Expulsion.
La vie des habitants de l’île d’Al-Qorsaya à Guiza s’est
transformée en cauchemar suite à la décision du gouvernement
de vider les lieux pour y construire, dit-on, un complexe
touristique.
Al-Qorsaya face aux bulldozers
«
Les habitants de Guézirat Al-Qorsaya sollicitent le
président Hosni Moubarak d’intervenir pour les secourir ».
C’est ce que disent les banderoles que les habitants d’Al-Qorsaya
ont accrochées sur les murs de leurs maisons. Cette île, qui
se trouve à Guiza, dont personne n’entendait parler, dont
l’accès n’est possible que par barque, a fait ces dernières
semaines la une de la presse locale et internationale.
Quand on y arrive, on se trouve face à des agents de police
qui sillonnent les lieux. Des journalistes et des cameramen
de la presse locale et étrangère sont également présents. A
quelques lieux du rivage, une centaine d’habitants sont
rassemblés autour de leurs maisons qu’ils sont sommés de
quitter. Tout commence lorsque les habitants (qui vivent de
la pêche et de l’agriculture) reçoivent de l’Organisme de la
réforme agraire (duquel ils louent leurs terrains) un avis
les informant que leurs baux ne seraient plus renouvelés et
qu’il leur faut quitter l’île. La décision émanerait du
premier ministre Ahmad Nazif qui, lors d’une réunion le 21
mai dernier avec des représentants des ministères de
l’Agriculture, de l’Irrigation, et de l’Intérieur ainsi que
du gouvernorat de Guiza, aurait demandé l’évacuation de
l’île et la démolition des constructions. Officiellement,
aucune raison n’a été évoquée pour justifier cette décision.
L’objectif, dit-on, serait de construire un complexe
touristique 5 étoiles.
Toujours
est-il que depuis ce jour-là, la vie des habitants s’est
transformée en cauchemar. Ils vivent dans l’angoisse et la
peur. La nature à Guézirat Al-Qorsaya est d’une grande
beauté. L’île s’étend sur une superficie de 82 feddans.
Elle abrite quelque 6 000 habitants qui vivent dans de
vieilles maisons composées de deux ou trois étages et
entourées de vastes cours pour l’élevage des volailles et du
bétail. Ce sont pour la plupart de simples paysans ou des
pêcheurs. D’autres étaient à l’origine des chômeurs qui sont
venus sur l’île après avoir passé des années à la recherche
d’un emploi en vain. « Je possède une petite felouque. Je
m’en sers pour la pêche. Je vends le kilo de poisson à 12
L.E. Les jours de fête, j’amène les gens en promenade sur le
Nil à bord de ma felouque. Un seul tour peut me rapporter 10
L.E. », signale Mohamad Abdel-Gawwad, pêcheur et père de 5
enfants. Abdel-Gawwad, comme tous les autres pêcheurs,
refuse de déménager. « On nous a dit que nous serions
indemnisés. Mais là n’est pas la question. Je ne veux ni
argent ni appartements. Cette île est ma résidence et mon
seul gagne-pain. Je ne sais rien faire à part la pêche que
j’ai héritée de mon père et que j’apprends à mes fils. Je ne
peux exercer aucun autre métier, surtout que je suis
illettré », ajoute-t-il.
Environ une quarantaine de feddans sont cultivés sur l’île.
Ces terrains sont loués depuis deux générations par les
habitants de l’Organisme général de la réforme agraire. Le
loyer annuel du feddan s’élève aujourd’hui à 780 L.E. « Le
gouvernement n’a pas le droit de nous sortir de l’île. Ces
terres sont devenues les nôtres par mainmise », assure
Abdel-Fattah Abdel-Moeti, paysan qui cultive un feddan. Et
de poursuivre : « Malheureusement, ils ont refusé de nous
accorder des contrats de propriété. De toute façon, il nous
reste encore deux ans avant que nos contrats de loyer ne se
terminent. Nous avons aussi tous les documents prouvant que
nos maisons sont en règle avec l’attestation du gouvernorat
de Guiza ».
Les
habitants de l’île font depuis quelques semaines l’objet
d’intimidation. « Des agents de la sécurité ont envahi l’île
et nous ont dit que nous devions partir. Mais nous avons
résisté », assure Abdel-Fattah Abdel-Moeti. Plusieurs
habitants affirment avoir cédé en septembre dernier leurs
terrains au gouvernement. Mais, c’était, selon eux, sous la
menace. « On nous a emmenés au poste de police sous prétexte
de vouloir vérifier nos contrats. Là-bas, ils nous ont
menacés de dresser un procès monté de toutes pièces si nous
refusons de quitter nos 8 feddans », raconte avec amertume
Maher Youssef, paysan qui avait 2 feddans. Il affirme qu’ils
n’ont reçu aucune indemnité.
Ces incidents ont révolté les habitants de Guézirat
Al-Qorsaya. « Nous sommes des victimes. Nous sommes des gens
modestes, on n’a pas de piston ni les moyens de nous offrir
un avocat », hurle l’un des habitants. Espérant sortir de
cette impasse, les habitants ont adressé des plaintes au
président de la République et à son épouse, Mme Suzanne
Moubarak. « Je vais me retrouver dans la rue, car notre
présence au large du Nil provoque la colère des autorités.
Est-ce normal que pour construire un complexe touristique,
le gouvernement décide l’expulsion des gens modestes pour
que l’élite y réside », s’insurge Aïcha Mohamad, habitante
de l’île, âgée de 70 ans. Elle s’interroge : « Si je suis
expulsée, comment pourrai-je recommencer ma vie à zéro ? ».
Les habitants ont engagé une plainte devant le Conseil d’Etat
contre le premier ministre. « Ce n’est pas une affaire
d’utilité publique mais une affaire de gros sous. Ce n’est
pas pour construire des routes ou installer des
infrastructures qu’on veut vider l’île. Nous avons entendu
des rumeurs disant que l’île sera vendue à des investisseurs
arabes et étrangers », lance Magdi Ibrahim, un des
habitants.
L’île va-t-elle se transformer en projet touristique ou en
parc d’attraction ? Le flou reste total sur les intentions
du gouvernement. Dans des déclarations ultérieures, Ahmad
Nazif avait affirmé que Guézirat Al-Qorsaya serait
transformée en un grand parc. Mohamad Aboul-Enein, célèbre
homme d’affaires et député PND de la circonscription, ne
fournit pas d’explication claire. « Il n’est pas encore
déterminé comment cette île pourrait être exploitée. Les
habitants font du bruit pour embarrasser le gouvernement
mais la plupart d’entre eux ne sont pas propriétaires des
terrains », lance Aboul-Enein. Et d’ajouter : « Nous ne
négligeons pas leur problème. Nous sommes en train d’étudier
la situation pour trouver la bonne solution ».
Le manque de transparence alimente de nombreuses
interrogations. « On nous dit que le gouvernement n’a pas
encore décidé de ce qu’il va faire d’Al-Qorsaya. Qu’on nous
dise donc ce que font ces bulldozers qui travaillent sur
l’île et pour l’intérêt de qui ? », lance le député de
tendance islamiste de la circonscription, Azab Moustapha. Il
affirme soutenir les habitants. « Ces gens ne sont coupables
d’aucune infraction », signale-t-il en affirmant qu’il
attend l’inauguration de la session parlementaire à la
mi-novembre pour soumettre une interrogation au gouvernement
sur la question.
Certains habitants ont décidé d’organiser un sit-in jusqu’à
ce que leur problème soit réglé. Mais ils savent bien que
les policiers ne sont pas loin et qu’ils peuvent les arrêter
à tout moment et sous n’importe quel prétexte. Les habitants
ont adressé une plainte au procureur général. « Nous ne
quitterons jamais l’île. Mourir à l’intérieur de nos
appartements vaut mieux que partir et quitter nos terres »,
assurent en chœur les habitants de Guézirat Al-Qorsaya.
Héba
Nasreddine