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Métier . A Darb Al-Qassassine, l’occupation de tondeur se perpétue de père en fils. Cette activité, qui date de 1898, ne paye plus son bonhomme comme par le passé. Reportage dans un quartier pas comme les autres.

Salon pour quatre pattes

Dans le quartier de Sabtiya, une zone d’urbanisation sauvage qui s’est développée aux alentours de Boulaq, se trouve Darb Al-Qassassine, du nom du métier qu’exercent la plupart des habitants de cette hara. Les Qassassine sont des tondeurs de bêtes domestiques, un métier qui confine au sacerdoce et qui se transmet d’une génération à l’autre, comme dans la famille Aboul-Azm, la plus connue à Sabtiya et dans laquelle ce métier se perpétue depuis 50 ans. C’est dans un coin de la rue qu’Aboul-Azm et ses enfants ont choisi de s’installer. Assis sur trois banquettes en bois et quelques vieilles chaises, leurs outils posés à même le sol, ils attendent d’être sollicités par un cocher. Aboul-Azm, sa cigarette posée derrière l’oreille, sirote un thé, pendant que ses fils fument la chicha. Il faut dire que les clients se font rares et qu’être tondeur ne paye plus son bonhomme comme par le passé. Et pourtant, Aboul-Azm et ses proches continuent à exercer ce métier parce qu’ils l’aiment, tout simplement. Alors que, selon Aboul-Azm, dans un passé guère lointain, on comptait 400 tondeurs à Darb Al-Qassassine, aujourd’hui, on en dénombre à peine une quinzaine. La raison en est que beaucoup de cochers ont remplacé les charrettes par des camionnettes.

En fait, cette activité a pris forme en 1898. « A l’époque, il nous arrivait de tondre une centaine de bêtes par jour. Je travaillais avec mon grand-père, et on tondait la bête à 10 ou 20 piastres », se souvient Am Hilal. Aujourd’hui, ce métier ne rapporte plus à comparer avec jadis. Pourtant, les tondeurs continuent de fixer leurs prix à la tête du client. A titre d’exemple, le tondage d’un cheval coûte entre 15 et 25 L.E., celui d’un âne entre 10 et 20 L.E., une brebis entre 10 et 15 L.E. et une chèvre entre 6 et 10 L.E. A Darb Al-Qassassine, ceux qui n’ont pas cessé cette activité attendent chaque jour de gagner les quelques sous qui pourront nourrir leurs familles. « C’est le métier de nos ancêtres et on ne saurait le laisser tomber », lance avec fierté Am Issa.

Habillé d’une galabiya gris foncé et coiffé d’un turban blanc, Am Zeinhom, à la grosse moustache, exprime sa tristesse. « Cela fait des heures que j’attends. Le travail se fait de plus en plus rare. On est presque réduit au chômage ... Il est rare le jour où l’on reçoit quatre ou cinq bêtes à tondre. Il arrive même qu’on reste la semaine sans avoir un client », dit-il désespérément tout en nous expliquant qu’il est tous les jours à la même place vers 14 heures et ne quitte jamais le lieu avant minuit. Il est 19 heures quand le premier cocher se présente tirant un cheval bai (robe marron brun, les crins et les extrémités des membres de couleur noire). Le travail commence et une tâche est assignée à chacun. A l’abri du soleil, Omar, al-sabie, ou l’apprenti Qassas, neuf ans, est chargé de poser une musette mangeoire au cheval pour éviter qu’il ne morde quelqu’un. Adham, 11 ans, ligote ses trois membres pour le mobiliser. « On n’attache jamais les quatre membres à la fois pour que le cheval ne perde pas son équilibre. Trois suffisent pour l’empêcher de s’enfuir ou de lancer des ruades », commente le grand-père, Sayed Ragab. A présent, c’est à Saïd, son petit-fils âgé de 20 ans, de prendre la relève. Sa tâche est de frotter la robe du cheval avant la tonte. Il s’approche du cheval, caresse son flanc puis, à l’aide d’une brosse en chiendent, il débarrasse le pelage de la poussière et des restes d’excréments. « On utilise cette brosse dure pour enlever toutes les saletés, puis on asperge la robe avec de l’eau pour humidifier son pelage », dit-il. Saïd nous confie que c’est grâce à son oncle paternel, Am Abdallah, qu’il connaît les ficelles du métier. Considéré comme le cheikh des Qassassine, Am Abdallah s’avance, sa tondeuse à la main et se met à l’œuvre. Les poils tombent en abondance et le tondeur en a partout sur ses vêtements, son visage. Du coup, l’air devient irrespirable dans cette rue étroite et poussiéreuse. « Ne pouvez-vous pas vous éloigner un instant pour respirer un peu ? », lui demande un passant. Concentré sur son travail, il secoue la tête faisant signe que non, puis répond : « Ce n’est pas possible tant que je n’ai pas terminé. Si je m’éloigne, il faut détacher la corde qui mobilise ses membres mais là, le cheval pourrait s’enfuir et je ne pourrais plus le rattraper ». Le tondage de l’animal a duré une heure et demie. « C’est l’espèce de bête de selle dont la tonte ne s’opère que sur les flancs ; on lui laisse les poils du dos, du haut de l’encolure et des membres. Cela ne prend pas énormément de temps », explique en expert Eid, le cousin, tout en ajoutant que les chevaux d’attelage ont droit à la tonte « totale » et cela prend deux ou trois heures. Au cours de cette opération, certains chevaux deviennent nerveux, lancent des ruades ou mordent. Sayed, un des jeunes Qassassine, est en train de tondre un cheval alezan. Il n’arrête pas d’observer la tête de la bête. Il nous explique que lorsque les oreilles sont plus ou moins couchées vers l’arrière, c’est le symptôme que le cheval est mécontent et préfère ne pas être perturbé pour éviter un « coup de botte ». « Je dois faire ce travail seul et je ne peux pas en dire plus car il faut être prudent avec ce cheval », dit-il, tout en fixant l’animal avec méfiance.

Sayed sait qu’une ruade risque d’être mortelle. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Hag Ramadan, décédé il y a deux ans après avoir reçu un coup violent sur la tête. « Il allait commencer le tondage du cheval et s’est penché pour saisir sa tondeuse, le cheval lui a lancé une ruade. Il est mort sur le coup », raconte son fils Abdallah. Cette scène tragique n’a duré que quelques secondes. C’est un métier à risque et Am Zeinhom en a fait l’expérience. L’an dernier, alors qu’il tondait un cheval, ce dernier lui cassa la jambe d’une ruade. Il a dû subir deux interventions chirurgicales qui lui ont coûté 10 000 L.E. La période de convalescence a duré un an pendant laquelle il est resté sans ressources. Mais ses amis et proches ne l’ont pas laissé tomber. Ils se sont débrouillés pour lui rassembler l’argent nécessaire. La coutume dans la hara est de donner à celui qui est dans le besoin. Un esprit de solidarité bien ancré dans ce genre de milieu.

Cependant, être fidèle à un métier qui ne permet plus de joindre les deux bouts commence à leur poser de sérieux problèmes. Les Qassassine sont même contraints de s’endetter pour subvenir aux besoins de leurs familles. Et la famille Aboul-Azm s’est élargie en se mariant entre elle, la nouvelle génération porte aussi le flambeau des Qassassine.

Manar Attiya
 

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