Installée devant un banc, elle prépare la gabna (ou café à la façon soudanaise). Sur feu doux, Zahra verse dans la cafetière du café, de la cardamome et du gingembre. Les nouvelles de la guerre lui servent de toile de fond tout en se déplaçant avec agilité entre les tables pour servir des boissons aux clients. Là, dans la ruelle Al-Soufi, située au centre-ville, les Soudanais se sont fixé un rendez-vous hebdomadaire pour s’approvisionner en produits soudanais, se réunir et affronter ensemble les problèmes du quotidien. Aujourd’hui, ils sont gravement préoccupés par le conflit qui se déroule dans leur pays. Depuis quatre jours, Zahra, serveuse dans ce café qui sert de club social pour les Soudanais, n’a aucune nouvelle de sa mère et de ses enfants. Agée de 37 ans, cette femme courageuse et dynamique a quitté le Soudan depuis une année et demie. Elle s’est installée en Egypte pour gagner sa vie et subvenir aux besoins de sa famille composée de 6 personnes : ses propres enfants et ceux de son frère, après la mort de ce dernier, et de son mari. « J’assume déjà un lourd fardeau et voilà que la guerre est venue alourdir le poids de la responsabilité. Alors que je pouvais communiquer facilement avec ma famille via l’application Imo, le service Internet est devenu inaccessible. Je vis dans l’inquiétude, surtout que ma mère et mes enfants habitent à Khartoum dans un quartier situé pas très loin des affrontements armés. Pire encore, on ne peut même pas leur envoyer de l’argent car depuis l’escalade de la guerre, certaines banques sont fermées. Mon coeur est déchiré entre Le Caire et Khartoum. J’espère pouvoir regagner le pays pour être proche de ma famille durant ces moments difficiles ».
En fait, Zahra fait partie de la grande communauté soudanaise vivant en Egypte, entre 2 et 5 millions. Mais, les Soudanais qui vivent en Egypte ne sont pas tous des réfugiés. Selon le site Cairn.info, il y a des migrations dans les deux sens, et ce, depuis des centaines d’années. Les Soudanais se rendent en Egypte pour s’approvisionner en céréales, mais aussi pour fuir la sécheresse. Les Egyptiens achètent du bois, de l’encens, de l’or et de l’ivoire au Soudan. Les frontières (artificielles), déterminées au XIXe siècle, restent perméables, surtout à Wadi Halfa et du côté de la mer Rouge. Les caravanes circulent entre les deux pays, traversant une frontière de 1 273 km de long.
On compte entre 2,5 et 5 millions de Soudanais en Egypte.
Se rencontrer, se réconforter
L’odeur d’encens, mêlée à celle de l’oliban, une gomme de résine naturelle, embaume le lieu. Les parfums des épices soudanaises, surtout le piment rouge, titillent les papilles des passants. Là, les magasins qui vendent les produits soudanais sont devenus la destination de choix de cette communauté qui vient des quatre coins de la capitale, et ce, malgré les différences entre les catégories socioéconomiques. Au quartier commercial de Ataba, et à quelques mètres à peine de la place de l’Opéra, la ruelle Al-Soufi grouille de monde. Dans une venelle étroite ressemblant à un couloir exigu, on rencontre des visages basanés et des sourires laissant entrevoir des dents blanches comme la neige. Au milieu de la ruelle, une pancarte indique Sudan Markets Corner. La boutique est remplie d’articles venant de Khartoum. La marchandise qui arrive du Soudan est entreposée ici. Etant donné la dévaluation de leur monnaie, ils ont décidé de faire du commerce au lieu de transporter de l’argent.
Dans le café du coin, les discussions vont bon train entre les clients et ceux qui viennent d’arriver du Soudan. Ils échangent des nouvelles et cherchent à avoir des informations sur cette guerre qui a éclaté soudainement. Chacun raconte son histoire tout en instaurant un climat serein pour éviter d’inquiéter le compatriote qui partage sa table. « Ce qui arrive aujourd’hui au Soudan était prévisible. Il s’agit d’un affrontement reporté à une date ultérieure, mais qui a éclaté quand même. J’habite à Gezira, à 120 kilomètres de la capitale. La situation n’est pas tellement grave, excepté dans les zones stratégiques. Les quartiers résidentiels ne sont pas encore exposés au danger », rassure Zanoune Chamseldin, étudiant en quatrième année à la faculté de polytechnique de l’Université du Caire. Il tente de calmer Mahdi, un Soudanais de 50 ans, très inquiet. Ce dernier répond : « Et même si beaucoup de nos proches résident dans d’autres villes distantes de la scène de guerre, chaque famille soudanaise a sans doute un proche qui vit à Khartoum, car la capitale englobe la plupart des services et c’est là où il y a plus de chances de trouver un travail ».
« On espère que l’Egypte calme la situation. Il fut un temps où nous formions un seul pays. Moi-même, j’ai bénéficié des avantages octroyés aux Soudanais vivant en Egypte. Par exemple, pour les frais d’inscription à l’université, j’ai une réduction de 90 %, c’est-à-dire 600 dollars par an. Je pense qu’une fusion entre les deux Etats est possible et pourrait être utile entre deux pays voisins. L’Egypte possède non seulement de l’expérience, mais elle a aussi du poids et de l’influence en politique, alors que le Soudan est riche en ressources naturelles et possède des terrains agricoles et du bétail. Il est temps de faire face ensemble au néocolonialisme et aux ambitions des parties extérieures dans la région. Ce n’est pas seulement mon avis personnel ; actuellement, il existe un courant au Soudan qui ne cesse de lancer cet appel », explique le jeune Zanoune, proposant ainsi à son compatriote une issue à cette impasse, et ce, afin d’apaiser la colère de Mahdi, venu au marché pour acheter de l’huile de sésame et du thé soudanais.
Zahra prépare la gabna, le café soudanais. (Photo : Ahmad Agami)
Esprit de solidarité
Cette ruelle n’est pas seulement un lieu de rencontre pour tous les émigrés, mais aussi pour ceux qui sont issus d’un même village. Cet esprit de solidarité distingue la communauté soudanaise. Sur une banquette posée sur le trottoir face au café sont attablés deux jeunes, Seif Eldin, âgé de 22 ans, et Walid Abdallah, 22 ans. Ils sont natifs de la même ville, Sanari, située à 200 kilomètres de Khartoum. Ils s’échangent des nouvelles de leurs familles et partagent les moyens de communications. « La situation dans les provinces est bien plus calme par rapport à la capitale. Mais le problème est qu’il n’y a plus d’eau ni d’électricité et le service Internet est perturbé à travers tout le pays, alors que la situation s’aggrave. Le cercle de conflit s’étend pour atteindre nos proches et je suis très inquiet », explique Seif Eldin, employé dans une société en Egypte, qui pense se rendre dans son pays durant la fête du grand Baïram pour voir sa famille. Quant à Walid, il travaille comme ouvrier dans une usine à la cité de 10 de Ramadan et il n’a pas hésité à faire plus de 60 kilomètres pour rencontrer les gens de son village à la rue Al-Soufi. Il dit attendre tard dans la nuit, lorsque le nombre d’usagers du net diminue, pour pouvoir contacter sa famille et avoir de leurs nouvelles. « Ce qui me soulage un peu, c’est que beaucoup de provinciaux qui habitent la capitale sont retournés dans leur village natal pour se mettre à l’abri de la guerre ».
La ruelle Al-Soufi est considérée comme un club social pour les Soudanais du Caire. (Photo : Nader Ossama)
Inquiétude palpable
Mais les difficultés économiques et les frais de transport ont aggravé la situation. Si certains désirent aujourd’hui regagner le pays pour rejoindre leurs familles durant les prochains congés, la hausse des prix des billets d’autobus risque d’entraver leur projet. « Les prix du transport ont augmenté de près de 100 %, surtout avec ce flux de réfugiés. Il suffit de citer que le prix du billet de bus Khartoum-Le Caire a été avant la guerre entre 700 et 800 L.E., alors qu’aujourd’hui il a dépassé les 10 000 L.E. Le nombre de Soudanais qui arrivaient en autobus avant le déclenchement du conflit variait entre 20 000 et 25 000 par jour ; aujourd’hui, il atteint 350 000 à 400 000 », indique Mahdi.
Les Soudanais résidant en Egypte s’inquiètent du sort de leurs compatriotes. Ils suivent de près l’évolution de la situation, l’afflux de réfugiés, le nombre de victimes, la situation dans les hôpitaux à Khartoum qui sont devenus hors service, etc. « Cette situation humaine nous préoccupe alors que nous sommes ici en Egypte », lance Névine qui travaille comme auxiliaire de vie et qui habite l’Egypte depuis 2013. « Même si on veut envoyer de l’argent à nos familles, la situation s’est empirée. Les magasins et les marchés ont été attaqués et leurs marchandises volées. Et si certaines familles soudanaises sont arrivées à subsister, c’est parce que durant le Ramadan, les musulmans ont l’habitude de stocker de la nourriture dans leurs maisons. Une fois leur stock terminé, ces dernières n’avaient plus rien à manger. Je n’exagère pas, c’est le cas d’un bon nombre de familles », dit-elle, non sans inquiétude, le corps ici, le coeur là-bas … .
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