Industrie .
L’installation d’une usine pétrochimique dépendant du groupe
égypto-canadien EAgrium sur l’île de Ras Al-Bar, à Damiette,
alimente la polémique et déclenche une bataille à couteaux
tirés entre partisans et opposants.
L’arme de l’environnement
Dimanche
dernier, 20 avril, tout était calme dans la ville de
Damiette, à quelque 300 km au nord-est du Caire. Comme le
calme avant une tempête ... Avant que les habitants de la
ville ne décident de lutter contre l’installation d’une
société qui a investi 1,2 milliard de dollars en Egypte pour
implanter un site de production d’ammoniaque d’une capacité
annuelle de production de 1,3 million de tonnes. Le contrat
porte sur la construction de deux usines d’ammoniaque d’une
capacité de 1 200 tonnes par jour, et de deux autres pouvant
produire chacune 1 925 tonnes d’urées par jour. « Non à
l’industrie meurtrière », « Non à l’industrie des cancers »
sont les slogans que les habitants de Damiette ont accrochés
sur les immeubles tout au long de la corniche du Nil de la
ville.
Dans les rues de la ville, les citoyens sont tous contre
l’installation de cette usine pétrochimique. « Nous ne
voulons pas de cette usine chez nous, elle polluera
l’environnement et menacera la santé et même la vie de nos
enfants », se plaint Réda, travaillant dans un restaurant. «
Nous n’avons pas besoin de ce genre d’investissement à
Damiette, qu’ils se trouvent un autre site loin de chez nous
», proteste Saïd Al-Messawi, vendeur de sucreries. En
réalité, nous n’avons croisé que très peu de gens en faveur
de l’installation de cette usine. « Cette histoire me laisse
indifférent, qui sait, peut-être cela rapportera-t-il des
profits au gouvernorat, vraiment je ne sais pas », indique
Mahdi, 17 ans.
Dans les locaux du gouvernorat de Damiette, les responsables
refusent de parler à la presse. Pourtant, au siège du
gouvernorat, nous avons rencontré les différents
représentants de la société civile. « Nous avons organisé
une campagne contre EAgrium, tout en identifiant le
problème, les parties prenantes et comment l’affronter »,
explique Gamal Maria, président de l’Association pour la
défense des consommateurs. Leur arme essentielle dans cette
bataille est la connaissance et la sensibilisation.
« Tout est très clair sur Internet, le danger des industries
de production d’engrais, même sur le site du ministère
égyptien de l’Environnement. Nos enfants qui sont
aujourd’hui capables de naviguer sur la toile, vivent un
cauchemar, ils n’arrivent pas à croire qu’ils peuvent vivre
sainement avec une telle industrie tout près de leurs
logements », continue Maria. Nasser Al-Emari, avocat et
responsable du comité populaire pour la lutte contre la
pollution à Damiette, créé pour l’occasion, est aussi passé
au siège du gouvernorat, invitant à une conférence populaire
le lendemain à Ras Al-Bar devant le Syndicat des avocats. Ce
même comité planifie également un sit-in devant l’ambassade
du Canada au Caire, prévu pour le 2 mai prochain. Toujours
au siège du gouvernorat, l’on a pu croiser le père Hicham
Bochra Bandali du patriarcat d’Alexandrie pour les Grecs
orthodoxes, qui vit à Damiette, et qui, après la prière à
l’église, reçoit les doléances des habitants inquiets, selon
lui, de l’installation de cette usine. « Beaucoup de gens
ont pris la décision de vendre tous leurs biens et de partir
de Damiette si l’usine de EAgrium reste. Cela mènera à une
catastrophe pour la ville et les habitants, car Damiette est
un gouvernorat productif où l’on trouve l’industrie
mobilière, l’agriculture et la pêche. A mon avis, EAgrium
doit partir, au moins de Damiette », conclut le père Bandali.
Non loin du siège du gouvernorat, à peu près à 10 km se
situe le chantier du projet gigantesque qui s’étale sur 600
000 m2. Des dizaines d’ouvriers et d’équipements travaillent
d’arrache-pied. Dans les bureaux du chantier, le directeur
du projet, le Dr Khaled Salaheddine Salama, nous accueille.
« Les habitants de Damiette ont été dupés. Des gens qui ont
des intérêts personnels les manipulent et les habitants, qui
ne sont pas assez sensibilisés, croient tout ce qu’on leur
dit », commence le Dr Khaled Salama.
Et de continuer qu’il y a actuellement une polémique sur
l’utilisation du terrain sur lequel l’usine s’est installée,
doit-il être utilisé pour le développement industriel,
touristique ou bien comme réserve naturelle ? « Les rumeurs
circulent. Certains habitants de Damiette ont versé des
sommes énormes pour acheter des terrains destinés à
l’investissement touristique, ces personnes-là ne voient pas
d’un bon œil qu’une industrie pareille s’installe dans la
région, cela aboutirait à une perte des fonds qu’ils ont
versés pour acheter les terrains, c’est pourquoi ils ont
alimenté cette polémique contre EAgrium ». « Nous disposons
de toutes les signatures et approbations nécessaires et nous
demeurerons à Damiette », a fermement déclaré le Dr Khaled.
« Nous avons déjà dépensé un demi-milliard de dollars et
nous ne sommes pas prêts de déménager ou d’être transférés
vers un autre site. Si l’on part, ça ne sera pas de
Damiette, mais d’Egypte. Mais qui va nous rembourser
l’argent que nous avons déjà dépensé ? ». Il s’attaque
également aux médias qui avancent, selon lui, des chiffres
erronés dans leurs enquêtes sur le projet. « J’ai lu dans
les journaux que les emplois offerts par le projet sont au
nombre de 250, dont 25 % de main-d’œuvre étrangère, ce qui
n’est pas du tout vrai », indique le directeur. Selon lui,
le projet nécessiterait 430 ouvriers pour faire fonctionner
l’usine, un seul représentant de la compagnie étrangère,
outre 15 000 emplois indirects. « Durant la maintenance
périodique, on ferme l’usine, nous utilisons quelque 3 000
techniciens » affirme le Dr Khaled.
Le risque pour l’environnement ?
L’opposition au projet de cette société est une preuve, s’il
en faut, d’un relatif éveil de la conscience
environnementale des Egyptiens. Alors, y a-t-il un risque
pour l’environnement ? L’ambassadeur Abdel-Raouf Al-Ridi,
président du Conseil égyptien des Affaires étrangères,
originaire de Damiette, a déclaré à l’Hebdo : « Si EAgrium
dit que l’étude sur l’impact environnemental du projet
assure que ce dernier ne nuira pas à l’environnement, nous
sommes d’accord, mais l’affaire ne s’arrête pas là. La
question est : Est-ce que les gens sont d’accord ? Est-ce
que la région peut supporter une industrie en plus ? », se
demande Al-Ridi.
Selon la loi sur l’environnement numéro 4 de l’année 1994,
chaque projet doit présenter une étude sur son impact
environnemental auprès du ministère de l’Environnement, ce
dernier à son tour envoie cette étude à un service neutre
pour la réviser et s’assurer de ses résultats. Dans le cas
d’EAgrium, c’est le Centre des études et des recherches
environnementales à l’Université du Caire, qui a révisé
l’étude de l’impact environnemental de la société. « L’étude
présentée par EAgrium est excellente. Cette industrie est
basée sur un processus total de recyclage, qui tire le
meilleur profit de chaque étape de l’industrie, elle profite
de la chaleur et de l’eau. Il n’y a pas un seul risque de
pollution. Vraiment, je m’étonne de tout ce qui se passe.
Les gens disent n’importe quoi. J’ai entendu dire qu’à cause
de cette usine les gens auront de l’urée dans le sang, c’est
ridicule ! ! », indique le Dr Chakinaz Al-Cheltawi,
directrice du Centre des études et des recherches
environnementales, à l’Université du Caire. Elle continue :
« Nous avons refusé une étude qui nous a été présentée par
la compagnie indienne Indorama Group, qui voulait construire
une industrie pareille dans la même région il y a quelques
années. A l’époque, nous avions refusé le projet parce que
les équipements de la compagnie indienne étaient utilisés
dans une usine américaine des années 1960. Donc c’était une
technologie très ancienne et les risques de pollution
étaient élevés, ce qui n’est pas le cas avec EAgrium ».
Selon le Dr Mohamad Al-Zarqa, expert en déchets nocifs, « il
y a risque de pollution si l’ammonium se dégage et s’il y a
des résidus de phosphate dans l’eau du drainage industriel,
mais ils peuvent éviter ce genre de problème en faisant
attention durant le processus de fonctionnement, donc rien
n’est nocif pour l’environnement à condition que le poids
des polluants soit respecté dans la région ». En revanche,
selon Gamal Maria : « EAgium va abuser de l’eau du Nil en
utilisant 1 200 m3 par heure, donc 10 millions de m3 par
mois pour le processus de refroidissement, l’eau qui en
ressortira aura une température de 6 degrés plus élevée que
la température naturelle et se dirigera vers la mer,
menaçant l’écosystème marin », indique-t-il. A ces craintes,
le Dr Khaled Salam répond : « On utilisera de l’eau qui se
trouve à 200 mètres avant le barrage de Faraskour, donc de
l’eau qui se jette dans la mer. D’autre part, en ce qui
concerne l’eau de refroidissement dont la température est
plus élevée de 6 degrés, elle se dirigera vers deux grands
lacs artificiels et y restera pendant 8 heures tout en
passant par 4 étapes de traitement biologique qui la
débarrasseront des particules nocives avant de se diriger
vers la mer ». Il se dit prêt à financer avec les autres
industries de la région l’installation d’une station de
monitorage environnemental.
En effet, les experts et les études affirment que EAgrium
n’exercera pas une menace pour l’environnement mais malgré
tout, les habitants de Damiette refusent le projet.
Maintenant, c’est le gouvernement qui devra dire son dernier
mot, et décider de permettre la continuation du projet ou
l’arrêter.
« Avant de décider de n’importe quel projet, même avant
d’élaborer l’étude sur l’impact environnemental, il fallait
élaborer une étude sociale, parler avec les gens, connaître
leurs besoins et les sensibiliser et ensuite décider
d’approuver ou de refuser le projet », conclut Chakinaz
Al-Cheltawi.
Dalia
Abdel-Salam