Golo,
le dessinateur français de bande dessinée, installé en
Egypte depuis belle lurette, a vu le pays changer. Economie
du marché et islamisme, les anecdotes prolifèrent quand
même. Et lui, il a pu saisir les traits d’humour que les
Egyptiens affectionnent.
Le fils de la nokta
Voilà 35 ans que l’Egypte est croquée, sketchée, mise en
couleurs et étudiée par la plume conquise de Golo,
dessinateur de bande dessinée de talent. Lorsqu’il découvre
Le Caire dans les années 1970, il réalise des dessins
humoristiques et des planches pour les plus grandes
parutions satiriques françaises de l’époque : Charlie Hebdo,
Hara Kiri et Zoulou n’en sont que quelques exemples. Sa
découverte du Caire, un peu accidentelle, puisque son
entreprise lui offre un billet d’avion, va changer
fondamentalement le cours de son existence. De voyage en
voyage, il accumule divers sketches, croquis, notes,
impressions sur des tranches de vie cairotes qu’il extrait
des quartiers populaires, au détour d’une conversation … Car
l’échange verbal, et sa portée en Egypte, est ce qui l’a
ancré dans cette ville. « Au début, lorsque j’ai découvert
Le Caire, alors que je commençais à balbutier, à grappiller
des mots à droite et à gauche, c’est l’importance de la
parole, et des nokat (anecdotes) qui se racontaient
continuellement qui m’a frappé. Les gens achetaient le
journal tous les jours non pas pour lire les articles, « de
toute façon, on sait que tout ce qui est écrit sort de la
bouche du gouvernement », disaient des amis, mais pour
regarder le dessin humoristique qu’il y avait dans le
journal, car là passait une critique ». Lui qui fréquentait
un milieu interlope, à la fois populaire et intellectuel,
connaissait ces dessinateurs de presse, dont l’inspiration
naissait entre un souffle de chicha dans les fumoirs et une
gorgée de qahwa mazbout dans les cafés crasseux, à l’écoute
du pouls du peuple. Et ce peuple ensuite se nourrissait de
ces dessins, dans un cercle créatif sans fin. « Au bout du
compte, raconte Golo, pour être considéré comme Egyptien, et
cela peu importe l’origine, il faut être capable de saisir
la nokta au vol, ce qui implique une bonne connaissance du
dialecte, mais aussi de la société et de ses référents
humoristiques ». La réalisation artistique majeure de Golo
est à n’en pas douter la mise en images de Mendiants et
Orgueilleux d’Albert Cossery, le célèbre écrivain égyptien.
« J’ai lu pour la première fois le roman d’Albert Cossery à
l’âge de 20 ans, raconte le dessinateur. C’est un livre qui
m’a toujours suivi, dans lequel je me suis replongé à de
nombreuses reprises et que j’ai fréquemment offert autour de
moi, sans imaginer qu’un jour je le mettrais en images. Il y
a quelques années, j’ai pris mon courage à deux mains et
j’ai laissé une note à Albert Cossery à son hôtel, dans
laquelle je lui annonçais mon désir de transformer son roman
en bande dessinée. Il m’a contacté le soir même, s’est
montré enchanté par ce projet et m’a laissé carte blanche
pour réaliser cette bande dessinée. Il m’a dit alors : Le
livre existe, de toute façon, tu ne lui retireras jamais son
essence, alors fais ce que tu veux. Ce qui ne m’a pas
empêché de lui montrer régulièrement les planches que je
réalisais ».
Alors que les souvenirs de la genèse de Mendiants et
Orgueilleux et que des bribes de discussions avec Albert
Cossery remontent à la surface, ses sourcils fournis,
jusqu’ici très remuants, laissent place au calme ravi du
dessinateur. Qui entreprend ensuite de dévoiler les
différentes étapes qui mènent à la naissance d’une bande
dessinée. « Je travaille d’une façon totalement anarchique
», ajoute-t-il, avec un plaisir certain à avouer ce trait de
caractère. « Je me ballade au Caire, à la recherche de
traces du passé qui resurgissent dans les vieilles affiches
peintes à même les devantures d’immeubles. Les pubs sont un
bon moyen de restituer la véracité d’une époque. Bien sûr
mes lectures et les discussions que j’ai pu avoir avec mes
amis égyptiens plus âgés m’ont beaucoup aidé à retranscrire
Le Caire des années 1945, où se déroule l’action de
Mendiants et Orgueilleux. Mais il y a encore de nombreux
aspects de la vie quotidienne populaire qui n’ont pas été
trahis par le temps ». De fait, les vendeurs de patates
douces braisées courent toujours les rues qui, elles,
résonnent encore aujourd’hui des cris alléchants des
marchands de fruits. « Je fais donc une quantité de dessins,
d’impressions sur le vif, de sketches, qui une fois remis
dans un ordre moins arbitraire, me permettront de suivre la
trame de l’histoire ». Une fois que les éléments principaux,
les personnages, les touches de couleur et les notes
d’ambiance sont réunis, Golo entame un laborieux travail de
découpage, de collage … Une organisation qui, jusque-là,
l’avait laissé en paix. Deux ans auront été nécessaires à
cet artiste à la ligne souple et aux couleurs chaleureuses
pour donner une texture physique aux mots de Cossery. Mots
inviolés d’ailleurs, puisque l’intégrité des dialogues aura
été conservée par le dessinateur. Gohar est le personnage
principal de Mendiants et Orgueilleux. Cet homme à la
soixantaine affirmée est un ancien professeur de philosophie
reconverti en miséreux par choix. Son intelligence vibrante
et son humour piquant en font un personnage respecté et
adulé, dans le quartier populaire où il a élu domicile. «
Gohar a naturellement pris les traits d’un très bon ami à
moi », explique Golo. « Il appartenait à cette même veine de
personnages, cela a donc été très facile pour moi de le
retranscrire ».
Il interrompt de temps à autre sa narration pour faire
rougeoyer le bout d’une Cleopatra extraite du célèbre paquet
d’or mou posé sur la table, ou pour tremper ses lèvres dans
un thé brûlant.
Amoureux de l’Egypte depuis 30 ans, installé depuis 15 ans,
l’artiste a pu constater les nombreux changements qui ont
ébranlé la société égyptienne. « A mon niveau, c’est à la
fin des années 1970 que sont intervenues les premières
modifications profondes, avec le passage de cette Egypte
nassérienne, dite socialiste à l’entrée dans une économie de
marché. Puis dans les années 1990, la montée de l’islamisme
change encore le visage du pays. Vivre au Caire devient de
plus en plus dur, la ville est soumise à l’existence des
bagnoles plus qu’à celles des individus, les gens sont
stressés pour des raisons économiques. Il n’y a plus cette
façon de vivre qu’il y avait autrefois ». Témoin de la
première grande manifestation populaire contre la faim en
1977, Golo érige des passerelles avec celles qui se sont
déroulées il y a quelques jours. « En Egypte, on supporte,
on supporte et on supporte encore, jusqu’à ce qu’une
déflagration d’une violence inouïe que rien ne pourra
contrôler se produise. Mais le pays n’a pas, de par son
histoire relativement peu révolutionnaire, de cadre
permettant d’exercer une contestation active. Rien ne permet
pour l’instant la mise en branle d’une critique concrète »,
constate le dessinateur, atterré. « Par contre, la critique
est très présente dans le langage, dans les traits d’humour
dont les Egyptiens foisonnent … ».
C’est sur cette Egypte là, et celle de ses souvenirs que
Golo est en train de plancher. Mes mille et une nuits est le
nom de son prochain album en préparation. On y trouvera un
chassé-croisé de ses souvenirs du Caire depuis les années
1970 jusqu’à aujourd’hui, piqueté de rencontres avec des
personnages qui contribuent à la magie de la ville, on
pourra aussi y trouver ses dérives en son sein … le tout en
parallèle avec ses lectures. Après 35 ans, l’Egypte, et
surtout Le Caire, continue de pousser sa plume vers des
lignes souples et des dialogues emprunts d’humour et parfois
de désespoir. Golo, qui réside à temps partiel « dans une
maison à moitié cassée à Sakakini au Caire, ce qui me va
très bien ! », ajoute-t-il l’œil rieur, vit la majeure
partie du temps à Gourna, un petit village coincé entre la
Vallée des rois et celle des reines, non loin de Louqsor.
Golo a visiblement planté ses racines au plus profond de la
terre égyptienne … et c’est tant mieux.
Louise Sarant