Phénomène.
Un recours de plus en plus fréquent à la force et aux hommes
de main pour régler les litiges. Un déni de la loi et des
règles. La société égyptienne serait-elle en train de
glisser petit à petit vers la loi du talion ? Enquête.
Par la force des bras
«
Je ne regrette pas d’avoir commis ce crime. La victime a
exploité la lenteur des procédures judiciaires pour ne pas
s’acquitter de sa dette envers moi. Au lieu de me verser 70
000 L.E., elle a intenté plusieurs procès pour gagner du
temps. Elle est donc responsable de son sort, car si tout le
monde agit de la même manière, les droits de chacun se
retrouveraient bafoués ». Tels sont les propos du médecin de
grande renommée publiés dans le quotidien Al-Ahram le 15
septembre dernier. Accusé d’avoir assassiné un commerçant en
équipements électroniques, ce dernier confie avoir été trahi
par la victime en essayant de la convaincre de lui rendre
tout son argent. Dans sa clinique située à Héliopolis,
l’homme en question est au rendez-vous avec la mort. En
pleine journée, le médecin n’hésite pas à tirer sur la
victime. Il découpe son corps à l’aide d’une scie et brûle
sa tête et ses membres pour masquer son crime. Il dispersera
le reste dans différents endroits pour éloigner les
soupçons. Malgré l’atrocité de son crime, l’accusé ne
regrette qu’une chose, celle de n’avoir pas brûlé les
vêtements de sa victime. Ceci a conduit la police à faire
ses investigations et arriver au criminel.
Dans la société égyptienne, on recourt de plus en plus à la
force pour arracher ses droits. « Ce n’est plus des cas
individuels, mais c’est devenu un phénomène. La loi est
injuste, elle œuvre seulement en faveur des personnes riches
et puissantes. La police est plutôt préoccupée par la
sécurité des VIP, alors que les citoyens simples ont
commencé à recourir à leurs propres moyens pour obtenir
leurs droits », explique Hafez Abou-Seada, avocat et
directeur de l’Organisation Egyptienne des Droits de l’Homme
(OEDH). Il suffit de parcourir la page des faits divers pour
se rendre compte de cette évidence. Le dernier incident
publié le mois dernier sur le massacre qui a eu lieu à Ezbet
Mit Al-Kalaf dans la ville de Benha, dans le gouvernorat de
Qalioubiya, en est un autre exemple. L’histoire a commencé
lorsqu’un propriétaire terrien a voulu se débarrasser des
locataires qui occupaient 12 maisons construites sur sa
parcelle de terre. N’ayant pas réussi à le faire, il vend
son terrain à un hors-la-loi prénommé Barbari et réputé pour
le trafic de drogues et d’armes. Ce dernier, qui avait déjà
des problèmes avec d’autres personnes, va imposer sa loi en
interdisant à toute personne de circuler dans le village
après le coucher du soleil. Il n’hésitera pas à tirer sur
deux personnes venues rendre visite à un citoyen à l’heure
du couvre-feu. Résultat : les proches des deux victimes,
blessées par balle, n’hésitent pas à se venger de la famille
de Barbari en tuant son frère. Fou de rage, le fils de
Barbari va faire appel à des baltaguis pour incendier les
maisons des paysans et tuer leur bétail.
D’ailleurs, des rumeurs indiquent que certains avocats de
renommée font appel aux baltaguis pour en finir avec les
procès compliqués. Ils passent un accord avec le client, lui
promettant de lui rendre ses droits à condition d’empocher
un certain pourcentage sur les acquis. Et ce n’est pas tout.
« Aujourd’hui, les sociétés de sécurité privées poussent
comme des champignons en Egypte. C’est la preuve que les
gens ne font plus confiance aux autorités officielles et
préfèrent plutôt assurer leur propre sécurité moyennant de
l’argent », poursuit Abou-Seada.
Même le cinéma égyptien a abordé le sujet dans le film de
Karim Abdel-Aziz intitulé Kharig ala al-qanoun (le
hors-la-loi).
En fait, tout cela n’est pas nouveau. Avec l’arrivée du
deuxième Millenium, la première étincelle a éclaté. Les
faits remontent au 7 avril 2001. Apparemment, une simple
dispute tourne au vinaigre. Amr Al-Hawari, un jeune homme de
29 ans issu d’un milieu aisé, s’accroche avec l’homme
d’affaires Mahmoud Rouhi, et le tue. Lieu du crime : un
restaurant luxueux au centre commercial Arcadia Mall, sur la
corniche du Caire, en principe réservé à l’élite.
L’abonnement annuel de 20 000 L.E. dans ledit restaurant
garantit la présence d’une clientèle passée au peigne fin,
comme le confirme un membre de l’administration du
restaurant.
Pour la sociologue Soheir Loutfi, ce fut un grand choc pour
la société égyptienne : « Ce crime a défrayé la
chronique parce qu’il a été commis par un membre de cette
élite, qui détient à la fois pouvoir et argent. Et ce ne
sera pas le dernier du genre ». Elle ajoute que le lieu du
crime, à savoir un lieu public, a augmenté le côté
sensationnel de l’affaire. Car les Egyptiens pensaient que
le pouvoir et l’argent mettaient l’élite à l’abri de tous
les maux de la société ou encore à l’abri des représailles
de la loi. Tout était réuni en tout cas pour en faire un
grand fait divers : l’argent, le cadre luxueux d’un
restaurant-bar, les hypothèses multiples sur le mobile, les
éventuelles tractations entre la famille de l’assassin et
celle de la victime. Mais ces grands crimes qui ont secoué
l’opinion publique ne sont pas les seules preuves que
prendre son droit par la force est devenu une tendance. Il
existe donc d’autres aspects qui n’ont rien à voir avec les
tribunaux et les pages des journaux.
Atef, ingénieur de 60 ans, rapporte qu’un jour, alors qu’il
garait sa voiture au bas de son immeuble, il a dû recourir à
la force pour obtenir un droit supposé évident. Il a cogné
le conducteur qui a percuté sa voiture lui causant des
dégâts matériels importants. Fou de rage, il est même allé
jusqu’à lui confisquer sa chaîne, sa bague en or et tout ce
qu’il avait en poche. « Ce jeune était ivre. Je savais que
je n’allais pas être dédommagé. Cela m’a coûté 4 000 L.E.
pour réparer ma voiture. Dresser un procès-verbal aurait été
une perte de temps et cela aurait pris des années pour avoir
gain de cause. J’ai recouru alors à la solution rapide et
efficace », confie Atef. Et d’ajouter : « Mes voisins m’ont
même aidé à obtenir mon droit en ligotant les mains du
chauffeur pour bloquer ses mouvements ».
Il s’agit donc d’une perte des valeurs, comme l’estime le
sociopolitologue Ahmad Yéhia. « Quand l’injustice
s’installe, l’Etat perd son pouvoir sur les citoyens et
c’est la loi de la jungle qui règne », s’interroge le
sociologue.
Khaled, 40 ans, comptable, raconte son histoire avec le
fruitier du coin. Alors qu’il avait acheté pour 200 L.E. de
fruits, il découvre que la plupart était piquée. « J’ai
senti que j’avais été abusé par ce commerçant qui a profité
de l’occasion pour me vendre des fruits gâtés. Je savais que
personne n’allait me dédommager pour cette perte en
l’absence d’associations efficaces pour la protection du
consommateur et de lois pour la fraude commerciale. Alors je
suis allé chez ce même marchand et j’ai choisi des fruits de
bonne qualité et pour la même somme et dès que son fils a
glissé le sachet dans la voiture, j’ai pris la fuite sans le
payer en lui lançant qu’ainsi j’ai obtenu mon droit »,
explique Khaled. Et d’ajouter : « Je ne veux plus me sentir
tout le temps comme un vaincu, je ne supporte plus d’être
roulé. Le brave homme ne veut plus se laisser faire ».
D’après le sociologue Ahmad Yéhia, ce mode de vie ne
distingue plus entre le riche et le pauvre, homme ou femme,
personne cultivée ou analphabète. Si hier deux hommes
d’affaires se sont entre-tués dans un restaurant ou des
paysans ont crié vengeance dans une bourgade, aujourd’hui,
la page des faits divers nous rapporte l’histoire de ce
médecin qui est arrivé à commettre un crime pour émission
d’un chèque sans provision. A chaque histoire, ses astuces
et ses détails. Cependant, le phénomène est plus accentué
dans la campagne égyptienne. « Il existe des villages
entiers qui sont hors la loi. La police n’arrive même pas à
y pénétrer. Les conflits sur les terrains agricoles sont les
plus violents, voire les plus sanglants », commente Bahgat
Al-Hossami, d’après son expérience comme juge dans les
quatre coins de l’Egypte.
Et face à un Etat qui a perdu son pouvoir, une loi qui
semble de plus en faveur des gens au pouvoir et des
pistonnés et en présence d’une justice lente, c’est le
chaos. Aujourd’hui, le citoyen se trouve face à un choix
difficile : agir comme un baltagui qui recourt à la force
pour avoir ses droits ou raser les murs et adopter la
philosophie du singe aveugle, muet et sourd ... .
Dina
Darwich