Enigmatiques, capables de traverser le temps et l’espace. Invincibles face aux religions célestes et à la science, les croyances en matière de superstition résistent à tout. Ces rituels demeurent encore bien ancrés dans l’esprit collectif de toute notre société. Indice. Un rapport publié par le Centre national égyptien de recherche sociale et criminelle en 2019 a révélé que plus de 500 000 personnes travaillent dans le domaine du « charlatanisme et de la sorcellerie ». Une autre étude effectuée en 2017 par le Centre égyptien des études économiques a mentionné que dans les familles, les frais de dépenses relatifs aux objets sacralisés et supposés porter bonheur occupent la 5e place après notamment la nourriture, l’éducation, la facture des téléphones portables ! Une simple tournée suffit pour constater que les amulettes, les « higab », les pratiques où se mêlent magie, religion et mythe, existent toujours, traversant ainsi les frontières sociales et culturelles.
Dhalia Latif, 50 ans, guide touristique, croit aux amulettes pharaoniques censées porter bonheur. Une bague en forme de scarabée de couleur bleue ne quitte jamais son annulaire et comme pendentif autour du cou, elle porte l’oeil d’Horus, qui, selon ses connaissances en égyptologie, avait beaucoup d’utilité à l’époque de l’Egypte Ancienne. « Du temps de nos ancêtres, cette amulette était destinée à protéger la personne contre le mal. Elle représente la force, la santé, la sécurité, la vie et la vigueur », dit-elle sur un ton sûr. Et d’ajouter : « Le scarabée est un porte-bonheur. Je conseille aux groupes de touristes que j’accompagne de faire un tour autour du scarabée du Lac sacré dans le temple de Karnak. Selon les croyances anciennes, faire 5 fois le tour de ce scarabée sert à protéger une personne du mauvais oeil et est censé lui porter chance, mais si un individu désire devenir riche, il doit faire 3 fois le tour de ce scarabée sacré. Pour ceux et celles qui veulent se marier, il faut faire 6 tours. Pour les femmes qui désirent avoir un enfant, elles doivent faire 7 fois le tour de cette sculpture de scarabée pour que ce voeu se réalise. Le charme de cette vieille légende continue de me fasciner et de plaire aux touristes », avance-t-elle, comme si elle parlait d’une étude scientifique.
Et, si Dhalia a puisé dans le patrimoine pharaonique pour trouver les amulettes qui portent bonheur, Saad, chauffeur de 40 ans, opte pour celles qui sont imprégnées par la religion et la culture. La main de Fatma est son symbole de protection. Une grosse main figure sur son véhicule, la sienne après l’avoir plongée dans le sang d’un chevreau qu’il avait égorgé le jour où il a réalisé son rêve, celui de posséder un camion. Un rituel accompli pour éviter le mauvais oeil et se protéger, selon lui, des accidents mortels sur la route.
De curieuses pratiques
Autre scène, autre image. Dans un village du Fayoum, certaines familles tiennent à épingler une amulette en forme de poisson sur les vêtements du nouveau-né pour neutraliser ou écarter le mauvais oeil, surtout si le bébé est beau et bien portant. Un objet nommé la « fassoukha » qui n’est retiré qu’à la puberté car, selon les croyances, qui sont omniprésentes dans notre quotidien, les enfants ont besoin de ce genre de protection. Les gestes insolites ne manquent pas. Certains suspendent des cornes de bélier ou de mouton pour chasser la pauvreté de leurs maisons, d’autres protègent leurs véhicules mais de façon bizarre. « Après avoir acheté ma Mercédès, j’ai suspendu une chaussure usée à l’arrière pour orienter les regards vers cet objet afin d’éviter le mauvais oeil », explique Sélim, propriétaire d’un terrain agricole. A Siwa, la veuve est appelée « ghoula ». Et après la période de deuil qu’elle doit passer à la maison (4 mois et 10 jours) comme le veut la coutume, toute veuve doit passer une drôle d’épreuve. C’est ce qu’a fait Rachida : se baigner dans le lac avant de rencontrer les membres de sa communauté, faute de quoi elle pourrait porter malheur à son entourage. Quant à la Haute-Egypte, au village Tod à Louqsor, les femmes désirant enfanter doivent escalader une dune portant le nom de Todiya et se rouler comme une boule de haut en bas, et ce, dans l’espoir de tomber enceintes.
Se protéger contre l’inconnu
Si chaque région a ses propres traditions, il existe un point commun derrière ces croyances. Selon le Dr Moustapha Gad, professeur au Haut Institut du folklore et expert en patrimoine culturel immatériel à l’Unesco, les croyances populaires étroitement liées à la superstition constituent une partie importante du patrimoine. « Le désir de l’homme de se protéger contre des forces maléfiques inconnues, ou simplement pour booster sa chance, l’a amené à inventer des milliers de rituels superstitieux, qui se sont répandus dans le monde entier. Mais, chez l’individu égyptien, ils n’ont pas les mêmes caractéristiques car il s’agit souvent d’un amalgame de convictions religieuses et d’héritage culturel », explique le professeur Gad. Un exemple, celui du fer à cheval que l’on accroche au-dessus de la porte d’entrée de la maison pour espérer générer des profits. Bien que cette amulette détienne sa réputation de porte-bonheur, une touche religieuse vient teinter cette croyance car le hadith du prophète dit que les gains générés sont noués dans les crinières des chevaux (les chevaux apportent richesse).
D’après la même source, on peut observer d’autres rituels comme le Coran qui doit être présent dans la voiture ou placé sous le coussin du nouveau-né, ou alors des tableaux portant des versets coraniques ou bibliques accrochés sur les murs en vue d’attirer la bénédiction et de détourner les regards envieux. Et ce n’est pas tout. Il existe aussi des croyances héritées de l’Egypte pharaonique comme l’encens qui embaume tous les foyers égyptiens, surtout le vendredi. Son parfum sert à accompagner les rituels religieux sous prétexte que son odeur a le pouvoir de chasser à la fois les mauvais esprits et la pauvreté. « Il y a des recettes de grands-mères comme celle de percer des trous sur une poupée en carton pour éviter le mauvais oeil, une chose qui fait partie de ce qu’on appelle la magie homéopathique », explique l’expert en folklore.
Les exemples ne manquent pas et touchent à tous les domaines. « Le rituel souvent utilisé pour rendre le mari follement amoureux de sa femme est un autre exemple. L’épouse dépose la nuit un seau d’eau sur la terrasse de son immeuble, croyant qu’une étoile pourrait tomber dans cette eau et renforcer leur amour et union », explique l’expert. Il ajoute : « Le higab est aussi un objet fabriqué avec le cuir d’un animal ayant une forme triangulaire et que l’on porte encore de nos jours au cou ou que l’on place dans la chambre à coucher où dort le couple. Il renferme des versets coraniques qui sont écrits par des hommes de religion ou alors par des charlatans qui rédigent des talismans magiques avec de l’encre rouge ou verte ou l’encre de safran ».
Ces amulettes faisaient partie des bijoux des gens populaires et que l’on retrouve de nos jours dans les coffres de beaucoup de femmes. Bref, un creuset de rituels où fusionne l’héritage culturel d’une longue histoire diversifiée (pharaonique, copte, islamique), mais aussi de la nature variée de l’environnement égyptien (nomade, rurale, côtière, nubienne, etc.) et de l’identité égyptienne qui a accueilli plusieurs visiteurs tout en conservant son profil singulier.
Les résidus culturels
Par ailleurs, le cinéma égyptien a abordé ce sujet dans plusieurs longs métrages, à l’exemple des films Al-Kaf (la paume) et Riyal Fada (une monnaie en argent) en 1985, ainsi que Saheb Al-Maqam (le saint) en 2020, tout en montrant que ces rituels sont encore présents dans le quotidien des Egyptiens. Un héritage culturel qui a traversé les frontières du lieu et du temps. D’après le Dr Hassan Al-Kholy, professeur de sociologie et d’anthropologie, ces convictions, héritées d’une génération à l’autre, sont restées bien ancrées dans la conscience collective du peuple, et ce, malgré le progrès technologique ; c’est ce qu’on appelle en sociologie « les résidus culturels ». Cette culture ayant eu de l’ampleur dans les sociétés primitives, surtout dans les villages, elle semble aussi avoir un impact chez les intellectuels. « On a effectué une étude récente au cours de laquelle on a pu remarquer le poids de cet héritage culturel même parmi ceux qui ont obtenu des diplômes élevés, surtout que ces croyances populaires ont une nature religieuse magique inhérente, et beaucoup de ces personnes les ont découvertes dans leurs familles ».
Un aspect mondial ? Bien évidemment. Beaucoup de présidents consultent des charlatans pour connaître l’avenir. Même à travers le monde, ces croyances existent. Par exemple dans tous les hôtels aux Etats-Unis, il n’existe ni de treizième étage ni de chambre portant le numéro 13 car le chiffre est de mauvais augure. Idem pour la « mascotte », qui est un symbole utilisé pour porter chance ; chaque équipe de football possède aujourd’hui la sienne, symbole qui simule la civilisation et l’histoire de son pays.
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