Frères Musulmans.
La confrérie aux arcanes secrets s’est livrée à une bataille
interne, en plein public, suite à des informations sur la
démission du guide.S’agit-il de divergences entre
réformistes et conservateurs ou bien c’est l’avenir du futur
guide qui est en jeu ?
Un
pavé dans la mare
C’était
une réunion ordinaire pour discuter de l’article
hebdomadaire de la confrérie, le guide arrive et semble
surprendre tout le monde : « Je ne pourrai pas continuer »,
et il remercie les Frères en lançant un « que Dieu vous aide
», dit-il à son adjoint Mohamad Habib. Le guide suprême des
Frères musulmans Mehdi Akef a suscité une vraie polémique.
A-t-il décidé d’alléger ses fonctions et de « déléguer ses
prérogatives », selon les termes de la confrérie, ou de «
démissionner », d’après la une de la presse le lendemain ? «
Il était triste », dit le numéro 2 de la confrérie.
Sur fond
de crise, un conflit interne au bureau politique, dit de la
guidance et qui équivaut à une sorte de cabinet exécutif, et
suit hiérarchiquement le guide et ses 3 adjoints, a révélé
les profondes divisions au sein d’un mouvement qui semblait
le plus compact dans la vie égyptienne. Ce « politburo »
compte normalement entre 16 et 18 membres et, suite à
l’arrestation de 5 d’entre eux, des remplaçants ont été élus.
Avec le décès d’un autre membre, Akef voulait désigner Essam
Al-Eriane à sa place. Porte-parole de la confrérie, chef de
son unité politique et chef de file de la nouvelle
génération, il avait obtenu 40 % des voix lors des dernières
élections, à vote secret par le Conseil de la choura (un
parlement avec 105 membres). Le guide voyait donc sa
nomination légitime. Mais l’ensemble du bureau politique
interprète la « charte » autrement et a donc fait bloc
contre cette nomination, à l’unanimité. Un détail technique
qui aurait être sans aucune importance, s’il s’agissait d’un
mouvement autre que les Frères musulmans. Dans tous les cas,
Akef n’avait-il pas déclaré qu’il refuserait d’être
reconduit dans ses fonctions de guide suprême et qu’il les
quitterait avec les prochaines élections en janvier 2010 ?
Mais les
Frères, c’est quelque chose qu’on ne peut pas prendre à la
légère, même avec l’allure de véritable soap-opéra que
prennent souvent leurs débats, réunions et leurs relations
avec l’Etat. Ils détiennent un cinquième des sièges au
Parlement, voire représentent le premier mouvement
d’opposition du pays. D’ailleurs, ils font régulièrement
l’objet de vagues d’arrestation, et sont systématiquement
attaqués par le régime et critiqués par sa presse. Fondée en
1928, la confrérie est officiellement interdite depuis plus
d’un demi-siècle, paradoxalement, elle continue à faire de
la politique et du caritatif aussi sous ce statut « interdit
».
U
n
interdit qui, au fil des années, a exigé « le secret », les
tempêtes ont été ainsi toujours discrètes, à l’exception
peut-être de la défection d’Aboul-Ela Madi, il y a une
quinzaine d’années parce qu’il voulait fonder un parti
Frères. Pourquoi pas donc parler de « l’interdit numéro 1 »,
comme l’a nommé l’écrivain Fahmi Howeidi. Parce que
l’analyse la plus courante évoque une scission, au sein de
ce mouvement religieux fondé par Hassan Al-Banna, entre
conservateurs et réformistes.
Les
premiers sont plus dogmatiques sur le plan idéologique,
restent vivement attachés aux principes du père fondateur
rejetant de se mêler à la politique au gré de la
préservation du Tanzim. Les seconds, en revanche, qui ont
plus de penchant politique, sont en faveur de la création
d’un parti des Frères et favorisent le ralliement à
l’opposition et la formation de fronts face au pouvoir.
Mahmoud
Ezzat, secrétaire général de la confrérie, représente ce
courant traditionaliste, alors que d’autres noms comme
Abdel-Moneim Aboul-Fotouh et Al-Eriane sont plus aptes à
jouer un rôle politique. Les « Erdogans », comme les
surnomment les faucons. Mehdi Akef, lui-même qui a prêté
serment à l’imam martyr et qui a passé la moitié de sa vie
en prison, se classe pourtant parmi les plus ouverts
d’esprit au sein des Frères, il représente, avec ses trois
adjoints, le courant centriste. Ce sont des conservateurs,
mais pas radicaux. Il a établi des liens avec les différents
acteurs politiques, même les plus laïques, et a permis le
lancement d’un brouillon du « futur programme des Frères ».
D’après les observateurs, c’est un courant plutôt
minoritaire et la « vieille garde » domine en majorité la
confrérie. Le départ houleux du guide et sa démission
effective ou démission fictive visaient donc à mettre les
pressions sur les conservateurs, croit-on. Mais finalement,
c’est Akef qui a subi des pressions et finit par assister
aux réunions sans les diriger, ce qui n’est pas usité au
sein de la confrérie. C’est d’ailleurs une des missions des
trois adjoints. Une autre analyse veut que cette récente
crise soit loin d’être un conflit entre ancienne et nouvelle
générations. Preuve en est : Abdel-Moneim Aboul-Fotouh, chef
de fil des réformateurs, est membre du bureau politique.
Akef
avait les yeux braqués ailleurs apparemment, sur son
successeur. Parce que la question qui se pose aujourd’hui
est : qui serait le huitième guide des Frères musulmans ?
Jusqu’à
il y a un an, les choses étaient plus ou moins claires.
L’homme d’affaires très influent, cadre des Frères, Khayrat
Al-Chater semblait le plus proche à succéder au poste
suprême de la confrérie. Mais il a été différé devant un
tribunal militaire et accusé, avec 39 autres Frères
musulmans, de financement d’une organisation interdite. Al-Chater
a été ainsi condamné à 7 ans de prison, laissant les Frères
assez perplexes.
La
balance penchait depuis en faveur des plus radicaux, le nom
de Ezzat, beau-frère du guide, circulait plus que jamais.
Celui aussi de Mohamad Badie, cadre des Frères à Assiout.
Celui-ci fait partie des conservateurs, mais il est vu comme
« plus tendre » et « plus flexible ».
Soucieux
de préserver les équilibres au sein de son mouvement, Mehdi
Akef aurait ainsi, en provoquant la récente crise, mené une
sorte de « révolution blanche ». D’un côté, il dévoile au
grand jour cette opposition contre le courant réformateur
mettant les conservateurs sur la défensive. La nomination de
Essam Al-Eriane au bureau politique est désormais
presqu’un fait accompli, d’autant plus que son parrain
Abdel-Moneim Aboul-Fotouh a critiqué, depuis sa prison, ceux
qui s’y opposent.
En
annonçant son retrait et décidant de déléguer ses
prérogatives au numéro 2, Mohamad Habib, Akef semble le
soutenir de facto comme potentiel futur guide, telle était
sa deuxième tactique.
Rien ne
prouve, au moins pour l’instant, qu’il a remporté la
bataille. Les conservateurs, tellement nombreux, auront leur
mot à dire. Ils profiteront de ces arrestations massives des
Frères, presque quotidiennes, pour prouver leur vision,
surtout qu’un coup de filet contre la confrérie semble
imminent à l’approche des législatives. Le ministre de
l’Intérieur Habib Al-Adeli a affirmé, la semaine dernière,
que les Frères « ne réitéreraient pas leur succès de 2005 ».
Les
jeunes Frères sont intervenus, et presque pour la première
fois, dans le conflit. Ils avancent deux propositions. Soit
que le guide accepte de rester pour un autre mandat de six
ans, ce qui paraît peu probable, puisqu’en prenant les rênes
de la confrérie, Akef avait demandé aux Frères de ne plus
élire de guide âgé de plus de 65 ans.
S’il
rejette l’idée, les jeunes lui demanderont alors
d’attendre jusqu’à la libération, d’ici quelques mois, de
Mohamad Ali Bechr, un autre cadre accusé dans le même procès
que Chater. Une position qui risque de se faire invalider
face au règlement interne.
Ils
trouveront une issue qui les garde soudés, estiment les
observateurs. « Les rangs des Frères musulmans sont solides
», avait affirmé Akef en pleine crise, et il n’a pas tort.
Depuis toujours, il y avait 2 courants qui s’y opposent,
même entre les idées de Banna et celles du plus rigoriste
Sayed Qotb.
A
travers les années, et quelle que soit l’élite au pouvoir,
libérale ou nassérienne, sous Sadate ou sous Moubarak,
pendant ses 80 ans d’existence, la confrérie a su résister à
ces contradictions, aux coups venant de l’extérieur, et à
l’usure à laquelle elle est destinée dans sa confrontation
avec l’Etat. Et alors qu’elle est loin d’être homogène, elle
a connu le moins de dissensions que les partis politiques
légaux.
Elle a
su s’adapter sans pour autant abandonner les convictions des
pères fondateurs, des règles du jeu, un pragmatisme
qu’aucune autre force politique en Egypte n’a su adopter.
On dit
que les Frères ont une capacité de survie qui leur a permis
de se maintenir sous deux monarchies et quatre républiques.
Ils semblent encore plus aptes à survivre : quand une crise
s’aggrave, ils se retirent, travaillent en clandestinité,
avant de resurgir encore plus soudés. C’est la peur pour le
Tanzim qui prime.
Samar
Al-Gamal