Idendités.
Récemment traduit en arabe, La Diaspora des juifs égyptiens,
de Joël Benin, prend le contrepied des arguments sionistes
et nationalistes arabes sur le sujet. Un ouvrage passionnant
sur une question délicate, qui a soulevé un virulent débat.
Mise au point sur un départ
La
question qui se pose souvent lorsque l’on parle des juifs
égyptiens est celle des raisons de leur départ : pourquoi et
quand ces hommes et ces femmes, qui avaient pour beaucoup
des racines centenaires, voire millénaires dans ce pays, se
sont retrouvés à le quitter ? C’est la question à laquelle
tente de répondre cet ouvrage de Joël Benin.
Aujourd’hui responsable du Centre d’études du Moyen-Orient à
l’Université américaine, Benin est surtout reconnu en Egypte
pour sa contribution à l’analyse du mouvement ouvrier
égyptien et sur la place des juifs égyptiens dans les
courants marxistes de ce pays, ainsi que pour ses prises de
position contre le sionisme, qui ont provoqué des attaques
contre lui aux Etats-Unis, où il est régulièrement accusé de
« haine de soi ». Juif américain, Benin était encore
sioniste convaincu lorsqu’il s’est rendu pour la première
fois en Egypte en 1969, pour apprendre l’arabe. C’est muni
de ce parcours qu’il raconte en détail dans cet ouvrage
qu’il s’est intéressé aux juifs égyptiens. Autant dire que
La Diaspora des juifs égyptiens n’est pas seulement un
ouvrage historique précis et documenté sur les événements
qui ont marqué l’histoire moderne et contemporaine, mais
aussi un acompte des réflexions personnelles de Benin sur
l’identité juive en général et l’identité juive arabe en
particulier, dont il ne réussit à rendre toute la complexité
que grâce aux interférences de cette histoire avec la sienne
propre, qui donnent à ce livre sa richesse et sa puissance
émotionnelle.
Les faits cités et analysés par Benin contribuent à battre
en brèche les idées reçues véhiculées par le discours
sioniste sur les juifs égyptiens. Il aligne ainsi des
chiffres et des témoignages prouvant le caractère fabriqué
de ce discours, selon lequel tous les juifs égyptiens
étaient sionistes, et étaient prêts à quitter l’Egypte pour
Israël avant et après 1948. Il prouve que la majorité des
juifs égyptiens n’ont pas quitté leur pays après 1948, que
ceux qui l’ont quitté n’ont pas forcément choisi Israël
comme destination. Et, enfin, il explique que si les juifs
ont été confrontés à des tracasseries réelles — allant des
campagnes de boycott des magasins juifs égyptiens dès la fin
des années trente, orchestrées par les Frères musulmans en
écho à la grande grève de Palestine, alors même que nombre
de juifs égyptiens se considéraient comme partie prenante de
la nation égyptienne, aux manifestations d’hostilité de plus
en plus fréquentes à l’encontre des juifs au lendemain de la
guerre de 1948, aux difficultés à renouveler les papiers
d’identité pour des citoyens égyptiens depuis des
générations, jusqu’à la demande faite à la famille de Nadia
Yaacoub Saleh, membre de l’équipe nationale de ballet
aquatique, de s’abstenir de fréquenter le « club Héliopolis
», en 1962 —, « rien, dans l’histoire juive arabe du
Moyen-âge, ne peut être comparé de manière sérieuse à
l’expulsion des juifs d’Espagne », ni dans l’histoire
moderne et contemporaine aux pogroms et à l’oppression subie
par les juifs tout au long du vingtième siècle en Europe.
Imbrication de facteurs
La situation inconfortable des juifs égyptiens est, d’après
Benin, due à l’imbrication de plusieurs facteurs, parmi
lesquels le conflit arabo-israélien, dont l’affaire Suzana,
au cours de laquelle quatre juifs égyptiens ont été reconnus
coupables « d’actes de sabotage » pour le compte d’Israël et
condamnés à mort, a été l’un des points forts. Benin refuse
cependant d’imputer au seul sionisme la responsabilité du
départ des juifs égyptiens. Il invoque d’une part la
contradiction entre « le slogan laïc de la révolution de
1919 — la religion est à Dieu et la patrie à tous », et la
pérennité du système confessionnel hérité de l’Empire
ottoman. Benin impute, par ailleurs, selon la formulation de
l’historien Khaled Fahmi dans sa préface à l’ouvrage, aux «
dirigeants (de la révolution de 1952) la responsabilité du
départ de la plupart des juifs égyptiens, le dépouillement
de leur nationalité et de leurs propriétés ». Cette
affirmation correspond au cadre d’analyse généralE de Benin,
qui place, de façon parfois abusive, « le sionisme et la
pensée nationaliste (arabe) » sur un plan d’égalité quant à
leurs responsabilités historiques dans « l’oppression » des
juifs égyptiens.
Cette imbrication de facteurs, qui a déterminé la place des
juifs égyptiens en Egypte, puis leur départ, a continué à
façonner leur insertion dans les sociétés où ils se sont
installés après leur départ. Benin choisit ainsi des
communautés de juifs égyptiens dans trois pays (membres d’un
kiboutz en Israël, communistes en France, juifs caraïtes
dans la baie de San Francisco aux Etats-Unis), et relate
leurs témoignages sur leur arrivée, leur confrontation avec
la nouvelle société, leur désarroi pour se reconstruire une
nouvelle identité. En racontant simplement les interactions
entre des juifs égyptiens exilés et un juif américain
maîtrisant parfaitement l’arabe, en détaillant des détails
aussi triviaux que l’attachement à la langue arabe, à la
musique égyptienne, en notant l’insistance à lire la presse
égyptienne, Benin met ces remarques au service de son
interrogation principale sur les constructions identitaires
des juifs égyptiens. C’est également avec ce même souci
qu’il analyse les écrits littéraires de juifs égyptiens
installés en Israël, où il décortique leurs « souvenances »
complexes, mêlant la nostalgie d’une communion idéale avec
les Egyptiens non-juifs, musulmans ou chrétiens, à un
sentiment, pour certains, de « non appartenance » à la
société égyptienne. Il décrit également l’incidence de la
signature de l’accord de Camp David en 1979 sur la place des
juifs égyptiens dans la société israélienne, date après
laquelle ils ont revendiqué plus ouvertement leur identité
égyptienne.
Des développements passionnants, auxquels la presse a
accordé peu d’importance, préférant s’en tenir à des
polémiques stériles sur les appartenances idéologiques des
uns et des autres.
Dina
Heshmat