Loisirs. Sur de maigres
pelouses, on pique-nique, joue, dort, prie
et flirte... Une liberté qui reste codée et soumise au
regard des autres.
Des jardins sans secret
Quelques
voitures filent sur le pont Al-Gamaa qui enjambe le Nil. Les
rues du Caire sont étrangement vides pour un lundi matin.
Les Cairotes auraient-ils été saisis d’une soudaine
conscience écologique ? L’explication est plus simple : ce 9
avril est un jour férié. C’est le jour de Pâques pour les
coptes, mais surtout la fête du printemps, Chem Al-Nessim en
égyptien, littéralement « Hume la brise, respire l’air frais
». Avant que les grandes chaleurs de l’été ne s’abattent sur
la ville.
Si les rues sont presque désertes, les jardins sont pris
d’assaut. « Cinq tickets, s’il vous plaît ! ». Un père de
famille tend 5 livres au guichetier. Les autres clients le
poussent déjà vers l’entrée, impatients de pénétrer dans la
joyeuse foule du parc zoologique. Pour cette fête d’origine
pharaonique, il est d’usage d’envahir tout espace vert.
Le zoo de Guiza, créé en 1891, reste le jardin le plus
couru, du moins pour les Cairotes des quartiers populaires.
Les larges allées du parc de 36
hectares, situé sur la rive occidentale du Nil, se
remplissent dès le matin d’un flot humain compact.
« Termiss ! Termiss ! ». Les lupins jaunes cuits dans le
citron et le cumin luisent au soleil. Les vendeurs de
jouets, fruits secs, friandises ou barbes à papa tentent de
couvrir de leur cris la pop égyptienne endiablée que
diffusent les transistors des buvettes.
« C’est deux fois plus cher qu’à l’extérieur. On préfère
apporter à manger », explique la famille Abou-Saoud, venue
du quartier populaire de Sayeda Zeinab. Le prix du ticket
est déjà une dépense importante pour une famille, d’autant
qu’il est passé, il y a un mois, de 25 piastres à une livre.
Les pelouses desséchées sont officiellement interdites
d’accès. On y déploie pourtant de grandes nappes et chacun
prend place autour du festin. Un morceau de tissu tendu
entre deux branches sert parfois de parasol.
Le ringa ou fissikh, du poisson séché mariné dans l’huile,
et des œufs dont la coquille a été décorée par les enfants,
spécialités de Chem Al-Nessim, constituent l’essentiel du
pique-nique. « On vient ici pour manger, se reposer,
regarder les animaux ... et les gens », raconte une mère de
famille avec un grand sourire.
Voir et être vu
Le zoo n’est donc pas uniquement prisé pour ses lions,
singes et éléphants. On y vient aussi pour être vu et
contempler ses congénères. Vincent Battesti, sociologue
spécialiste des jardins du Caire, explique qu’ils ne «
fonctionnent » que s’il y a « de l’ambiance, c’est-à-dire si
l’on est aussi tassé que dans son quartier d’origine ». Ce
sont les seuls lieux où l’on peut « se poser » dans une
ville envahie par le magma automobile.
Conçus au XIXe siècle comme des espaces de respiration dans
la ville, les jardins du Caire sont rarement des lieux de
sérénité, hormis dans certains faubourgs plus aisés.
« Ça repose du bruit des voitures », assure un père de
famille qui joue aux échecs sur l’herbe du Jardin
international. Situé à Madinet Nasr, ce grand parc est aussi
un paradis pour les enfants, avec ces auto-tamponneuses et
son théâtre de marionnettes. « On vient souvent ici. C’est
propre et il y a beaucoup d’animations », ajoute-t-il, en
surveillant d’un œil son fils qui gambade. « Dans ces
jardins, l’entrée coûte une ou deux livres », explique Adel
Taha, un militaire de carrière en charge de la gestion des
espaces verts au Caire. La ville compte 294 jardins,
gratuits pour la plupart ou accessibles avec un ticket
d’entrée à 25 piastres.
Grandeur fanée
Situé au bout de la rue du 26 Juillet, l’Ezbekiya faisait
l’admiration des voyageurs étrangers du début du XXe siècle.
On peut y voir les ruines d’une architecture ronflante : une
grande fontaine baroque d’où ne coule aucune eau et un
bassin fissuré tout aussi vide. Inauguré en 1872, le jardin
se voulait une réplique du parc Monceau à Paris. Il était
destiné à la bourgeoisie cairote, comme l’ensemble des parcs
de l’époque. Depuis, les élites égyptiennes ont abandonné
les jardins du centre-ville aux classes populaires pour se
retrancher dans leurs clubs à Zamalek, Héliopolis ou Maadi.
Inès, Reda, Nada et Aya, des étudiantes de 18 ans venues
papoter dans le jardin, trouvent que son prix – une livre –
est « normal ».
« L’autre jour, un homme nous embêtait et le gardien est
venu le chasser ». Le jardin est un des seuls lieux de
sortie « licites » pour beaucoup de jeunes Egyptiennes et
elles n’hésitent pas à payer cette garantie de sécurité.
Hussein est installé sur l’épaisse pelouse avec sa femme et
son fils de trois ans. Ils viennent au jardin pour fuir leur
petit logement. L’été, ils y restent toute la soirée pour
profiter de la fraîcheur.
On y vient en famille, sans se mêler aux autres groupes. Les
couples aussi y sont tranquilles. « Si c’est notre fiancé,
on peut accepter de venir au parc avec lui », estiment, avec
un sourire gêné, les quatre étudiantes aux foulards
savamment accordés à leur tenue du jour. Les regards qui
surveillent les amoureux sont un gage de leur bonne
conduite. Mais les couples se retrouvent souvent dans des
jardins éloignés de leur quartier d’origine, à l’abri des
commérages de la famille ou des voisins.
Devant l’ancien palais présidentiel, Ahmed et Rehab,
étudiants à l’université de Banha (au nord du Caire),
révisent leurs examens. Ici, les pelouses sont gratuites.
Ils habitent à Hélouan et Maadi, au sud de la ville.
« Ce n’est pas un hasard si c’est au jardin qu’on flirte,
explique Vincent Battesti. On y échappe à un voisinage »
souvent très regardant en ce qui concerne les relations
entre filles et garçons. Mais si l’on est plus libre hors de
son quartier, pas question de s’embrasser en public pour
autant. « Flirter » signifie simplement passer un moment en
tête-à-tête. Parfois, on se tient la main, mais le contact
physique s’arrête là. De même que toute manifestation
politique ou religieuse est proscrite dans les jardins, les
amoureux y sont en liberté surveillée.
Dans une société sous contrôle, cet espace de loisir
n’échappe pas à la règle. Les neuf millions d’Egyptiens qui
y viennent chaque année savent qu’ils peuvent s’y permettre
beaucoup, mais pas n’importe quoi.
Nina Hubinet (France)
Rime Tork (Egypte)