Ni
gouvernant, ni gouverné. Ce jeune journaliste ne craint
personne. Il n’hésite pas à mettre à nu la société, ni
à critiquer le pouvoir, sans merci. Ainsi est-il parvenu
à s’imposer sur la scène journalistique. « Dès mon enfance,
je disais à mes amis que je serais journaliste à l’hebdomadaire
Rose Al-Youssef et que je serais ensuite rédacteur en
chef d’un journal quelconque. Mes amis considéraient cet
excès de confiance comme une folie », dit-il, avec un
léger sourire sur le visage. Jamais il n’oublie un rêve
de sa mère : « Elle m’a vu installé derrière un bureau
tel Moustapha Amin, son journaliste préféré ». Un rêve
pareil s’insère tout naturellement dans le cadre d’une
famille, très férue de presse écrite. « Une bonne partie
de notre budget était consacrée à l’achat de journaux.
Ma famille a même été jusqu’à publier un journal sous
l’intitulé d’Al-Haqiqa (La Vérité) dans notre ville natale
Qowesna (gouvernorat de Ménoufiya). Il y était distribué
plus qu’Al-Ahram ».
Mais
pourquoi rêvait-il de Rose Al-Youssef en particulier ?
Le journaliste ne manque pas de narrer l’histoire : «
En 1977, j’avais 12 ans et j’étais très impressionné par
une couverture de cette revue sur laquelle une vieille
dame courait dans l’avenue Haram avec une caisse voilée
de boissons alcooliques. J’ai admiré le style de Mohamad
Al-Tabéï que je considère comme étant le dieu du journalisme
égyptien. Il a eu pour disciple Moustapha Amin ».
L’amour
de la langue et de la politique sont deux éléments que
l’on détecte facilement dans les articles d’Ibrahim Issa,
souvent considérés comme audacieux, voire crus à certains
égards. Et l’audace n’émane que de sa folie, comme il
le répète sans complexe. « La folie dans le sens où je
ne calcule pas trop les conséquences, comme d’autres journalistes
qui n’ont pas le souci de l’argent ».
Rédacteur
en chef de deux journaux indépendants, Al-Dostour et Sawt
Al-Omma, il a quand même pu garder à chacun son identité
propre et son style particulier. « Je suis récemment devenu
rédacteur en chef de Sawt Al-Omma, dont j’ai gardé les
grandes lignes. Par contre, s’agissant d’Al-Dostour, j’ai
aidé à le doter d’une idéologie unificatrice, d’un style
particulier et d’un langage différent. Avec Al-Dostour,
nous avons opté pour une langue proche de l’usage quotidien.
Car nous vivons une dualité entre la langue que nous parlons
tous les jours et celle dans laquelle nous pensons. Une
langue pour vivre et une autre pour écrire ». Et d’ajouter
: « D’aucuns considèrent qu’Al-Dostour utilise un registre
familier, mais ce n’est pas le cas. Le secret réside dans
la structure familière et non dans le choix des termes
». Issa défend bien son journal, lequel a réussi à s’attirer
un large public, malgré tout. Car le journal, créé en
1995, a été suspendu pendant huit ans environ. De retour
sur le marché en 2005, Issa devait changer de style, pour
aller de pair avec les changements en cours. « Le Net
et le portable se sont imposés avec force. Ils ont dépassé
le cadre d’outils technologiques pour offrir un mode de
vie. L’écriture même a changé. Il s’agit tout le temps
d’abréviations et de codes langagiers propres aux jeunes,
à travers lesquels ils transmettent les messages, les
anecdotes et même les critiques concernant les gouvernants.
Cette génération, qui cherche à s’isoler, préfère le discours
direct. Un bras de fer s’établit entre le Net et le portable,
d’une part, et la presse écrite, d’autre part ». Issa
est du genre à s’attaquer aux stéréotypes, en projetant
une vision future.
«
Je crois qu’on a réussi à établir des liens avec cette
génération, qui rejette la sacralisation des hommes, de
la même manière qu’elle refuse la présence des banderoles
présidentielles. Il y a parmi cette génération ceux qui
ne réduisent pas l’islam à une djellaba courte, une barbe
ou un voile. C’est cette génération qui a envoyé un mail
à CNN pour condamner sa manière de couvrir l’Intifada
».
Le
journaliste et écrivain a la politique dans les veines,
tout en cultivant un esprit religieux libéral. Il se souvient
des nuits où son père lui racontait, avec ses frères,
des récits historiques et des récits religieux. « Mon
père était professeur d’arabe, un Azhari libéral. Il nous
incitait à consulter le dictionnaire pour chercher le
sens de tel ou tel mot. Nous avions une bibliothèque bien
garnie, regroupant des livres d’Histoire, des dictionnaires,
des ouvrages sur l’interprétation du Coran, etc. ». Son
amour pour la politique, il l’a hérité de ses oncles qui
menaient des activités politiques diverses. De quoi enfanter
un journaliste engagé, très sûr de ses capacités. Après
9 tentatives ratées visant à lancer d’autres journaux,
suite à la confiscation d’Al-Dostour, Ibrahim Issa a décidé
de frapper à la porte des chaînes satellites. A travers
son émission Ala al-qahwa (Au café), présentée sur Dream
TV, il a pu dire ce qu’il voulait exprimer via son journal,
maintenant un caractère cassant et spontané.
«
Des obstacles se sont dressés au début, et j’ai découvert
que c’étaient des entraves dictées par des autorités sécuritaires.
Il était quand même utile de déduire que le gouvernement
a été surpris par le contenu de l’émission et craignait
son influence. Or, auparavant, il considérait ces chaînes
comme des accessoires de la démocratie et pensait que
la presse écrite est beaucoup plus puissante. En tout
cas, j’ai apprécié le courage d’Ahmad Bahgat, propriétaire
de Dream TV, qui a résisté aux multiples pressions ».
Le
choix du cadre d’un café pour présenter son émission était
assez intelligent. C’est le microcosme d’une société,
une sorte de Parlement, où l’âme du petit peuple et son
sarcasme sont réellement représentés. Le début et la fin
de l’émission n’étaient pas sans rappeler le Stand Up
Comedy à l’américaine, faisant rire le public d’un rire
amer. « J’ai dit dans l’un des épisodes qu’en dépit de
toutes mes critiques, le gouvernement ne réagissait pas.
Mais, j’ai trouvé une justification à cette indifférence
: le gouvernement est sourd ! ». Du fait, il a invité
une spécialiste dans le langage des sourds-muets qui s’est
mise à transmettre par signes ce qu’il disait. Peut-être
... Qui sait ? « Le langage des sourds-muets n’est pas
universel. Imaginez-vous par quel signe le mot gouvernement
est représenté en Egypte ? ». Le journaliste met alors
la main sur la gorge comme tenant un couteau pour s’égorger.
Ensuite,
pris de colère contre les émissions religieuses habituellement
diffusées, Issa a décidé de présenter Allahou aalam (Dieu
seul sait), où il a abordé de nouvelles dimensions historiques
et religieuses. Au bout d’un certain temps, il s’est senti
amplement satisfait et n’avait plus rien à dire sur ce
sujet, alors il n’a pas tardé à passer à une autre émission
: Min awel al-satr (Du début de la ligne). « Il faut toujours
opter pour le changement. Je suis convaincu que la stabilité
est stagnation. Elle est anti-développement. Je crois
par exemple qu’un journal comme Al-Dostour pourrait survivre
pendant des années, mais moi je vais le quitter un jour.
Le problème de l’Egypte est dans la stabilité ». Ce changement
sur tous les plans a été en fait la rengaine qu’il ne
cessait de répéter à travers ses articles d’Al-Dostour,
dès 1996. Des années avant l’amendement menant aux premières
présidentielles pluralistes. Pour qui va-t-il voter ?
«
Aymane Nour », affirme-t-il, sans doute, énumérant les
arguments : « C’est la personne la plus détestée par le
pouvoir ; on cherche à tout prix à nuire à sa réputation.
Il est le jeune candidat du parti actif d’Al-Ghad et je
trouve qu’il est le meilleur parmi ceux qui sont en course
pour la présidence. Si le candidat élu ne s’avère pas
à la hauteur de ses promesses, le peuple a le droit de
le remettre en question ». Exaspéré, il ajoute : « Se
rendre aux urnes pour voter Moubarak et que son règne
dure trente ans est inhumain ». Et de poursuivre : « La
présidence n’exige pas beaucoup d’expérience comme certains
le prétendent. L’expérience de Mnous a d’ailleurs conduits
à un état catastrophique. Il suffit de voir le nombre
de malades atteints du virus C (soit 12,5 millions de
citoyens), les effets des insecticides cancérigènes, le
taux de chômage ... Sans compter la corruption politique
et économique ».
Ce
sont les jours qui suivent les élections qui trancheront,
dit-il. En ajoutant : « Le véritable danger qui guette
le pouvoir de Moubarak réside dans sa réélection, mettant
en péril sa légitimité sur les plans interne et externe.
Il faut garder en mémoire les troubles qui ont affecté
l’Ukraine et la Géorgie juste après les élections. Le
scénario ne fait pas légende : la fraude électorale serait
de mise, un peu plus en Haute-Egypte. Il serait également
question d’une mobilisation douteuse des ouvriers en faveur
du vote pour Moubarak, et un passage à tabac de ceux qui
voteraient pour ses rivaux ».
Critiquer
le pouvoir sans crainte est de coutume dans les articles
de Issa, et même dans ses romans dont Achbah wataniya
(Spectres patriotiques), qui vient de paraître. Ses personnages
sont inspirés de la réalité, à savoir les fils des gouverneurs.
Ces derniers sont farouchement critiqués. « Les personnages
sont partiellement réels. Je choisis quelques caractères
et les instille dans un personnage. Pourquoi on arrive
à parler des récits de notre amour et pas de ceux de notre
vie. Pourquoi parler de Leïla, la dulcinée de Qaïs, et
ne pas parler d’un tel autre qui nous a empoisonné la
vie ? Le problème majeur en Egypte est le règne d’une
ambiance unilatérale. On veut chanter la même chanson,
regarder le même film, écrire le même roman. Il faut qu’il
y ait Naguib Mahfouz, Ihsane Abdel-Qoddous, Ibrahim Abdel-Méguid,
Sonallah Ibrahim ... nous ne sommes pas dans une usine
où l’on fabrique des boîtes de conserve à la chaîne ».
Cette raillerie acerbe proférée en continu a fait courir
les rumeurs qu’Ibrahim Issa sera incarcéré avec ses disciples
d’Al-Dostour, au lendemain des élections. Cela inquiète
sa femme, une chercheuse, spécialiste de la participation
politique de la femme, qui saisit la délicatesse de la
situation. Le mari, quant à lui, persiste dans son sarcasme.
« Je me suis préparé en achetant une autre paire de lunettes.
Lorsque les anciennes seront brisées, sous l’effet d’un
coup, les nouvelles les remplaceront ... ».
|