Insolite. Grâce à ses
nombreux dons de sang, au total 7 000 litres en vingt ans, Yéhia Hassan,
boucher au Fayoum, a sauvé bien des vies sans toucher un sou. Portrait d’un
homme peu ordinaire.
Le superman du Fayoum
Tout
le monde le connaît et son numéro de téléphone figure dans tous les index tant
sa réputation a dépassé les frontières de son village.
On le
surnomme la banque de sang mobile, le puits inépuisable, la station de pompage,
et même le superman du Fayoum. En effet, Yéhia Hassan n’est pas un donneur de
sang comme les autres. En vingt ans, il a fait don de 7 000 litres. Les
hôpitaux et dispensaires situés au gouvernorat du Fayoum font souvent appel à
lui en cas de besoin. De jour comme de nuit, il n’hésite pas à se déplacer pour
secourir un malade ou un accidenté. Natif de Défnou, un hameau dépendant d’Etsa
au Fayoum, Yéhia, 45 ans, n’est qu’un boucher ambulant qui gagne sa vie au jour
le jour. De rhésus 0 positif, donc donneur universel, il a sauvé des milliers
de vies.
Tout a
commencé en 1981, lorsqu’il a été pris par des bouffées de chaleur, un mal de
tête terrible et a commencé à saigner abondamment du nez. Mal en point, Yéhia
se rend au dispensaire pour qu’on arrête le saignement. Le médecin qui le
consulte ne comprend pas ce qui lui arrive et l’envoie à l’hôpital du Fayoum,
où un autre spécialiste décide encore de l’évacuer vers Qasr Al-Aïni au Caire,
un hôpital dépendant du ministère de la Santé. C’est là où des spécialistes
vont constater que Yéhia est une espèce rare. « Yéhia ne souffre d’aucune
maladie, mais possède un débit de sang important. Une capacité qui dépasse 90
fois la normale. De plus, ses cellules récupèrent rapidement les substances
contenues dans le sang telles que le plasma, les globules rouges et blancs et
les plaquettes. Pour qu’il se sente en forme, il doit se débarrasser un peu de
son sang », explique le Dr Moëness Al-Melligui, médecin à l’hôpital d’Etsa.
En
fait, c’est Yéhia lui-même qui l’a constaté. Un jour, un accident grave est
arrivé sur la route qui mène à son village. Des gens se sont mobilisés pour
faire don de leur sang afin de secourir les blessés et Yéhia faisait partie de
ce groupe. En sortant de l’hôpital, il réalise qu’il est en très bonne forme. «
C’est comme si je venais de m’alléger d’un poids. Les frissons avaient disparu,
y compris les symptômes que je ressentais lorsque je faisais des efforts »,
explique-t-il. Et pour se sentir en forme, Yéhia a compris ce qu’il fallait
faire. Si un donneur normal se doit d’espacer ses dons de trois mois, lui peut
se permettre de se décharger d’un litre par jour excepté les jeudi et vendredi
où il a décidé de reposer son corps.
Un agenda chargé
Son
quotidien est plein d’imprévus. Il peut recevoir à n’importe quel moment de la
journée un coup de fil et se déplacer d’un gouvernorat à un autre pour secourir
une personne en danger de mort. Et les cas ne manquent pas. Hémorragie lors
d’un accouchement, avortement, hypotension, anémie et accidents de la
circulation. A 8h, il se rend au dispensaire de Défnou pour s’assurer qu’on n’a
pas besoin de son sang, puis se dirige vers l’hôpital d’Etsa, et Sennourès où
il pointe aussi, et pareil au centre hospitalier d’Ebcheway et du Fayoum. «
24h/24, je suis à la disposition de tout le monde. Il se peut que je me trouve
au Fayoum le matin et le soir à Béni-Souef ou à Assiout. Tout dépend des
circonstances. Ma femme et mes cinq enfants ne savent jamais où je suis. Au
cours de 20 ans de don, j’ai réalisé combien une goutte de sang pouvait être
précieuse », dit-il, tout en remerciant Dieu pour sa bénédiction. Il rapporte
le cas de deux sœurs, âgées respectivement de 8 et 10 ans souffrant
d’hémophilie. Des filles à qui il a sauvé la vie à plusieurs reprises en leur
donnant une fois par semaine une quantité de son sang jusqu’à ce qu’elles
guérissent. « Mon sang sert de substitut aux hémorragies occasionnées par les
accouchements, les interventions chirurgicales ou dans les cas de personnes
dont le sang ne se coagule pas », explique Yéhia.
Et
d’ajouter : « Quand je visite le Centre de cardiologie à Imbaba ou celui du
cancer à Qasr Al-Aïni, je constate à quel point la vie de quelqu’un peut
dépendre d’un donneur. Les gens ont peur de donner un demi-litre de sang. L’ignorance,
le manque de sensibilisation et la peur d’être contaminé freinent les gens »,
assure-t-il. Yéhia relate une anecdote à ce propos. Celle d’un mari qui s’est
débiné en douce pour éviter de donner du sang à sa femme, alors qu’elle mettait
au monde son premier garçon.
Parmi
les dates inoubliables, Yéhia évoque celle du tremblement de terre qui a eu
lieu en octobre 1992 et dont l’épicentre a été au Fayoum. Le nombre de blessés
était tellement considérable que ce mastodonte a élu domicile à l’hôpital pour
être disponible à tout moment. Il ironise en disant : « Il y a beaucoup de mon
sang qui coule dans les veines des gens de mon village ».
Yéhia,
à la haute silhouette et la stature massive, confie qu’il n’a rien d’un
superman. Il mange normalement et fume beaucoup. De corps robuste, il arrive à
soulever une voiture, à briser un mur de ses mains. Et donc une piqûre
d’aiguille n’est qu’une caresse pour lui, même si ce geste se répète tous les
jours. Vêtu d’une galabiya, une manche relevée, Yéhia surveille le débit de
sang qui se déverse dans le sachet. Il vient d’entamer le second et se porte
comme un charme.
Il dit
n’avoir jamais vendu son sang malgré l’insistance de certains hôpitaux privés,
mais tient à faire don de son sang uniquement aux hôpitaux publics, par
principe. « C’est un don de Dieu que je ne peux échanger contre de l’argent. Le
sang que je donne est une zaqat pour ma santé ». Ce boucher au gabarit de
rugbyman ne possède même pas de local, alors qu’il aurait pu gagner beaucoup
d’argent. En guise de remerciements, le ministère de la Santé, les laboratoires
et hôpitaux ont tenu à lui rendre hommage en délivrant des certificats de
récompense. Une reconnaissance qui n’aide pas Yéhia à subvenir aux besoins de
sa famille. Seul le ministère de l’Agriculture lui a offert quelques feddans,
une petite parcelle dépendant du projet Moubarak pour les jeunes diplômés. Une
terre qu’il cultive et qui lui permet de joindre les deux bouts. Et même si
Yéhia n’attend rien de personne, il est déçu du comportement des responsables
qui ignorent son existence et ne l’aident pas financièrement. Mais, son rêve
est de paraître dans le Guinness, une raison pour laquelle il tient à récupérer
après chaque don de sang un reçu qui lui permet de compter et d’enregistrer le
nombre de litres qu’il a donnés au cours de sa vie. « La seule personne au
monde qui figure dans ce livre est un Africain qui a fait don de 6 000 litres. J’ai
dépassé ce chiffre et compte faire mieux », conclut Yéhia avec beaucoup de
fierté.
Chahinaz Gheith