allaitent leurs bébés à la même
période que celle qui vient d’accoucher.
Cette
scène se déroule au village de Nekla, dans le gouvernorat de
Qalioubiya. C’est un village comme tous les autres où chaque
jour, le même scénario se répète. Allaiter un bébé qui n’est
pas le sien est entré dans les us et coutumes non seulement
des villageoises mais aussi des femmes habitant les
quartiers populaires. Au fil des générations, leur mode de
vie n’a pas changé. Chaque maman qui allaite est prête à
donner son sein à un autre enfant qui n’est pas le sien. «
Quel plaisir d’offrir son lait à un bébé qui en a besoin !
Moi, je suis heureuse d’avoir allaité le mien. Mais d’autres
femmes ne peuvent pas le faire », répondent la plupart des
mères par substitution.
Dès le
premier jour de sa naissance, la fille de Fathiya est
devenue la sœur de lait de plusieurs autres enfants du
village. Et c’est la confusion totale. Les frères de lait
sont deux personnes qui ont tété le même sein, même si les
mamans sont différentes, et ce pour des raisons bien
définies. Lorsque l’une d’elles n’a pas suffisamment de lait,
à l’exemple de Fathiya, ou quand une femme meurt au cours de
l’accouchement ou quand elle est malade et n’a pas la force
de donner le sein à son enfant. Autre possibilité : quand la
mère reprend le travail et ne peut pas se permettre de
donner à intervalles réguliers le sein à son enfant, elle
charge une de ses amies ou voisines de le faire à sa place.
Dans les
provinces égyptiennes, les femmes n’hésitent pas à allaiter
d’autres enfants car tous les membres de la famille habitent
dans la même maison, appelée « beit al-eila » (la maison de
famille) ou « el-beit el-kébir » (la grande maison). A Nekla,
Am Saïd, le grand-père, a construit depuis quelques années
un immeuble de 6 étages pour ses 3 fils, ses 2 filles et ses
petits-enfants.
Dans
cette maison familiale, tout le monde s’entraide. Les femmes
font la cuisine, la vaisselle et le ménage à tour de rôle.
Et quand l’une d’elles tarde au marché et que son bébé
pleure, une autre femme du foyer se charge de l’allaiter.
Dans cette maison, les femmes s’entendent pour tomber
enceintes à la même période et accoucher à un ou deux mois
d’intervalle. Il est commun de voir des bébés et enfants du
même âge, comme si un calcul avait été fait. « Les mamans
ont allaité, au moins une fois, tous ces enfants », explique
le grand-père.
Dans ce
village, Mohamad a demandé la main d’une proche parente. Les
youyous fusent et la nouvelle est arrivée jusqu’à Zeinab, la
sage-femme du village, âgée de 70 ans. Elle arrive
catastrophée en lançant à haute voix : « Mohamad, tu ne peux
pas épouser Hoda, elle est ta sœur de lait. La maman de Hoda
t’a allaité quand tu avais trois mois ». La sage-femme ne
manque pas de donner certains détails pour le rappeler à
toute la famille. Hoda et Mohamad ont en effet tété les
mêmes seins, et ont été élevés dans la même maison. Devenus
grands, ils sont tombés amoureux, ne sachant pas qu’ils
étaient frères de lait. « La mère de Mohamad est tombée très
malade après l’accouchement. Le bébé qui avait faim pleurait
si fort que sa tante maternelle a dû lui donner son sein,
car elle venait aussi d’accoucher », relate la sage-femme.
Sous le
choc, Hoda et Mohamad décident d’aller voir le cheikh Eid
Atris pour lui demander conseil. « Avant tout, je dois voir
la femme qui vous a allaités », lui a lancé le cheikh. Après
avoir rencontré la tante et entendu son témoignage, le
cheikh lui répète : « Es-tu sûre de ce que tu avances ? Hoda
a-t-elle tété ton sein ? Si cela est arrivé, alors Hoda et
Mohamad doivent renoncer à ce mariage ». Mais la tante ne
peut pas répondre avec précision : « Je ne suis pas sûre du
nombre de fois où elle a tété mon sein ». Et le cheikh de
répondre : « Puisque tu ne parviens pas à t’en souvenir, ce
couple ne doit pas se séparer ».
Aujourd’hui, dans le village de Nekla, tout le monde raconte
que la tante a caché la vérité pour ne pas être la cause de
la séparation de ce couple qui s’aime.
Ils ne
peuvent pas se marier
Ce cas
n’est pas un cas unique. Les quartiers populaires du Caire
et les zones rurales d’Egypte témoignent d’innombrables
histoires semblables. Dans une famille du village de Nagea
Hilal, à Sohag, en Haute-Egypte, c’est à n’en plus rien
comprendre. Hayssam est le frère de lait de Nagda. Abir est
la sœur de lait de Badawi. Fathiya est la sœur de Hayssam et
de Abir ... Elevés entre cousins et cousines, nés de tantes
et oncles maternels et paternels, ces enfants ne sont pas
sortis d’un même ventre, mais sont pourtant frères et sœurs
car ils ont tété les mêmes seins. Et par conséquent, ils ne
peuvent pas se marier. Cette question des frères de lait est
clairement expliquée dans le Coran. La sourate Les Femmes,
verset 23, cite : « Vous sont interdites vos mères, vos
filles, vos sœurs, vos tantes paternelles, vos tantes
maternelles, les filles de vos frères, les filles de vos
sœurs, vos mères qui vous ont allaités, vos sœurs de lait,
les mères de vos femmes, les belles-filles sous votre
tutelle nées de vos femmes avec qui vous avez consommé le
mariage ; nulle faute cependant ne vous sera imputée si le
mariage n’a pas été consommé. Il vous est encore interdit
les épouses de vos fils issus de vos reins, d’épouser deux
sœurs — exception faite pour le passé. Dieu est, en vérité,
celui qui pardonne, il est Miséricordieux ».
Reste à
savoir quels sont les critères, d’après l’islam, selon
lesquels deux personnes sont considérés comme des frères de
lait. Le cheikh Salem Abdel-Guélil cite l’imam Al-Chaféi qui
précise : « En général, si un bébé a tété le sein d’une
autre maman que la sienne au moins 5 fois durant les deux
premières années et s’arrête de lui-même, il devient son
fils et le frère de ses enfants, à condition qu’il ait pris
de son lait jusqu’à se rassasier. Du coup, le statut de cet
enfant change. Il devient le frère de ses enfants
biologiques, c’est-à-dire un frère de lait qui ne diffère
pas d’un fils biologique ».
Par
conséquent, la religion musulmane interdit à ces deux
personnes de s’unir par le lien du mariage. Adel a demandé
la main de sa cousine, mais une semaine avant le mariage, la
famille a découvert qu’ils étaient frère et sœur de lait. «
Immédiatement, ils se sont séparés et sont restés cousin et
cousine à jamais », relate le cheikh. Mais les cas les plus
graves sont ceux découverts tard. « S’ils sont déjà mariés
et découvrent par hasard qu’ils ont tété le même sein, ils
doivent se séparer, même s’ils ont eu des enfants car ce
mariage est illicite », précise le cheikh d’un ton ferme.
Etat de
confusion
Le
phénomène des frères de lait continue aussi d’exister dans
beaucoup de quartiers populaires en Egypte. Une femme âgée
de 75 ans raconte que son petit-fils, après cinq ans de
mariage, a dû se séparer de sa femme. La grand-mère
paternelle s’est en effet rappelée que le couple avait tété
le même sein. « Après cinq ans de mariage, j’ai dû me
séparer de ma femme alors que je suis père de trois enfants
», précise Ali, victime de ce problème. C’est en regardant à
la télévision le feuilleton Al-Attar wel sabaa banat que
hagga Saadat, la grand-mère, s’est rappelée de certains
épisodes de sa vie. Ce jour-là, ses petits-fils l’ont
accusée d’avoir commis un péché en acceptant le mariage de
Ali et Hamdiya. Sont-ils des frères de lait ? Ont-ils été
allaités 5 fois de la même femme ? Comment le savoir ? Tout
simplement en posant la question à cette grand-mère. Des
questions auxquelles elle ne répondra pas avec précision. «
Ce n’est pas moi qui ai tété le même sein que ma femme, mais
c’est sa sœur qui a allaité le même sein que moi », a
affirmé le mari, effrayé par l’idée d’être séparé de sa
femme. Mais le cheikh doit lui apporter certaines précisions.
« Ce mariage est illicite, tout comme celui qui a lieu entre
frères et frères de lait. Il faut vous séparer de votre
femme immédiatement car en fait, vous êtes frère et sœur ».
Depuis ce jour-là, le mari a quitté la maison conjugale et
vit chez sa mère.
Mais,
malgré les problèmes qu’elle engendre, il semble que cette
tradition ne disparaîtra pas de si tôt. Dans certains
quartiers, et pour mettre fin à cet état de confusion qui
risque d’engendrer de nombreux problèmes, on demande à
chaque mère de ne donner son sein qu’à ses propres enfants.
Si elle doit rendre service et nourrir un autre enfant que
le sien, alors elle doit annoter combien de fois elle a
allaité ce bébé. Fathiya, une femme prévoyante du quartier
populaire d’Imbaba, tient même à garder les coordonnées des
enfants qu’elle a allaités. « On ne sait jamais, ils
pourront un jour croiser notre chemin ou celui de nos
enfants », conclut-elle.
Manar
Attiya