Elle
annonce son arrivée par deux petits coups secs propres à elle.
Aussitôt, la porte s’ouvre et la dallala (marchande ambulante)
est accueillie chaleureusement par une horde de femmes excitées.
Avec un sourire radieux, la dame dépose son baluchon et commence
à déballer sa marchandise, tendant une galabiya à l’une, des
sous-vêtements à l’autre. Elle n’oublie pas les commandes
passées lors de sa dernière visite ni même les nappes et les
draps pour le trousseau de l’aînée des filles. Se tenant à
l’écart, le chef de famille observe anxieusement le manège. Il
sait qu’il va payer rubis sur l’ongle cette facture, car la
dallala ne fait pas de faveur. Ce personnage joué par les
actrices Zinate Sedqi et Naïma Al-Saghir dans les films en noir
et blanc et présenté avec humour revient en force aujourd’hui.
Dans le quartier d’Imbaba, Oum Sayed est
réputée pour préparer des trousseaux de mariées. Dans la même
rue où elle écoule sa marchandise, son mari est vendeur de
pacotilles. N’importe qui peut nous indiquer rapidement
l’endroit où elle se trouve. « J’ai commencé cette activité en
aidant mon mari à vendre sur le trottoir à des moments de grande
affluence. Cela m’a permis de faire la connaissance de beaucoup
de femmes habitant ce quartier. Un jour, à l’approche d’une
fête, j’ai acheté des cadeaux pour des membres de ma famille, il
y en avait en plus, alors je les ai proposés à ma voisine qui
les a achetés au double du prix. Dès lors, j’ai trouvé l’affaire
juteuse et je me suis lancée dans ce business », raconte-t-elle.
Et pour acheter pas cher, Oum Sayed se rend dans les marchés
populaires de Sayeda Zeinab, d’Al-Hussein, de Wékalet Al-Balah,
de Ataba, du marché du jeudi (souq al-khamis) et les revend à
des prix accessibles. Cette dallala a réservé une chambre chez
elle pour stocker les articles qu’elle doit vendre. « J’aide mes
clients, surtout mes voisines, à satisfaire leurs besoins sans
être accablés, car nous sommes tous pauvres. Et c’est bien la
raison pour laquelle je vends par facilité », poursuit-elle tout
en étalant une robe de chambre, une belle serviette de toilette,
une nappe et une paire de draps. A chaque fois que la jeune
mariée choisit un article, des youyous retentissent mais
s’arrêtent dès que commence le marchandage.
Selon le sociologue Ahmad Al-Magdoub,
autrefois dans les familles respectables, on n’autorisait pas
les femmes à sortir. Les chefs de familles acceptaient qu’une
femme honnête ramène à domicile tout ce dont la famille a besoin.
« Avec la libération de la femme, on n’a plus eu besoin de cette
dallala puisque les femmes pouvaient sortir, travailler, faire
du lèche-vitrine et s’habiller comme elles veulent. Aujourd’hui,
la dallala a fait sa réapparition sous un autre aspect et
n’importe qui peut s’adonner à ce commerce sans se soucier
d’être taxé de dallala. D’où la relance de ce métier et sa
propagation dans différentes classes sociales, y compris la plus
huppée ».
Approvisionnement chez les grossistes
Il ne se passe pas un jour sans que des
employés d’une institution gouvernementale n’exhibent quelques
articles à vendre pour arrondir leurs fins de mois. Les salaires
étant dérisoires, les hommes exercent une autre activité le soir,
et les femmes ramènent des vêtements, des écharpes, des bas et
des sous-vêtements faciles à transporter et à masquer. « Je
m’approvisionne chez les grossistes ou les magasins qui vendent
du stock. Ceci me permet de gagner entre 3 et 5 L.E. par pièce
», dit Samira, employée au Mogammaa Al-Tahrir et que sa collègue
attend impatiemment pour acheter des vêtements d’hiver à ses
enfants. « Je n’ai pas le temps de faire les vitrines et de
chercher des articles à mon goût et à des prix abordables », dit
sa collègue. Mais Samira ne se contente pas seulement de ce
petit commerce, on lui passe aussi des commandes pour des
conserves de légumes, des confitures et de la méfataa (des
fruits secs moulus mélangés à des grains de sésame et du miel de
canne à sucre) qu’elle prépare chez elle. « Divorcée, avec deux
enfants à charge, je ne reçois que 24 L.E. de pension
alimentaire. Mon salaire ne dépasse pas les 200 L.E., et c’est
grâce à cet argent supplémentaire que je parviens à arrondir mes
fins de mois », explique-t-elle tout en ajoutant qu’il faut
avoir de la personnalité pour ne pas s’attirer des ennuis vu
qu’elle passe d’un bureau à l’autre pour écouler sa marchandise.
Son bloc-notes ne la quitte jamais. C’est là où elle enregistre
le nom de ses clientes, le jour de la livraison et l’argent qui
reste à payer. Le comble est que quelques sociétés ont pris
l’initiative de former des jeunes pour devenir des représentants
en vente. On leur enseigne comment contacter un client, le
convaincre pour prendre tel ou tel produit. Après quelques mois
de stage, on teste les capacités de chacun à écouler les
produits de cette société. Au fil des ans, la dallala s’est
transformée en une personne possédant une formation et un
savoir-faire. Ahmad s’est tissé un réseau de clients composé au
départ de membres de sa famille et au fur et à mesure, il s’est
formé une clientèle. « Mon salaire dépend de ces commissions que
je perçois sur chaque article. Plus je vends, plus je gagne de
l’argent », dit-il.
L’activité de dallala s’est même infiltrée
dans les milieux aisés. Soha, femme d’affaires, fait des voyages
réguliers en Turquie et en France pour ramener du prêt-à-porter
de l’étranger. Ses clientes préfèrent ce genre de marchandises
importées, et les prix qu’elle propose lui permettent en même
temps de couvrir les frais du voyage.
Pour écouler cette marchandise, elle a pris
l’habitude de faire des Open Days (portes ouvertes) et d’inviter
au début de chaque saison et dans son appartement toutes ses
amies et ses connaissances. Elle expose vêtements, accessoires,
parfums, et broderies sur canevas. « Ce genre d’activités est
pour moi moins coûteux que d’ouvrir une boutique car il me
permet d’économiser les frais de location, d’électricité et les
salaires des employés. Et en même temps, je découvre le plaisir
des voyages », dit-elle avec fierté. Dans certains hôtels, des
Open Days sont organisés pour les femmes huppées. Raghda a passé
plusieurs commandes de robes de mariées dans une grande maison
de couture à Paris. Cette femme de diplomate, manquant
d’expérience, a failli se ruiner car elle oubliait de noter à
quelle cliente elle avait vendu ses articles. Du coup, elle a
préféré embaucher une secrétaire pour se charger des affaires
financières.
Solidaires et infatigables
Plus récemment, la dallala chinoise a pris le
relais, défiant tous les prix. Elle propose des produits adaptés
au goût et au pouvoir d’achat d’éventuels acheteurs. « C’est de
la bonne qualité, j’ai acheté un lot de trois sous-vêtements 100
% coton à 10 L.E. C’est la deuxième année que j’en achète », dit
une joyeuse cliente satisfaite de son acquisition.
Débrouillardes, solidaires, travailleuses et infatigables, ces
vendeuses sont impassibles et ne parlent que pour vanter un
produit ou négocier son prix. C’est chez les grossistes qu’elles
vont s’approvisionner, ce qui explique la similitude de leurs
marchandises. « Elles n’ont pas besoin d’un important capital
pour faire du commerce en Egypte, car la marchandise chinoise ne
coûte pas cher, et elle est déjà sur place. Elles se contentent
de faire de petits bénéfices, en vendant le plus possible »,
explique Lou-Lou, qui vit en Egypte depuis 5 ans.
Ces revendeuses chinoises font du
porte-à-porte, le plus souvent à deux, transportant de gros
sacs. Leur cible : les principaux quartiers tels que Madinet
Nasr, Mohandessine, Guiza et Choubra. Elles visent surtout les
femmes au foyer. « On trouve de tout dans leur gros sac, des
bibelots, des napperons, et de la lingerie », témoigne une
habitante de Guiza. « Elles sont discrètes et très patientes.
J’ai le temps de choisir et même d’essayer les articles qui
m’intéressent tout en restant chez moi », dit Karima, une autre
femme au foyer, touen ajque pour communiquer ou lui poser une
question, elle doit faire des dessins. « C’est grâce aux
expressions de son visage que l’on parvient à la comprendre ou
connaître sa réponse. La seule chose qu’elle sait dire est
d’indiquer les prix des articles qu’elle vend », conclut-elle.
Chahinaz Gheith et Bouchra Chiboub