Al-Ahram Hebdo, Littérature |  Edouard Al-Kharrat;Les côtes du désert
  Président Morsi Attalla
 
Rédacteur en chef Mohamed Salmawy
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 Semaine du 7 au 13 novembre 2007, numéro 687

 

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Littérature

Dans Adlaa Al-Sahra (GEBO, 2005), roman injustement négligé d’Edouard Al-Kharrat, l’écrivain égyptien dépeint la période mamelouke, confrontée à la 7e croisade menée par Louis IX et défaite par les soldats égyptiens aux portes de Mansoura. 

Les côtes du désert

Les rues de Mansoura crachaient une foule de croisés brisés, vaincus, qui dévalaient vers la porte Est dans le vacarme du combat encore à son apogée. La terre, sous les mares de sang, était devenue glissante et les entrailles déchiquetées par les sabots des chevaux étaient éparpillées ça et là, entre les boucliers et les armes en morceaux. Les blessés et les mourants rampaient jusqu’aux murs des maisons en émettant des gémissements faibles et désespérés tandis que des groupes épars de soldats croisés retardataires s’enfuyaient en courant devant la cavalerie égyptienne qui se jetait sur eux, excitée et enivrée par le combat et la victoire. D’immenses blocs de pierre déboulaient soudain des toits des maisons claquemurées et silencieuses et des bassines d’huile bouillante se déversaient des fenêtres sur la tête des assaillants terrorisés ; ils laissaient alors échapper le hurlement de douleur terrible de qui se fait calciner, levant des bras et des visages grillés par l’huile, tombant à terre en criant comme des hommes brûlés vifs. C’était alors de nouveaux tas de morts, en plus de ceux qui encombraient déjà les ruelles, empuantant la ville.

 

Le jour reculait petit à petit et la lumière du soleil couchant allongeait ses ombres entre les portes closes et les fenêtres bloquées. Des meutes de chiens féroces avaient fait leur apparition dans les rues, bondissant sur les tas de cadavres, arrachant la chair des morts et des blessés ; les mourants tentaient de résister aux crocs découverts dans un aboiement provenant du fond de la gorge de ces animaux aux yeux brillants qui hurlaient à la mort. Au crépuscule, le ciel de la ville se couvrit d’épais nuages de corbeaux, de milans et de vautours qui planaient, puis piquaient soudainement entre les maisons en criant, s’élevant ensuite en battant de leurs larges ailes, avec dans leurs becs acérés des lambeaux de chair humaine qu’ils venaient d’arracher.

 

A l’orée de la ville, un groupe de cavaliers croisés se battaient à l’épée avec des cavaliers égyptiens, plus nombreux. Erard de Syverey était en train de galoper vers les champs dans la direction du Nord, accompagné de De Joinville, de Raoul de Vainon, dont les yeux bleus luisaient dans l’ouverture de la visière de son casque, et de Henri de Louis dont la cuirasse imposante enveloppait le corps gras, quand ils rencontrèrent un groupe de cavaliers égyptiens qui ratissait les rues de la ville à la poursuite des vaincus. Les cris se mêlèrent au claquement des sabots, les lances et les boucliers s’entrechoquèrent, les chevaux tournaient sur eux-mêmes, ruaient, hennissaient, dressés sur leurs pattes arrières, avant de se jeter à l’assaut. De Joinville fut atteint par un coup qui le fit tomber de sa monture, mais il se releva immédiatement, se plaçant sous la protection de la lance de De Vainon, dont il ne voyait au-dessus de lui que les yeux durs et froids derrière le casque. Les chevaliers français attaquèrent les Mamelouks, tandis que les nobles couraient se réfugier dans la maison en ruine, sautant au-dessus des pierres, défonçant les portes à coup de lance. Ils avaient maintenant le dos au mur. Les épées furent dégainées, s’entrechoquèrent avec fracas. La lutte à l’épée se déroulait entre les cavaliers et leurs suivants de part et d’autre. Un coup s’abattit sur le beau visage qui s’était tant vautré dans la poitrine voluptueuse de son esclave arabe. Erard de Syverey sentit le sang gicler au milieu de son visage ; son casque était tombé, ses yeux hagards entraperçurent une mince déchirure sanglante à la place de son nez mutilé tombé sur ses lèvres, et il sentit le goût légèrement salé, tiède et visqueux de la glaire et du sang lui envahir la bouche. Raoul de Vainon sentait ses épaules détruites sous les lourds coups de plat d’épée ; Hugues De Cosset sentait le sang lui couler sur le visage jaillissant de trois profondes blessures. Par terre, les éboulements faisaient trébucher les pattes levées, les murs s’approchaient, puis s’éloignaient dans le déchaînement de la bataille. Le cliquetis des épées s’entrechoquant retentissait, dur et grave, comme s’il rythmait les cœurs.

Partout il y avait des groupes qui se battaient à l’épée, dans la rue, dans la cour de la maison, dans les chambres. Les épées se croisaient sans relâche, n’émettant que des crissements soudains, étouffés ou des bruits sourds lors des attaques et des replis. Les oiseaux noirs aux larges ailes rasaient les murs détruits, puis s’élançaient à nouveau. Erard de Syverey leva ses yeux brumeux vers le haut du mur, là où était perché un énorme corbeau, calme, observant la violente agitation, figé dans une attente confiante, rusé, sans crainte.

De Syverey était tombé à terre. Appuyé de ses coudes sur une grande pierre aux rebords rugueux, il chuchota à ses compagnons d’arme, qui, protégés derrière une rangée soudée de leurs suivants tenant en respect les soldats égyptiens, s’étaient arrêtés, haletants, épées abaissées dans leurs mains inutiles :

— Messires, vous savez que ma vie court maintenant grand danger. Ne songez point que je fuis et vous abandonne. Je vais passer par l’arrière pour chercher renfort auprès de l’escadron du comte d’Anjou. Je l’ai vu passer là-bas dans les champs.

De Joinville inclina sur lui son visage pâle et élancé :

— Vous nous faites honneur, Sieur De Syverey. Vous partez chercher renfort pour nous porter secours, et sauver notre vie, en mettant la vôtre en danger.

— Ma vie maintenant n’a plus de valeur.

Accroché aux pierres, il escalada le mur arrière, ses paumes agrippées à la pierre rugueuse comme si elles s’accrochaient à la vie. Il monta sur son cheval. Sa tête tournait, la terre s’élevait vers lui, son corps était abandonné sur l’encolure de sa monture qui le ballottait, et dont il ne tenait qu’à peine les rênes, se dirigeant vers les troupes du comte d’Anjou. Le monde s’embrumait, disparaissait autour de lui, puis se réimposait dans les coups répétés des sabots de chevaux. Sa poitrine et ses vêtements étaient couverts de sang. Il entendait autour de lui les cavaliers parler sa langue, comme si c’était la dernière musique de sa vie. En des termes hachés, déchiquetés, il fit signe au comte d’Anjou, debout près de lui, haut et grave, le regard dur, impénétrable. Le beau jeune homme s’effondra, le visage brouillé sous une couche de sang striée de larmes. Au milieu de ce masque horrible, un trou rouge, béant, et des bouts de cartilages blancs, effilés et pendouillants, qui tombaient par terre. Ses yeux fixaient le ciel, mais sans rien voir.

 

Avec l’une des dernières vagues d’attaquants de soldats égyptiens et leur cavalerie sur cette partie de la place, arriva Bahiya, dans ses habits traînants, chargée d’une outre dont elle abreuvait les blessés et les assoiffés. Elle passait entre les cadavres, arrangeait les vêtements des combattants arabes tombés en martyres, appelait le cheikh Abdallah afin qu’il prie pour eux et les confie aux volontaires qui les emportaient à la mosquée et à leur dernière demeure. Sur la place, Bahiya vit un Français de carrure impressionnante élégamment vêtu. Ses yeux morts, figés, fixaient le ciel ; son visage était perdu sous un horrible masque de sang et de chair déchiquetée. Elle détourna le regard et, endurcie par les scènes de combat toute la journée, ne le reconnut pas. Le Français resta ainsi un corps parmi d’autres, que personne ne reconnut, une proie parmi des milliers pour les hyènes et les loups qui hurlèrent pendant toute la nuit, qui se ferait déchiqueter par les griffes et les becs acérés planant haut dans le ciel de la nuit, ou tirailler par les petits lions.

 

Dans la nuit, les soldats vaincus avaient battu en retraite, accompagnés du roi, vers la rive sud de la mer d’Achmoun. Les eaux couraient rapidement dans l’obscurité ; l’on y voyait briller des lances, des boucliers, des casques et s’y rouler des cadavres d’hommes et de chevaux, les bras étendus, les jambes ballottées dans les vagues, les visages se cognant aux boucliers, les yeux écarquillés. De Sonnac, chef de l’escadron de cavalerie, avait monté une palissade de bois et de pierres autour de ses positions, se déplaçant entre les soldats épuisés par la bataille et les ouvriers qui construisaient des barrières à la lumière des flambeaux. Il s’était pansé la tête au niveau de son œil qui, crevé au combat le jour même, diffusait dans son crâne une douleur insupportable. Soudain, les hautes catapultes, qui perçaient le ciel couvert de leurs tours et leurs longs bras, se mirent à bouger du côté du campement égyptien, la vie s’y insuffla, et un bruit semblable au fracas tonitruant du tonnerre éclata ; la nuit vibrait tout entière d’un sifflement impressionnant tandis qu’un feu grec fusait dans le ciel flamboyant de lumière, comme un énorme dragon soufflant une longue langue rouge, sifflante et grinçante. Puis ces catapultes s’abattirent sur le campement, l’éclairant en entier, faisant luire les armes, lever les visages dans une terreur animale. Il n’y avait plus aucune possibilité de fuite dans ces langues de feu infinies déferlant sur les corps des soldats, faisant flamber leurs vêtements, incendiant le bois des barrières et le tissu des tentes dans le hurlement perçant des longs cris ininterrompus de terreur finale, brûlante, insupportable. Les soldats couraient dans la nuit comme des fourmis, chargés de bassines d’eau qu’ils jetaient sur le feu, dont il s’échappait alors une vapeur soufflante, frémissante, qui ne faisait qu’attiser les flammes .

Traduction de Dina Heshmat

 

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Edward Al-Kharrat

Né en 1926 à Alexandrie, Edward Al-Kharrat a obtenu son diplôme de droit en 1946. Romancier, critique, poète, critique d’arts plastiques et aussi traducteur, il a une empreinte indélébile dans le champ culturel. Il a participé à la fondation de magazines culturels comme Lotus ou Galerie 68 qui sont des publications d’avant-garde. Il reçoit de nombreux prix, dont le prix de mérite de l’Etat en 1999, et dans la même année le prix Naguib Mahfouz, décerné par l’Université américaine du Caire, qui consiste à traduire l’œuvre primée vers l’anglais. Parmi ses romans traduits vers le français et l’anglais, Rama wal ténnine (Rama et le dragon, 1979), et Ya banat Eskendériya (ô filles d’Alexandrie, 1999). Il a publié des recueils de poèmes qui sont moins connus que ses proses et Limaza (pourquoi ?, 1996), Sayhét wahid al-qarn (le cri de l’unicorne, 2000).

 

 

 




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