Dans son
récit autobiographique Qesset hayat,
Ibrahim Abdel-Qader Al-Mazni
remémore, non sans humour, les anecdotes de l’enfance.
Dans cet extrait que nous publions à l’occasion de la
réédition de son œuvre complète chez Dar Al-Shourouk, il
relate les aventures plaisantes de son frère aîné aux côtés
d’un père conservateur.
L’histoire d’une vie
2
Mon
frère avait deux femmes choisies parmi nos proches qui
vivaient avec nous dans une seule demeure. Elles occupaient
l’étage du milieu. Quant à ma grand-mère, mon grand-père,
mon père et ma mère et moi-même, nous occupions l’étage
supérieur ainsi que le bureau et les pièces qui se
trouvaient dans la cour de la maison. Mon frère, comme mon
père, était un homme aux nombreux mariages. Je ne sais pas
pourquoi mon père se comportait de cette manière, surtout
qu’à ma connaissance, il ne se trouvait aucun homme de notre
famille ayant deux femmes en même temps ou même qui avait
divorcé de sa femme. Quant à mon frère, il semblait étrange
qu’il ait deux femmes du vivant de son père, surtout qu’il
ne gagnait pas un sou et qu’il n’avait d’autres rentrées que
ce que voulait bien lui donner mon père. Il est donc plus
logique d’avancer que son père l’avait marié tout jeune –
comme c’était la coutume à cette époque – pour se donner de
la joie. Pourtant, la nuit des noces avait été une nuit
macabre, je veux dire que la tente avait été dressée, les
lumières allumées, les drapeaux suspendus, les tables posées,
la musique avait commencé à raisonner et le chanteur était
sur le point de monter sur scène lorsque nous parvint de
Sokhrat qu’Ibrahim Effendi l’adjoint venait de mourir
subitement. Les lumières alors furent éteintes et la fête
finie. Les personnes qui s’étaient assemblées dans la joie,
la félicité et la complicité se préparèrent à voyager pour
rejoindre les funérailles. (…)
Malgré
ses deux mariages, mon frère n’osait pas veiller en dehors
de la maison ou fumer devant mon père. En effet, le fait de
veiller ou de fumer était interdit si ce n’est pour mon
grand-père et mon père. Quant à mon grand-père, il utilisait
ce qu’on appelait le chouboq, à savoir un long morceau de
bois d’un pied et demi qui se terminait par une chose dans
laquelle on fourrait le tabac et sur laquelle on posait la
flamme. Mon père, lui, fumait des cigarettes. Cependant, ce
qui leur était permis était défendu aux autres – je ne sais
pourquoi – alors que mon frère avait deux épouses.
D’ailleurs, j’avais vu un jour mon frère glisser rapidement
sa cigarette allumée dans sa poche lorsque mon père apparut
subitement. La poche fut brûlée et il ne cessa d’enfoncer
ses doigts pour éteindre le feu.
Nombreuses étaient les fois où mon père le battait parce
qu’il veillait hors de la maison ou qu’il fumait. Mais la
grande fessée fut pour quelque chose qui dépassait de loin
les veillées ou les cigarettes. Mon frère ne m’en parla que
lorsque je devins un homme comme lui avec des moustaches que
je pouvais prolonger et une barbe que je rasais. Il dit : «
Il ne restait que quelques jours avant la fête et l’idée me
vint de me faire couper les cheveux avant d’aller au hammam
» – mon frère était passionné du hammam du marché, le hammam
turc qu’il préférait à tous les autres. J’en avais marre de
notre barbier qui était un vieil homme respectable à la
barbe hirsute et il ne faisait rien ni pour la coiffer ni
pour la couper. J’en ai marre également de sa serviette
rouge rayée et de la bassine qu’il me posait devant le cou
en me laissant la porter, ce qui laissait déferler l’eau
abondamment sur ma tête et sur mes vêtements puis finissait
par mouiller mon corps. Je me suis donc dis : Je cherche un
autre barbier. Je déambulais dans les rues à la recherche
d’un autre barbier et je finis par sortir des quartiers
nationaux pour atteindre les quartiers habités par des
étrangers. Je trouvais un barbier étranger. Je fis mon choix
et choisis sa boutique. Il vint à ma rencontre en me
souhaitant la bienvenue. Il m’assit sur une chaise reposante
que je n’avais jamais connue auparavant et il posa sur ma
poitrine une serviette blanche bien repassée avec deux
ouvertures pour les bras. Il me coupa les cheveux et il
enleva la serviette et apporta une autre serviette propre
pour me raser la barbe avec de l’eau de cologne. Puis il me
proposa des choses à faire dont je n’avais jamais entendu
parler comme de faire un massage, un shampoing et je lui
faisais un signe d’acquiescement de la tête à chaque fois
qu’il me proposait quelque chose. Puis il dit : Manicure ?
Je dis oui de la tête. Je ne savais pas ce que cela voulait
dire. Il disparut derrière un rideau et appela une jolie
jeune fille blonde qui venait sans doute du paradis et il
lui dit quelque chose. Elle sourit et tint ma grande paume
dure dont le dos était couvert de poils et elle se mit à me
limer, à me nettoyer et à me couper les ongles. Puis elle
m’enduisit les mains avec un produit alors que j’étais sur
le point de mourir de honte. Crois-moi si je te dis :
c’était la première fois de ma vie qu’une jeune fille, qui
m’est étrangère, posait sa main sur la mienne, et si
j’ajoute à cela qu’elle était très belle, avec ses cheveux
blonds, son visage lumineux, son large front et ses dents
très blanches et propres et que son sourire était
resplendissant. Dans sa voix, il y avait un charme qui
envoûtait avec sa taille de gazelle, elle était légère et
sympathique. Dans son regard, une certaine tendresse
incitait à la prendre dans ses bras, surtout que je n’avais
connu que des femmes grosses dont la chair étouffait leurs
âmes à force de chair. En parlant de tout cela, il t’est
facile alors de comprendre que je l’ai aimée passionnément
et que je ne pus rien lui dire.
Je la
regardais tel un idiot, puis, je pus enfin déblayer ma
langue et je dis tout confus : Je ne savais pas que c’était
cela la manicure. Je regrette parce que ma paume est aussi
grande que celle d’un pain et qu’elle est couverte d’une
forêt de poils. Je crois qu’il n’est pas convenable de me
mettre de l’émail sur les ongles. Je crains de devoir cacher
mes mains jusqu’à la disparition de la couleur. J’étais sur
le point de retirer ma main, mais elle la retint. Et elle
dit, avec le plus beau sourire que je vis de ma vie, qu’elle
était heureuse d’avoir à faire à cette grosse paume dure,
surtout que la plupart des mains ressemblaient à celles des
femmes. Je ne savais quoi lui dire en réponse à cela ;
pourtant, je répugnais à ce qu’elle m’enduise les ongles.
Mais je ne lui donnais pas l’autre main et lui demandais :
Quand cela va disparaître ? Elle répondit : Oh ! Cela ne
dure pas, ne t’en fais pas. Je voulus lui dire que je serais
heureux de la revoir une autre fois. Mais je ne pipa mot. Je
me suffis de lui tendre la main pour lui dire au revoir.
Elle y posa sa petite main et je la secouais comme pour un
homme. Je fus étonné de l’entendre dire :
«
J’espère te revoir ». Ma stupide réponse fut : « Mais je ne
peux pas me faire couper les cheveux tous les jours ! ».
Elle sourit, et il me sembla qu’elle se courbait vers moi :
– Je
sors d’ici tous les jours à 7h du soir.
– Si
c’est comme ça, je vais t’attendre tous les soirs sur le
trottoir d’en face.
Mon
frère me dit, alors qu’il me racontait l’histoire : Il en
fut ainsi. Je m’attachais à elle et nous allions tous les
jours nous promener et elle m’apprit beaucoup de choses que
je ne connaissais pas. Si je pouvais la prendre pour épouse,
je l’aurais fait. Je lui racontais tout sans rien lui cacher.
Elle comprit et m’excusa. Nous sommes restés amis durant
deux années jusqu’au jour où elle se fiança à un jeune homme
de sa race. Je sentis qu’elle ne voulait pas de lui, je la
convainquis de l’accepter pour la protéger et assurer son
avenir.
Mais
cela est un autre sujet. Revenons à la manicure. C’était
malheureusement ma main droite qui avait été enduite d’émail
à ongles. Lorsque je revins à la maison, je pris la main de
mon père pour l’embrasser et il me demanda : Qu’est-ce qu’il
y a sur tes ongles ? Je lui racontais ce qui était arrivé en
pensant n’avoir pas mal agi. Mais son visage se rembrunit en
disant : Quelle est la différence entre les femmes et toi
maintenant. Il se leva et appela Am Mohamad comme on
l’appelait et lui demanda de rapporter quelque chose. Il
revint accompagné de trois grands hommes forts. Il leur fit
signe et ils m’attachèrent avec des cordes et me jetèrent au
sol. J’étais tellement abasourdi que je ne résistais pas.
Mon père arriva avec un grand bâton et il se mit à me battre,
ne faisant aucun cas de moi. Je ne fus sauvé que par ma mère.
Elle arriva la tête dénudée, vêtue des vêtements de la
maison et elle se jeta sur moi, en faisant de son corps un
barrage entre le bâton et moi. Mon père dut s’interrompre.
Mais il donna l’ordre de m’emprisonner dans une pièce et il
sortit. (…).
Traduction de Soheir Fahmi