Al-Ahram Hebdo, Littérature | Ibrahim Abdel-Qader Al-Mazni ; L’histoire d’une vie
  Président Abdel-Moneim Saïd
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 2 au 8 décembre 2009, numéro 795

 

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Littérature

Dans son récit autobiographique Qesset hayat, Ibrahim Abdel-Qader Al-Mazni remémore, non sans humour, les anecdotes de l’enfance. Dans cet extrait que nous publions à l’occasion de la réédition de son œuvre complète chez Dar Al-Shourouk, il relate les aventures plaisantes de son frère aîné aux côtés d’un père conservateur.

L’histoire d’une vie

2

Mon frère avait deux femmes choisies parmi nos proches qui vivaient avec nous dans une seule demeure. Elles occupaient l’étage du milieu. Quant à ma grand-mère, mon grand-père, mon père et ma mère et moi-même, nous occupions l’étage supérieur ainsi que le bureau et les pièces qui se trouvaient dans la cour de la maison. Mon frère, comme mon père, était un homme aux nombreux mariages. Je ne sais pas pourquoi mon père se comportait de cette manière, surtout qu’à ma connaissance, il ne se trouvait aucun homme de notre famille ayant deux femmes en même temps ou même qui avait divorcé de sa femme. Quant à mon frère, il semblait étrange qu’il ait deux femmes du vivant de son père, surtout qu’il ne gagnait pas un sou et qu’il n’avait d’autres rentrées que ce que voulait bien lui donner mon père. Il est donc plus logique d’avancer que son père l’avait marié tout jeune – comme c’était la coutume à cette époque – pour se donner de la joie. Pourtant, la nuit des noces avait été une nuit macabre, je veux dire que la tente avait été dressée, les lumières allumées, les drapeaux suspendus, les tables posées, la musique avait commencé à raisonner et le chanteur était sur le point de monter sur scène lorsque nous parvint de Sokhrat qu’Ibrahim Effendi l’adjoint venait de mourir subitement. Les lumières alors furent éteintes et la fête finie. Les personnes qui s’étaient assemblées dans la joie, la félicité et la complicité se préparèrent à voyager pour rejoindre les funérailles. (…)

Malgré ses deux mariages, mon frère n’osait pas veiller en dehors de la maison ou fumer devant mon père. En effet, le fait de veiller ou de fumer était interdit si ce n’est pour mon grand-père et mon père. Quant à mon grand-père, il utilisait ce qu’on appelait le chouboq, à savoir un long morceau de bois d’un pied et demi qui se terminait par une chose dans laquelle on fourrait le tabac et sur laquelle on posait la flamme. Mon père, lui, fumait des cigarettes. Cependant, ce qui leur était permis était défendu aux autres – je ne sais pourquoi – alors que mon frère avait deux épouses.

D’ailleurs, j’avais vu un jour mon frère glisser rapidement sa cigarette allumée dans sa poche lorsque mon père apparut subitement. La poche fut brûlée et il ne cessa d’enfoncer ses doigts pour éteindre le feu.

Nombreuses étaient les fois où mon père le battait parce qu’il veillait hors de la maison ou qu’il fumait. Mais la grande fessée fut pour quelque chose qui dépassait de loin les veillées ou les cigarettes. Mon frère ne m’en parla que lorsque je devins un homme comme lui avec des moustaches que je pouvais prolonger et une barbe que je rasais. Il dit : « Il ne restait que quelques jours avant la fête et l’idée me vint de me faire couper les cheveux avant d’aller au hammam » – mon frère était passionné du hammam du marché, le hammam turc qu’il préférait à tous les autres. J’en avais marre de notre barbier qui était un vieil homme respectable à la barbe hirsute et il ne faisait rien ni pour la coiffer ni pour la couper. J’en ai marre également de sa serviette rouge rayée et de la bassine qu’il me posait devant le cou en me laissant la porter, ce qui laissait déferler l’eau abondamment sur ma tête et sur mes vêtements puis finissait par mouiller mon corps. Je me suis donc dis : Je cherche un autre barbier. Je déambulais dans les rues à la recherche d’un autre barbier et je finis par sortir des quartiers nationaux pour atteindre les quartiers habités par des étrangers. Je trouvais un barbier étranger. Je fis mon choix et choisis sa boutique. Il vint à ma rencontre en me souhaitant la bienvenue. Il m’assit sur une chaise reposante que je n’avais jamais connue auparavant et il posa sur ma poitrine une serviette blanche bien repassée avec deux ouvertures pour les bras. Il me coupa les cheveux et il enleva la serviette et apporta une autre serviette propre pour me raser la barbe avec de l’eau de cologne. Puis il me proposa des choses à faire dont je n’avais jamais entendu parler comme de faire un massage, un shampoing et je lui faisais un signe d’acquiescement de la tête à chaque fois qu’il me proposait quelque chose. Puis il dit : Manicure ? Je dis oui de la tête. Je ne savais pas ce que cela voulait dire. Il disparut derrière un rideau et appela une jolie jeune fille blonde qui venait sans doute du paradis et il lui dit quelque chose. Elle sourit et tint ma grande paume dure dont le dos était couvert de poils et elle se mit à me limer, à me nettoyer et à me couper les ongles. Puis elle m’enduisit les mains avec un produit alors que j’étais sur le point de mourir de honte. Crois-moi si je te dis : c’était la première fois de ma vie qu’une jeune fille, qui m’est étrangère, posait sa main sur la mienne, et si j’ajoute à cela qu’elle était très belle, avec ses cheveux blonds, son visage lumineux, son large front et ses dents très blanches et propres et que son sourire était resplendissant. Dans sa voix, il y avait un charme qui envoûtait avec sa taille de gazelle, elle était légère et sympathique. Dans son regard, une certaine tendresse incitait à la prendre dans ses bras, surtout que je n’avais connu que des femmes grosses dont la chair étouffait leurs âmes à force de chair. En parlant de tout cela, il t’est facile alors de comprendre que je l’ai aimée passionnément et que je ne pus rien lui dire.

Je la regardais tel un idiot, puis, je pus enfin déblayer ma langue et je dis tout confus : Je ne savais pas que c’était cela la manicure. Je regrette parce que ma paume est aussi grande que celle d’un pain et qu’elle est couverte d’une forêt de poils. Je crois qu’il n’est pas convenable de me mettre de l’émail sur les ongles. Je crains de devoir cacher mes mains jusqu’à la disparition de la couleur. J’étais sur le point de retirer ma main, mais elle la retint. Et elle dit, avec le plus beau sourire que je vis de ma vie, qu’elle était heureuse d’avoir à faire à cette grosse paume dure, surtout que la plupart des mains ressemblaient à celles des femmes. Je ne savais quoi lui dire en réponse à cela ; pourtant, je répugnais à ce qu’elle m’enduise les ongles. Mais je ne lui donnais pas l’autre main et lui demandais : Quand cela va disparaître ? Elle répondit : Oh ! Cela ne dure pas, ne t’en fais pas. Je voulus lui dire que je serais heureux de la revoir une autre fois. Mais je ne pipa mot. Je me suffis de lui tendre la main pour lui dire au revoir. Elle y posa sa petite main et je la secouais comme pour un homme. Je fus étonné de l’entendre dire :

« J’espère te revoir ». Ma stupide réponse fut : « Mais je ne peux pas me faire couper les cheveux tous les jours ! ». Elle sourit, et il me sembla qu’elle se courbait vers moi :

– Je sors d’ici tous les jours à 7h du soir.

– Si c’est comme ça, je vais t’attendre tous les soirs sur le trottoir d’en face.

Mon frère me dit, alors qu’il me racontait l’histoire : Il en fut ainsi. Je m’attachais à elle et nous allions tous les jours nous promener et elle m’apprit beaucoup de choses que je ne connaissais pas. Si je pouvais la prendre pour épouse, je l’aurais fait. Je lui racontais tout sans rien lui cacher. Elle comprit et m’excusa. Nous sommes restés amis durant deux années jusqu’au jour où elle se fiança à un jeune homme de sa race. Je sentis qu’elle ne voulait pas de lui, je la convainquis de l’accepter pour la protéger et assurer son avenir.

Mais cela est un autre sujet. Revenons à la manicure. C’était malheureusement ma main droite qui avait été enduite d’émail à ongles. Lorsque je revins à la maison, je pris la main de mon père pour l’embrasser et il me demanda : Qu’est-ce qu’il y a sur tes ongles ? Je lui racontais ce qui était arrivé en pensant n’avoir pas mal agi. Mais son visage se rembrunit en disant : Quelle est la différence entre les femmes et toi maintenant. Il se leva et appela Am Mohamad comme on l’appelait et lui demanda de rapporter quelque chose. Il revint accompagné de trois grands hommes forts. Il leur fit signe et ils m’attachèrent avec des cordes et me jetèrent au sol. J’étais tellement abasourdi que je ne résistais pas. Mon père arriva avec un grand bâton et il se mit à me battre, ne faisant aucun cas de moi. Je ne fus sauvé que par ma mère. Elle arriva la tête dénudée, vêtue des vêtements de la maison et elle se jeta sur moi, en faisant de son corps un barrage entre le bâton et moi. Mon père dut s’interrompre. Mais il donna l’ordre de m’emprisonner dans une pièce et il sortit. (…).

Traduction de Soheir Fahmi

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Ibrahim Abdel-Qader Al-Mazni

en 1890 au Caire et mort en 1949Ibrahim Abdel-Qader Al-Mazni est l’une des figures de la poésie contemporaine. Fasciné comme la génération de son temps par la faculté de médecine, il s’est adhéré à la médecine mais n’a pas pu faire face à l’anatomie et la morgue et s’est vite rangé dans la faculté de pédagogie. Il devient professeur, puis se lance dans l’écriture journalistique et critique dans nombre de journaux prestigieux comme Al-Akhbar, l’hebdomadaire Al-Seyassa ou Al-Balagh, il a été également doué dans la traduction de la littérature anglaise. Quant à son côté littéraire, il est connu par son écriture ironique, que ce soit en poème ou en prose. Avec ses amis Al-Aqqad et Abdel-Rahmane Choukri, il a fondé le mouvement littéraire Madrasset Al-Diwane, qui a revendiqué la libération du poème des rimes et de la métrique. Il a été également influencé par la littérature universelle et en a introduit certains éléments dans son écriture contemporaine. En 1917, il renonce à l’écriture poétique pour se consacrer à l’essai et au roman. Parmi ses œuvres publiées, le fameux Al-Diwane fil adab wal naqd (le diwane dans la littérature et la critique) en 1921, de nombreux romans et recueils de nouvelles, réédités récemment aux éditions Al-Shourouk dont Qesset hayat, Ibrahim Al-Kateb, Sondouq al-dounia et Salasat regal wa imraa (trois hommes et une femme).

 

 




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