Dans Adlaa Al-Sahra (GEBO, 2005), roman injustement négligé
d’Edouard Al-Kharrat,
l’écrivain égyptien dépeint la période mamelouke, confrontée
à la 7e croisade menée par Louis IX et défaite par les
soldats égyptiens aux portes de Mansoura.
Les côtes du désert
Les rues de Mansoura crachaient une foule de croisés brisés,
vaincus, qui dévalaient vers la porte Est dans le vacarme du
combat encore à son apogée. La terre, sous les mares de
sang, était devenue glissante et les entrailles déchiquetées
par les sabots des chevaux étaient éparpillées ça et là,
entre les boucliers et les armes en morceaux. Les blessés et
les mourants rampaient jusqu’aux murs des maisons en
émettant des gémissements faibles et désespérés tandis que
des groupes épars de soldats croisés retardataires
s’enfuyaient en courant devant la cavalerie égyptienne qui
se jetait sur eux, excitée et enivrée par le combat et la
victoire. D’immenses blocs de pierre déboulaient soudain des
toits des maisons claquemurées et silencieuses et des
bassines d’huile bouillante se déversaient des fenêtres sur
la tête des assaillants terrorisés ; ils laissaient alors
échapper le hurlement de douleur terrible de qui se fait
calciner, levant des bras et des visages grillés par
l’huile, tombant à terre en criant comme des hommes brûlés
vifs. C’était alors de nouveaux tas de morts, en plus de
ceux qui encombraient déjà les ruelles, empuantant la ville.
Le jour reculait petit à petit et la lumière du soleil
couchant allongeait ses ombres entre les portes closes et
les fenêtres bloquées. Des meutes de chiens féroces avaient
fait leur apparition dans les rues, bondissant sur les tas
de cadavres, arrachant la chair des morts et des blessés ;
les mourants tentaient de résister aux crocs découverts dans
un aboiement provenant du fond de la gorge de ces animaux
aux yeux brillants qui hurlaient à la mort. Au crépuscule,
le ciel de la ville se couvrit d’épais nuages de corbeaux,
de milans et de vautours qui planaient, puis piquaient
soudainement entre les maisons en criant, s’élevant ensuite
en battant de leurs larges ailes, avec dans leurs becs
acérés des lambeaux de chair humaine qu’ils venaient
d’arracher.
A l’orée de la ville, un groupe de cavaliers croisés se
battaient à l’épée avec des cavaliers égyptiens, plus
nombreux. Erard de Syverey était en train de galoper vers
les champs dans la direction du Nord, accompagné de De
Joinville, de Raoul de Vainon, dont les yeux bleus luisaient
dans l’ouverture de la visière de son casque, et de Henri de
Louis dont la cuirasse imposante enveloppait le corps gras,
quand ils rencontrèrent un groupe de cavaliers égyptiens qui
ratissait les rues de la ville à la poursuite des vaincus.
Les cris se mêlèrent au claquement des sabots, les lances et
les boucliers s’entrechoquèrent, les chevaux tournaient sur
eux-mêmes, ruaient, hennissaient, dressés sur leurs pattes
arrières, avant de se jeter à l’assaut. De Joinville fut
atteint par un coup qui le fit tomber de sa monture, mais il
se releva immédiatement, se plaçant sous la protection de la
lance de De Vainon, dont il ne voyait au-dessus de lui que
les yeux durs et froids derrière le casque. Les chevaliers
français attaquèrent les Mamelouks, tandis que les nobles
couraient se réfugier dans la maison en ruine, sautant
au-dessus des pierres, défonçant les portes à coup de lance.
Ils avaient maintenant le dos au mur. Les épées furent
dégainées, s’entrechoquèrent avec fracas. La lutte à l’épée
se déroulait entre les cavaliers et leurs suivants de part
et d’autre. Un coup s’abattit sur le beau visage qui s’était
tant vautré dans la poitrine voluptueuse de son esclave
arabe. Erard de Syverey sentit le sang gicler au milieu de
son visage ; son casque était tombé, ses yeux hagards
entraperçurent une mince déchirure sanglante à la place de
son nez mutilé tombé sur ses lèvres, et il sentit le goût
légèrement salé, tiède et visqueux de la glaire et du sang
lui envahir la bouche. Raoul de Vainon sentait ses épaules
détruites sous les lourds coups de plat d’épée ; Hugues De
Cosset sentait le sang lui couler sur le visage jaillissant
de trois profondes blessures. Par terre, les éboulements
faisaient trébucher les pattes levées, les murs
s’approchaient, puis s’éloignaient dans le déchaînement de
la bataille. Le cliquetis des épées s’entrechoquant
retentissait, dur et grave, comme s’il rythmait les cœurs.
Partout il y avait des groupes qui se battaient à l’épée,
dans la rue, dans la cour de la maison, dans les chambres.
Les épées se croisaient sans relâche, n’émettant que des
crissements soudains, étouffés ou des bruits sourds lors des
attaques et des replis. Les oiseaux noirs aux larges ailes
rasaient les murs détruits, puis s’élançaient à nouveau.
Erard de Syverey leva ses yeux brumeux vers le haut du mur,
là où était perché un énorme corbeau, calme, observant la
violente agitation, figé dans une attente confiante, rusé,
sans crainte.
De Syverey était tombé à terre. Appuyé de ses coudes sur une
grande pierre aux rebords rugueux, il chuchota à ses
compagnons d’arme, qui, protégés derrière une rangée soudée
de leurs suivants tenant en respect les soldats égyptiens,
s’étaient arrêtés, haletants, épées abaissées dans leurs
mains inutiles :
— Messires, vous savez que ma vie court maintenant grand
danger. Ne songez point que je fuis et vous abandonne. Je
vais passer par l’arrière pour chercher renfort auprès de
l’escadron du comte d’Anjou. Je l’ai vu passer là-bas dans
les champs.
De Joinville inclina sur lui son visage pâle et élancé :
— Vous nous faites honneur, Sieur De Syverey. Vous partez
chercher renfort pour nous porter secours, et sauver notre
vie, en mettant la vôtre en danger.
— Ma vie maintenant n’a plus de valeur.
Accroché aux pierres, il escalada le mur arrière, ses paumes
agrippées à la pierre rugueuse comme si elles s’accrochaient
à la vie. Il monta sur son cheval. Sa tête tournait, la
terre s’élevait vers lui, son corps était abandonné sur
l’encolure de sa monture qui le ballottait, et dont il ne
tenait qu’à peine les rênes, se dirigeant vers les troupes
du comte d’Anjou. Le monde s’embrumait, disparaissait autour
de lui, puis se réimposait dans les coups répétés des sabots
de chevaux. Sa poitrine et ses vêtements étaient couverts de
sang. Il entendait autour de lui les cavaliers parler sa
langue, comme si c’était la dernière musique de sa vie. En
des termes hachés, déchiquetés, il fit signe au comte
d’Anjou, debout près de lui, haut et grave, le regard dur,
impénétrable. Le beau jeune homme s’effondra, le visage
brouillé sous une couche de sang striée de larmes. Au milieu
de ce masque horrible, un trou rouge, béant, et des bouts de
cartilages blancs, effilés et pendouillants, qui tombaient
par terre. Ses yeux fixaient le ciel, mais sans rien voir.
Avec l’une des dernières vagues d’attaquants de soldats
égyptiens et leur cavalerie sur cette partie de la place,
arriva Bahiya, dans ses habits traînants, chargée d’une
outre dont elle abreuvait les blessés et les assoiffés. Elle
passait entre les cadavres, arrangeait les vêtements des
combattants arabes tombés en martyres, appelait le cheikh
Abdallah afin qu’il prie pour eux et les confie aux
volontaires qui les emportaient à la mosquée et à leur
dernière demeure. Sur la place, Bahiya vit un Français de
carrure impressionnante élégamment vêtu. Ses yeux morts,
figés, fixaient le ciel ; son visage était perdu sous un
horrible masque de sang et de chair déchiquetée. Elle
détourna le regard et, endurcie par les scènes de combat
toute la journée, ne le reconnut pas. Le Français resta
ainsi un corps parmi d’autres, que personne ne reconnut, une
proie parmi des milliers pour les hyènes et les loups qui
hurlèrent pendant toute la nuit, qui se ferait déchiqueter
par les griffes et les becs acérés planant haut dans le ciel
de la nuit, ou tirailler par les petits lions.
Dans la nuit, les soldats vaincus avaient battu en retraite,
accompagnés du roi, vers la rive sud de la mer d’Achmoun.
Les eaux couraient rapidement dans l’obscurité ; l’on y
voyait briller des lances, des boucliers, des casques et s’y
rouler des cadavres d’hommes et de chevaux, les bras
étendus, les jambes ballottées dans les vagues, les visages
se cognant aux boucliers, les yeux écarquillés. De Sonnac,
chef de l’escadron de cavalerie, avait monté une palissade
de bois et de pierres autour de ses positions, se déplaçant
entre les soldats épuisés par la bataille et les ouvriers
qui construisaient des barrières à la lumière des flambeaux.
Il s’était pansé la tête au niveau de son œil qui, crevé au
combat le jour même, diffusait dans son crâne une douleur
insupportable. Soudain, les hautes catapultes, qui perçaient
le ciel couvert de leurs tours et leurs longs bras, se
mirent à bouger du côté du campement égyptien, la vie s’y
insuffla, et un bruit semblable au fracas tonitruant du
tonnerre éclata ; la nuit vibrait tout entière d’un
sifflement impressionnant tandis qu’un feu grec fusait dans
le ciel flamboyant de lumière, comme un énorme dragon
soufflant une longue langue rouge, sifflante et grinçante.
Puis ces catapultes s’abattirent sur le campement,
l’éclairant en entier, faisant luire les armes, lever les
visages dans une terreur animale. Il n’y avait plus aucune
possibilité de fuite dans ces langues de feu infinies
déferlant sur les corps des soldats, faisant flamber leurs
vêtements, incendiant le bois des barrières et le tissu des
tentes dans le hurlement perçant des longs cris
ininterrompus de terreur finale, brûlante, insupportable.
Les soldats couraient dans la nuit comme des fourmis,
chargés de bassines d’eau qu’ils jetaient sur le feu, dont
il s’échappait alors une vapeur soufflante, frémissante, qui
ne faisait qu’attiser les flammes .
Traduction de Dina Heshmat