On se passe le mot, et le vétéran n’est plus
seul. L’homme sur scène mue l’anarchie en recueillement ou
enthousiasme, suivant le cas. Le public immense est prêt à
répéter derrière lui, jusqu’à l’aube, des paroles de chansons
qu’il connaît par cœur. Et Marcel Khalifé ne semble pas sur
terre ; il continue à fixer un point invisible que lui seul voit,
les yeux fermés. La musique qu’il a composée en solitaire se
transforme en un bateau pour faire circuler les âmes. Une
communion d’idées et de sentiments, faisant ressusciter tous les
rêves. Des rêves qui sont parfois étouffés ou inhibés, comme il
dit très souvent. Car il lui incombe d’exprimer la volonté et
les désirs d’autrui, de raconter son histoire en même temps que
les leurs. C’est soi-disant un guerrier de la lumière comme
décrit par l’écrivain brésilien Paolo Coelho. « Qu’est-ce qu’un
guerrier de la lumière ?
– C’est celui qui est capable de comprendre
le miracle de la vie, de lutter jusqu’au bout pour ce en quoi il
croit, et — alors — d’entendre les cloches que la mer fait
retentir dans ses profondeurs » (Manuel du guerrier de la
lumière, Editions Anne Carrière, 1999). La mer ? Les cloches ?
Est-ce un jeu fortuit du hasard ? Marcel Khalifé est ce petit-fils
de pêcheurs. A Amchit (village côtier du nord de Beyrouth), il
accompagnait sa mère à l’église pour aller à la rencontre de
toutes ces belles voix psalmodiant les cantiques. Le chant des
choristes demeure en sa mémoire mêlé à l’appel du muezzin d’à
côté, invitant la population à la prière. De même, les chants
des tsiganes, de passage, et ceux de son grand-père — pêcheur et
flûtiste — ne l’abandonnent guère. Ces souvenirs sont souvent
repris par la presse. Khalifé se lasse de répéter la même chose.
Mais toujours il trouve quelque chose à ajouter à propos de sa
ville, avec laquelle il entretient un rapport particulier. C’est
là qu’il s‘est épris d’une jeune fille de sa classe et a
commencé à sentir qu’ils sont guettés par les parents, car
appartenant à deux confessions différentes. C’est là qu’il
revient de temps à autre, après avoir restauré son ancienne
demeure, pour chercher refuge et prendre l’air. Et c’est là
qu’il a redécouvert les vers du Palestinien Mahmoud Darwich, son
complice dont les paroles ne cessent de l’inspirer. « Je me suis
isolé dans ma maison à Amchit, durant la guerre civile libanaise,
pendant plus d’un mois, refusant la crispation des habitants.
J’avais pour seuls compagnons les recueils de Mahmoud Darwich et
mon oud (luth oriental). C’est ainsi que je me suis mis à
composer ses poèmes ». Ainsi sont nées des chansons qui ont
défrayé la chronique, telles Ahmad Al-Arabi, Rita, Passeport,
Ahennou ila khobz oumi (J’ai la nostalgie du pain de ma mère) …
Pour certains, Khalifé est considéré comme le
chantre de la cause palestinienne, une cause qu’il a épousée en
faisant son petit bonhomme de chemin vers le Conservatoire à
Beyrouth. En route, il voyait la misère des camps de réfugiés
palestiniens et a cherché à comprendre progressivement les
raisons de leur détresse. « On t’aime beaucoup », lui lancent
les Palestiniens rencontrés par-ci ou par-là. La séance des
photos-souvenirs se fait machinalement. Khalifé en a l’habitude.
Impossible de se balader en ville ou de traîner dans un café,
n’importe où dans le monde arabe. Car étant souvent intercepté.
Un guerrier de la lumière, d’accord. Mais aussi une icône
culturelle, même s’il se proclame citoyen ordinaire. Et cela lui
pèse des fois, partant à la recherche d’une petite rencontre
avec soi-même. Il s’interroge, continue de chercher un sens. Et
déteste arriver à un point de certitude, un point mort. « Le
vrai croyant doit avoir cette quête permanente. Il n’est pas
censé partir d’une certitude ». Et d’ajouter : « Il m’arrive de
composer une œuvre et puis de sentir que je n’en suis pas sûr.
Ce doute m’alimente en révolte pour pouvoir continuer ».
Ce grand voyageur (au propre comme au figuré),
qui vit carrément en avion tellement il a la bougeotte, a besoin
de repères. Ceux-ci peuvent se concrétiser en lieux ou en
personnages. Quelques vieilles personnes, « gardiens des lieux
», qui ont connu ses parents, lui rappellent le bon vieux temps
et ses amis d’antan, il continue de les voir. C’est d’ailleurs
le même groupe qui l’a aidé autrefois à réaliser son premier
enregistrement en studio et à en payer les frais.
D’un air de missionnaire fatigué, il indique
: « C’est important de garder en soi le souvenir intact d’un
endroit. Je ressuscite ma ville en d’autres villes. L’homme a
toujours besoin d’un point de départ, auquel il retourne de
temps en temps pour aller ailleurs ». L’odeur de l’herbe ou
celle de la terre mouillée, après la pluie à Amchit, est évoquée
sur un ton qui frise la nostalgie. Par contre, il se rend
parfaitement compte que rien n’est plus pareil. La constance est
une variable de la vie. « Tout change. Moi-même j’ai changé. De
retour à mon village après une période d’absence, je sentais que
la place, les rues étaient plus étriquées ». Et de poursuivre :
« Il y a des choses qui se brisent, qui ne sont plus pareilles.
Après la mort de ma mère, j’ai passé 4 ans d’hallucinations. Je
ne parvenais pas à croire qu’elle était morte et l’adolescent
que j’étais a mis du temps pour comprendre cette disparition
précoce et éternelle. Mais avec le temps, j’ai pu la ressusciter
en moi. Je la vois, lui parle et l’appelle. Chacun crée ses
états-refuges ». Cette mère, tant regrettée, il a essayé de la
retrouver chez toutes les femmes qu’il a rencontrées, sa vie
durant. Parfois, il nouait avec elles des rapports d’amitié,
d’emballement, d’amour ou de passion. Et tentait, par ailleurs,
de cultiver en lui intelligence et sensibilité féminines. «
Chacun d’entre nous a une part féminine et une autre masculine.
A l’intérieur de moi, il y a le conflit habituel entre ange et
démon. Je suis un homme à paradoxes : fort et faible, qui
recherche la joie mais trouve en le chagrin la sagesse requise.
J’aime, je résiste, je me soûle, je m’amuse … Tout y est dans ma
musique : les femmes, la danse, la résistance … Je suis un
Gémeaux ».
Une part de folie qui rend la vie plus belle,
plus sollicitée. Sous une grêle de balles, il sortait durant la
guerre civile, pour chanter avec les membres de son ensemble
Mayadine (Places publiques), fondé en 1976. L’idée était de
défier la mort en chantant, sachant qu’à tout moment il pourrait
être traversé par une balle perdue. Le confessionnalisme qui
sépare, il s’en tape. C’est ce qui l’avait obligé à « s’exiler »
à l’ouest de Beyrouth durant la guerre civile. « Au début de la
guerre, j’ai vu des combattants tirer un cadavre, allongé par
terre, attaché à une voiture. Les os, la chair, se frottaient
contre le sol. L’atrocité de la scène a provoqué, chez moi, une
rupture avec là où je vivais. J’ai quitté Amchit, dont les
habitants n’arrêtaient pas de critiquer mon père à cause de mes
positions politiques », raconte Khalifé dont la musique et les
chansons engagées se prononcent contre le confessionnalisme,
pour la liberté et la démocratie. « J’aime laisser les fenêtres
ouvertes », dit-il. Ou encore : « Je me sens comme un oiseau,
capable de traverser la terre en deux jours ». Ces formules
assassines et son charisme expriment des centaines de milliers
d’hommes. Mais cela n’a empêché qu’en octobre 1999, le
chanteur-compositeur a été poursuivi en justice pour avoir mis
en musique et chanté un texte de Mahmoud Darwich, dans lequel
figure un verset du Coran. Il livre combat, plaide sa cause et
est acquitté de ses charges. « Nous vivons une réalité sombre et
pénible, mais il ne faut pas se résigner. On n’a plus rien à
perdre ». Le musicien qui a enflammé plusieurs jeunes pour en
faire des « derviches de la Palestine », selon les mots de l’un
de ses fans, ne veut pas abdiquer. Il veut poursuivre son projet
musical novateur et authentique, même si un brin d’angoissele
trahit, des fois. Il n’est plus invité à jouer le même rôle tenu
auparavant au sein de la gauche nationaliste arabe, mais sait
qu’il a quelque chose à faire face aux arts de pacotille,
diffusés à grande échelle. « Ça sent l’argent du pétrole ». Et
d’ajouter : « Ceux qui nous gouvernent viennent du ciel pour ne
plus jamais bouger ».
Avec l’âge, il comprend que le monde est de
deux sortes : celui dont nous rêvons et celui qui est réel, et
qu’il n’est pas si facile de faire changer les choses. « On est
déçu et l’on se dit peut-être c’est ainsi qu’est le monde
réellement ». Sa musique devient encore plus mélancolique, à
portée politique moins directe. Ses mouwachahates (forme
andalouse) oscillent entre passion et nostalgie. Accompagné
souvent de ses deux fils, Rami et Bachar, au piano et aux
percussions, il se fait entourer de formation à géométrie assez
occidentale. Le public se presse toujours devant les portes des
théâtres, et Khalifé écrit de la musique, des livres et des
communiqués. « L’improvisé s’en va, seul l’écrit perdure », dit
le chanteur-compositeur qui rêve encore de partage et de valeurs
communes .
Dalia Chams