Elle était jeune et belle et j’étais vieux,
père et divorcé. Je n’avais pas envisagé l’amour et je n’avais
rien fait pour exprimer mon désir.
Mais elle me dit plus tard : « Cela sautait
aux yeux ».
J’étais un Cairote expulsé de sa ville,
vivant l’exil au nord. Elle était comme moi, étrangère dans
ce pays, mais Européenne et son passeport lui permettait
de faire de l’Europe entière sa ville. Et lorsque nous nous
rencontrâmes par hasard dans cette ville x à laquelle j’étais
astreint par le travail, nous devînmes amis.
Astreint par le travail ? Quel mensonge
! ... En fait, je n’avais aucun travail. J’étais le correspondant
d’un journal du Caire qui n’avait pas d’intérêt à recevoir
mes correspondances. Peut-être même préférait-il que je
n’envoie rien.
A midi, au moment de la pause du déjeuner
qui coupe la longue journée de travail, pour ceux qui travaillent,
nous nous installions ensemble. Nous buvions le café, elle
me parlait d’elle-même et je lui parlais de moi, et le silence
nous rapprochait davantage lorsque nous portions notre regard
à travers la vitre du café vers cette montagne rectangulaire
et sinueuse, tapie sur l’autre rive du fleuve comme un crocodile
à la longue queue.
Mais lorsque je commençai à la désirer,
je devins bavard. Je me protégeai derrière un mur de paroles
pour ne pas me trahir, des paroles vides se précipitèrent,
s’enchaînant distrayantes et successives, comme le cocon
d’un ver saisi par la folie de tisser et ne pouvant cesser.
Peut-être — et comment le savoir maintenant ? — qu’inconsciemment
je tissais avec les mots des filets autour d’elle. Et elle
me dévisageait de ses beaux yeux, des yeux qui s’ouvraient
tout grand alors qu’elle souriait en me demandant : « D’où
viennent toutes ces paroles ? Mon métier à moi, c’est de
parler, comment est-il possible que tu me surpasses ? ».
Mais ce midi-là, je ne le pus. Les fils
des mots s’éparpillèrent et se déchirèrent. De longs interstices
de silence s’installèrent durant lesquels je regardais pensif
le fleuve. Elle se pencha sur sa tasse de café vide qu’elle
tournait dans la soucoupe, je ne voyais que l’auréole de
ses cheveux touffus et son nez saillant et aquilin. Elle
releva sa tête subitement, me regardait lorsque je me taisais
et disait : « Poursuis ... Poursuis ». Mais les mots ne
suivaient pas. A l’extérieur du café, nous marchâmes vers
l’endroit où j’avais garé ma voiture ... Je la conduirai
comme tous les jours jusqu’à la porte du bureau où elle
travaille, je la quitterai en feignant moi aussi de partir
au travail.
Lorsque nous arrivâmes à la voiture, elle
dit :
— Je veux que nous marchions un peu, y
vois-tu un inconvénient ?
Elle marcha à mes côtés, lente, pas comme
à son habitude, et à peine avait-on fait quelques pas qu’elle
s’arrêta et dit d’une voix ferme :
— Ecoute, je ne veux plus te voir à partir
d’aujourd’hui. Pardonne-moi, mais il vaut mieux que l’on
ne se voit plus. Je crois que je t’ai aimé et je ne veux
pas. Je ne le veux plus après tout ce qui s’est passé dans
ma vie.
Et je savais ce qui s’était passé dans
sa vie. Je me tus alors un instant et dis :
— Comme tu le souhaites.
Je l’observais alors qu’elle s’éloignait
de moi à pas rapides.
Mais cela n’était pas le commencement.
Au début, tout était différent. Ce jour-là,
j’hésitais beaucoup à me rendre à cette conférence de presse.
Je savais d’avance qu’on dirait des choses qui ne seraient
pas publiées par le journal du Caire si je les envoyais.
Et si elles étaient publiées, elles seraient coupées, allégées
avec des paragraphes qu’on retarderait et d’autres qu’on
avancerait de manière à ce que les lecteurs ne comprennent
pas ce qui s’est passé au juste, ni de quoi il s’agit. Je
pensais, alors que j’étais en route pour me rendre à l’aéroport.
C’était le jour où il y avait un avion en partance pour
l’Egypte. Dans cette ville où des responsables mettaient
souvent les pieds sans préavis, peut-être qu’arriverait
un ministre qui ferait des déclarations qui réjouiraient
le rédacteur en chef. Il les mettrait à la Une et serait
enfin satisfait de moi. Le ministre ... déclare : « Notre
économie est sortie du goulot d’étranglement ». Le ministre
explique : « Nous étudierons la coopération européenne dans
l’essor du développement ... ». Et la voiture tourna effectivement
vers la route de l’aéroport. Le rédacteur en chef n’est-il
pas profondément satisfait de ce développement en plein
essor ? Cela apparaît toutes les semaines dans ses articles.
Voilà de longues années que chez lui l’essor ne cesse de
sauter du goulot d’étranglement. Pourquoi donc ne pas satisfaire
le rédacteur en chef ? Pourquoi aller à cette malheureuse
conférence en ce beau matin d’été ? Suis-je en réalité un
« adepte des difficultés » comme avait l’habitude de le
dire Manar ? Mais pourquoi aller à l’aéroport ? Qui donc
a dit qu’un ministre viendrait ou que le rédacteur en chef
serait impatient de recevoir ma correspondance ? Il est
préférable que je me taise tout à fait. Je le dispenserais
ainsi des excuses embarrassées : « Je vous assure untel,
la correspondance est arrivée trop tard, ou nous l’avons
imprimée effectivement, mais nous avons reçu à la dernière
minute des communiqués de la présidence et ils ont mangé
la page », ou encore : « Vous savez, j’enquête à propos
du garçon untel de la section internationale parce qu’il
ne m’a pas présenté votre correspondance. J’ai effectivement
fait ouvrir une enquête sur lui », etc. Pourquoi fatiguer
le rédacteur en chef et me fatiguer ? Le salaire ne sera
pas ponctué et c’est le plus important. Jouissons donc de
cette belle journée.
Je pris une partie de route élevée en direction
de l’aéroport.
Je quittai la route asphaltée et je m’enfonçai
dans un chemin aplani parsemé d’arbres, puis je me garai
à l’ombre. La forêt était humide et calme et les feuilles
nouvelles qui habillaient de nouveau les arbres depuis peu
étaient d’un vert vif, presque transparentes ... Ensemble,
elles formaient une coupole fragile et lisse que balançait
la brise légère alors que les rayons du soleil s’infiltraient
dans les ouvertures dispersées. Ondes jaunes naviguant rapidement
au-dessus de l’herbe, puis disparaissant pour revenir comme
une surprise ; ondes successives qui illuminaient sur leur
passage les petites fleurs sauvages jaunes et blanches qui
décorent la terre en été ... La première fois que nous sommes
partis à l’étranger dans le cadre de ce voyage organisé
d’une semaine en Bulgarie, je fus ébloui par cette décoration
tout en miniatures sur la terre. Manar aussi. Elle me demanda,
alors que nous étions dans la forêt :
— Il est défendu de les cueillir ?
Je dis :
— Je ne crois pas.
Elle se mit alors à rassembler un bouquet
en assortissant les couleurs, puis elle regarda les fleurs
dans ses mains et dit avec un désenchantement dans la voix
:
— Mais elles étaient belles sur le sol
!
En fait, les petites fleurs venaient juste
de mourir. Elles avaient replié leurs pétales sur leur cœur
rond et jaune et leurs tiges fines pendaient sur les côtés.
Je lui dis :
— Je pense que ces fleurs sauvages ne vivent
que sur le sol.
Puis je pris le bouquet flétri et le jetai
au loin, ne gardant qu’une seule fleur jaune plus grande
que les autres qui était restée ferme et dont les pétales
étaient ouverts. Je la piquai dans les cheveux de Manar
en lui disant :
— Que tu es belle ainsi !
Et elle était réellement belle avec cette
fleur dans ses cheveux noirs ; alors je l’embrassai et nous
rîmes de nouveau, heureux comme nous l’étions auparavant
parce que pour la première fois nous marchions au milieu
d’une forêt verte où le regard était sans limites. Mais
le soir, alors que nous étions à l’hôtel, il me fallait
payer le prix.
Dans quel endroit étrange de son cerveau
gardait-elle ces petites choses ? Ces choses que j’oubliais
à l’instant même ... Et quelle était cette capacité d’engendrer
des réflexions qu’on ne pouvait imaginer ? J’étais plein
d’appréhensilorsqu’elle me demanda cette nuit-là en plaisantant
à moitié :
— Tu es venu, monsieur, en Europe avant
cela sans me le dire ?
Mais je pris le même ton pour dire :
— Bien sûr, plusieurs fois en mission secrète.
Pourquoi poses-tu la question ?
— Comment savais-tu, monsieur, que ces
fleurs ne vivent que sur le sol ?
Je gardai le silence. Mais cela non plus
ne marcha pas. Le ton de plaisanterie se transforma en un
blâme léger alors qu’elle disait :
— Et puis quelle est cette manière avec
laquelle tu traites les gens ici ?
— Quelle manière ?
— Cette courtoisie exagérée avec les employés
de l’hôtel, du restaurant et des boutiques, avec les gens
en général. Tu as le complexe de l’étranger.
Mais Manar pensait-elle qu’en Egypte je
traitais les gens autrement ?
Elle fit la moue et se mit à remuer la
tête à droite et à gauche comme si elle portait un jugement
après réflexion :
— Non, mais ici je trouve que la dose est
un peu plus forte. Un peu plus qu’il n’en faut. Je crois
que c’est le complexe de l’étranger.
J’étais sur le point de répondre, mais
je me rétractai :
— Peut-être as-tu raison. Je vais réviser
mon comportement.
J’avais appris depuis longtemps à parer
à ses petites colères cachées. Et j’étais ... Suffit ! Sois
juste. Sans doute elle aussi faisait-elle de même. Le problème
n’était pas dans ces fleurs innocentes. Mais où était-il
au juste ? Y avait-il erreur depuis le début ? Quelle était-elle
? Tout ce dont je me souviens, c’est que je l’ai aimée et
qu’elle m’a dit m’avoir aimé. Je veux dire que sans doute
m’avait-elle aimé réellement à un moment donné, sinon pourquoi
nous serions-nous mariés ? J’étais le plus pauvre parmi
les journalistes qui avaient rêvé de se marier avec elle
lorsqu’elle arriva au journal. Je fus charmé comme tout
le monde par son visage affable, son sourire éternel et
sa manière franche de parler en regardant son interlocuteur
droit dans les yeux. Je fus encore plus charmé que les autres
et je pris l’habitude de faire beaucoup d’efforts pour lui
parler de la même manière ordinaire dont je parlais aux
autres journalistes. Je veillais toujours à déplacer mon
regard de l’endroit où elle se trouvait dans la grande salle
de rédaction. Et c’est elle qui commença à faire le trajet
de son bureau au mien pour me demander conseil pour un article
qu’elle écrivait ou pour que je jette un regard sur son
article avant impression, comme à un collègue plus ancien.
Puis, elle commença à me parler de ses problèmes à la maison
: on s’agitait pour la marier et on la présentait à des
prétendants comme une marchandise. Elle ne se marierait
jamais de cette manière. Elle choisirait par elle-même.
Choisir est-il du seul ressort de l’homme ? J’eus peur de
ses paroles. Je me disais, elle ne peut être aussi franche
si c’est toi qu’elle a choisi. Mais j’essayai encore et
je réussis à me présenter à sa famille pour demander sa
main.
Elle me dit en riant alors que nous marchions
les mains enlacées sur la corniche :
— Maman m’a dit : Tu n’as pas trouvé mieux
que ce journaliste fauché ? Tu l’a préféré à l’officier
au médecin !
Manar me surprit lorsqu’elle dit avec fierté
alors qu’elle pressait ma main :
— Cela veut dire que maman t’aime et qu’elle
est d’accord !
Cela faisait longtemps que j’avais compris
que maman était la plus importante. Elle ressentait de la
honte en présence de son père que j’ai aimé, moi, dès le
premier instant pour sa simplicité et sa bonté. Mais, lorsque
nous étions fiancés, Manar se sentait gênée lorsqu’il s’asseyait
avec nous au salon, en pyjama ou en djellaba. Lorsqu’il
parlait avec fierté de la reconnaissance qu’avait eue son
directeur au travail pour le style avec lequel il avait
écrit la note de service de ce jour, ou lorsqu’il racontait
comment il avait acheté une pastèque alors qu’il rentrait
du bureau. Comment le vendeur lui avait juré que c’était
une pastèque bien rouge. Pourtant, lorsqu’il l’ouvrit de
retour chez lui, il la trouva blanche et sans péchés. Il
redescendit aussitôt et la rendit au vendeur menteur, parce
qu’il ne lésinait pas sur ses droits et qu’il ne permettait
à personne de se moquer de lui. Le visage de Manar se déchirait
quand son père racontait ses histoires et je remarquais
un regard de reproche silencieux dans les yeux de sa mère.
Mais après notre mariage, sa mère n’était plus préoccupée
de le rabrouer devant moi. Et Manar pleurait à chaudes larmes
parce que son père avait pris l’habitude, après la retraite,
de descendre dans la rue en djellaba et de s’installer des
heures durant chez le barbier, l’épicier ou sur le banc
du gardien de l’immeuble. Elle disait au milieu de ses larmes
: « Pitié, papa, notre réputation, papa ».
Alors il lui promettait, en s’excusant,
embarrassé et gêné, qu’il ne le referait plus. Mais lorsqu’il
mourut, la tristesse de Manar dépassa toute imagination.
Elle le pleura durant de longs mois en lui parlant tout
le temps comme s’il était installé avec nous, lui demandant
comment il se portait là-bas ? Pourquoi l’avait-il quittée
? Ne lui manquait-elle pas ? Je me demandais s’il n’y avait
pas à côté de la tristesse un certain remords. Ce qui advint
par la suite confirma mes doutes. Progressivement, elle
se mit à parler de son père en en faisant un grand fonctionnaire
à la personnalité forte, respecté par tous au bureau à cause
de sa fermeté et de son intransigeance pour l’équité, bien
qu’il n’eût jamais fait de mal à personne. Au fil des ans,
elle fut convaincue par ses dires, me demandant quelquefois
d’agir aussi fermement que son père. Et lorsqu’on m’éloigna
de mon travail et qu’il n’y eut plus beaucoup de choses
à faire, je remarquai pour la première fois que passais
beaucoup de temps chez le barbier après qu’il eut fini de
me couper les cheveux et que je me mettais à bavarder sans
but. Je ressentais de la peur et je revenais rapidement
à la maison m’installer à mon bureau pour bâtir le plan
de mon projet de livre. Manar commençait progressivement
à prendre l’image de sa mère. Elle me blâmait par exemple
en me disant que je gâtais trop les enfants. Pourtant, elle
sortait de ses gonds si je tentais de punir l’un d’entre
eux, s’interposant pour le défendre. Punir restait son droit
exclusif. Après nos promenades du vendredi, les reproches
reprenaient de plus belle. Elle prit l’habitude de découvrir
régulièrement une erreur que l’un des enfants ou les deux
avaient commise : une sorte d’impolitesse, comme elle le
disait, dont la punition était de les priver d’argent de
poche ou d’aller voir amis ou parents. Lorsqu’elle me trouvait
en train de jouer aux échecs avec Khaled, elle me reprochait
de le distraire de ses études. Si je portais Hanadi et la
faisais tournoyer alors qu’elle riait, elle disait : « Ce
jeu est la raison pour laquelle elle a eu mal au ventre
la semaine dernière ». Lorsqu’elle remarqua que Khaled aimait
la poésie et que je l’encourageais à lire, elle rétorqua
: « Il ne faut pas que l’enfant rate sa vie alors qu’il
excelle en mathématiques ». Et lorsque ... Non, suffit !
Une fois de plus, prends garde et arrête-toi, où veux-tu
en venir avec tout ça ? Tu veux dire qu’elle a dominé les
deux enfants ? ... D’accord ! ... Et où étais-tu, toi ?
Pourquoi n’as-tu rien fait pour te rapprocher un peu plus
d’eux ? ... N’étais-tu pas tout le temps à l’extérieur,
au journal, à l’Union socialiste ou en dehors du pays ?
... De quoi la blâmes-tu au juste ? Et quelle est donc cette
histoire de barbier ? ... Qu’a-t-elle à voir avec le sujet
? ... Je cherchais des raisons. La graine de l’erreur. Mon
erreur à moi ou son erreur à elle, mais quel est donc le
problème ? ...
Je fus surpris par mon visage sur le rétroviseur.
Il était renfermé et pensif. Je me ressaisis : « Non. Je
n’y reviendrai plus. Pas dans ce bel endroit, ni en cette
matinée ensoleillée. Je ne me laisserai pas aller aujourd’hui
à ces divagations qui font revenir à la surface ces scènes
avec Manar à partir de tout ce que je vois ou sans aucune
raison. Chaque scène s’associe à une autre pour en créer
une nouvelle. Et les heures passent ainsi. Non, pas aujourd’hui.
La sérénité de cette forêt peut me sauver de tout cela.
Ceci vaut mieux que de rester ici ».
Je mis en route la voiture.
***
Lorsquje rentrai dans la salle de l’hôtel,
la conférence n’avait pas encore commencé. Deux tables rapprochées
avaient été installées en guise de tribune avec derrière
trois chaises, et dans la salle environ trente sièges bien
qu’il n’y eût pas plus de six ou sept journalistes assis
çà et là, silencieux. Peut-être comme moi étaient-ils venus
parce qu’ils n’avaient rien trouvé de mieux à faire. Que
pouvait-on attendre de cela ? Quiconque s’intéresse encore
à ces sujets ici ou ailleurs ? ... Qui donc se sentirait
préoccupé par une conférence organisée par un comité dénommé
Comité international des médecins pour les droits de l’homme,
sur la violation des droits au Chili ? ... Quel Chili et
quels droits ? ... Le temps de la peur n’est plus, mon ami.
Le temps où des milliers furent égorgés là-bas dans le stade
de la capitale. Le temps de verser des larmes sur Allende
après que les soldats l’aient tué. Ils le tuèrent trois
ans après Nasser. Ils firent la guerre à Nasser en le taxant
de dictateur. Mais Allende n’avait-il pas été porté au pouvoir
par des élections ? Le loup avait dit à la brebis : « Si
tu n’as pas sali l’eau parce que tu es dictateur, tu la
saliras parce que tu es démocrate. De toute façon, tu es
mangée ! ». Et quiconque se souvient actuellement de Neruda
? Je ne me souviens pas avoir lu le nom de Neruda dans un
journal de mon pays depuis que le chagrin l’ait tué il y
a dix ans après que les soldats se furent saisis de son
pays. Il l’ont fait taire définitivement pour qu’il ne chante
plus : « Sur les plages de tous les pays, ma voix s’élève
parce que ma voix est celle de ceux qui se sont tus. Parce
que ceux qui ne savent pas chanter, par mes lèvres chanteront
». Autrefois, au temps de ma jeunesse, je lisais les vers
de Neruda dans nos quotidiens. Même dans ceux du soir. En
ces temps où les journaux disaient que la victoire des petites
gens dans n’importe quel pays du monde est en quelque sorte
une victoire pour la liberté pour nous tous. En ces temps
où nous avons pleuré Nicroma, Lumumba. En ces temps où la
radio du Caire chantait Port-Saïd, l’Algérie, la Malaisie
et tous les peuples portant les signes avant-coureurs de
joie. La joie pouvant faire germer les fleurs du cœur des
massacres ! ... Oui, pas moins que des fleurs du cœur, des
massacres ! Je me souviens en ces temps-là d’un ami dont
les yeux brillaient de larmes alors qu’il lisait pour nous
le poème « Les enfants dans mon pays meurent de faim alors
que les poissons dans la mer boivent du café ». Aujourd’hui,
personne ne pleure plus sur cela. Personne ne pleure aujourd’hui
parce que les maîtres de notre monde noient le café dans
la mer et brisent les montagnes d’œufs. Les gens aujourd’hui
sont plus sages. Les sentiments aujourd’hui sont plus calmes.
Les larmes aujourd’hui coulent à cause de l’intoxication
de la télévision. Comme tes larmes à toi, hypocrite ! Toi
et ton Comité international de médecins ! l