Assise à même le sol dans le jardin, Menna n’attend pas de demander aux enfants de se taire, elle leur pose tout simplement la question qui va les obliger à lui accorder toute l’attention qu’elle mérite: « Qui veut écouter l’histoire ? ». Immédiatement, les petits s’assoient par terre en demi-cercle devant Menna, attendant qu’elle prononce les mots magiques qui débutent toute histoire, « Il était une fois … », pour être transportés au septième ciel. L’heure s’est écoulée et ni Menna n’a terminé de raconter son histoire, ni l’insatiable curiosité qui anime les enfants ne s’est éteinte. Ils continuent de la regarder avec des yeux lumineux. La conteuse hausse parfois le volume de sa voix, puis le baisse ou change de timbre. Elle bouge, fait des grimaces et même des gestes tout en balançant légèrement le haut de son corps. De temps en temps, elle demande aux enfants de trouver une conclusion au récit. Un moment de partage très apprécié par les petits.
Randa invente elle-même les histoires et les diffuse sur YouTube
« C’est vraiment dommage qu’on ne donne pas à cette activité tout l’intérêt qu’elle mérite », dit Menna, storyteller. Cette dernière est devenue conteuse par hasard après avoir mis au monde son premier bébé. Atteint d’allergie aux protéines de lait de vache (APLV), il ne doit manger que des aliments bien précis. Et donc, lorsqu’elle sortait avec lui, elle lui achetait des livres à la place des friandises, et lorsqu’elle voulait le récompenser, elle lui offrait aussi des bouquins. Alors, son fils a appris à s’attacher aux livres puisque sa maman passait des heures à lui lire et raconter des histoires. « Je voulais marcher à contre-courant, éduquer mon fils à ma manière et lui éviter une exposition excessive aux écrans. Et j’y suis arrivée grâce aux histoires que je lui racontais », dit Menna, 33 ans.
De la lecture et bien plus
Petit à petit, cette maman a décidé de rassembler d’autres enfants de la famille pour leur raconter des histoires. Et suite aux réactions positives, Menna a créé une activité portant le nom de « Once upon a time » (il était une fois). Elle organise des séances régulières dans un endroit ouvert où des enfants âgés de 6 mois à 12 ans s’y rendent pour écouter les histoires qu’elle raconte. « Ces enfants sont répartis selon l’âge, et pour chaque catégorie, je choisis les histoires qui leur conviennent. Et oui, même les bébés sont attentifs. Ils ne vont rien comprendre, mais peuvent apprendre à écouter lorsqu’on parle et s’habituer à aimer et respecter les livres », dit Menna, qui ajoute que les parents assistent aux séances avec leurs petits (moins de 3 ans).
« Set Al-Hosn », un vieux conte que Samia raconte aujourd’hui aux enfants.
L’activité s’est développée et en plus des bénéfices que les enfants retiraient des histoires, comme explique Menna, d’autres activités se sont ajoutées au storytelling. Pour les enfants, la séance peut comprendre d’autres activités artistiques et sportives. Et pour les parents, Menna invite des experts dans différents domaines comme la sociologie, la pédagogie, la santé ou autres, pour aborder certains problèmes concernant leurs enfants. « Je développe mes compétences, tout en cherchant et en apprenant de nouvelles manières pour attirer l’attention des enfants, mieux les comprendre et connaître leurs besoins », dit Menna. Cette dernière se sent très fière lorsqu’une maman vient lui confier que son fils essaye de résoudre seul ses problèmes et trouve parfois des solutions hors du commun. Une autre lui dit que sa fille atteinte d’autisme, qui n’a pas d’amis et préfère rester seule, a changé de comportement au fil des séances: en rentrant à la maison, cette fille répétait l’histoire qui a été racontée et ses professeurs ont constaté un changement positif en classe.
Nouvelles formes de narration
Les grands-mères, les mamans et les papas étaient habitués à transmettre et inculquer des vertus à leurs enfants à travers de jolies histoires. Cependant, cette communication narrative a disparu à cause du rythme de vie accéléré qui a rendu les parents trop occupés, et de même, l’invasion des appareils électroniques a poussé les enfants à avoir les yeux rivés sur les écrans. Récemment, le storytelling revient sous de nouvelles formes de narration. Et Menna n’est pas la seule sur scène à conter des histoires. Actuellement, il y a des storytellers qui offrent ce moyen de communication classique, mais avec des formes qui conviennent à l’époque et au style de vie présent. Samir et Samira sont les deux personnages essentiels dans toutes les histoires que raconte Randa. Ce sont deux enfants qui mènent une vie moderne, mais pas au point de citer Internet ou les appareils sophistiqués dans ses histoires, comme l’iPad par exemple. Un roi et une reine sont aussi présents parfois lorsque l’histoire a besoin de plus d’imagination et de fascination, et bien sûr, la fée magique qui arrive à la fin pour transmettre la morale de l’histoire.
.« La meilleure façon d’éduquer un enfant c’est à travers une histoire racontée et les messages passent mieux », ainsi explique Randa, storyteller. Bien qu’elle travaille dans le domaine des ressources humaines, elle invente et raconte des histoires sur YouTube depuis 4 ans. Tout a commencé lorsque son fils avait 7 ans. Elle voulait lui faire écouter des histoires, mais elle n’en a trouvé que très peu et avec un contenu banal qui ne convenait pas à l’âge de son fils.
« Il y avait seulement Abla Fadila, la conteuse qui avait marqué les esprits et que nous écoutions à la radio autrefois. Ses histoires présentaient des valeurs au niveau du contenu et les raconter avec talent permettait de captiver les auditeurs », dit-elle. Un jour, Randa a décidé d’inventer une histoire à son fils et c’était fantastique. Elle a répété la même chose plusieurs jours à la suite car les enfants lui ont demandé de le faire. Ce qui lui a permis de découvrir en elle ce talent d’inventer et de raconter des histoires. Alors, elle a décidé d’essayer avec un groupe plus large, et elle a envoyé ses histoires à travers un message vocal sur des groupes WhatsApp. Et grâce au grand nombre d’auditeurs, elle a fondé « Bedtime’s Story » (l’histoire de la nuit), une chaîne sur YouTube sur laquelle les enfants peuvent actuellement écouter les histoires qu’elle invente et raconte. « Avec 5 groupes sur WhatsApp qui comptent près de 1250 personnes, en plus des 3500 abonnés sur YouTube et d’autres qui me suivent sans s’inscrire à la chaîne, je peux affirmer que ce type d’activité a du succès », dit Randa, qui s’adresse aux enfants de 4 à 10 ans. Elle ajoute que beaucoup de ses auditeurs sont des Egyptiens qui vivent à l’étranger et font écouter ses histoires à leurs enfants comme moyen d’apprentissage de la langue arabe.
Les histoires que cette dernière invente et raconte se terminent toujours par une morale ou un principe à inculquer aux enfants. Elle s’inspire de la vie quotidienne et demande parfois aux parents de lui proposer des sujets qui pourraient intéresser leurs enfants, afin d’inventer d’autres histoires convenables à leur âge. Randa dit qu’il y a des sujets que l’on n’ose pas aborder avec les enfants et qui seront portés très simplement dans une histoire. « Par exemple, dans mon histoire Samira et la sucette, j’ai traité le sujet du harcèlement, mais d’une manière indirecte », explique Randa.
Les histoires populaires sont considérées comme un véritable enracinement de l’individu. Et la narration c’est comme le vecteur fondamental de la transmission des cultures qui nous ont précédées au fil des ans. C’est cela le motif qui a poussé la conteuse et poétesse Samia Jahine à raconter seulement des histoires du patrimoine. Son projet porte le nom de « Hiya di Al-Hékaya » (c’est ça l’histoire), qu’elle a lancé il y a 5 ans et qui intègre la collection de contes populaires visant à faire revivre l’art des histoires orales. Actuellement, 18 de ses histoires ont été enregistrées en audio sur des applications sur Internet comme iCloud, et sont racontées par Samia Jahine sur une page Facebook. Cette dernière, qui a adopté la même manière de raconter que sa grand-mère et sa tante, affirme que de telles histoires vont disparaître avec le temps si on arrête de les raconter. « J’ai cherché partout en Egypte et je n’ai trouvé que le théâtre d’Al-Warcha qui présente des spectacles de narration. Son directeur Hassan El Gritly m’a affirmé que la narration est l’origine de tous les arts », dit Jahine, en ajoutant que raconter des histoires pour ancrer le message dans la mémoire des enfants, c’est conserver leur identité. Les enfants, selon elle, sont exposés de manière intensive à la culture occidentale à travers les films animés, les écoles et les livres qu’ils lisent, et ce, au cas où ils aimeraient cela. Laisser tomber leurs écrans pour écouter une histoire, est-ce possible? Une question que Menna s’est posée avant de se lancer dans son projet de storytelling tout en n’étant pas sûre de la réponse. Actuellement, elle dit que la réponse est « oui » à condition de commencer à le faire. Menna, Samia, Randa et d’autres encore sont sollicitées dans les écoles, les bibliothèques et on se sert de leur activité pour animer des fêtes. « Fait réel ou mythe, dès qu’on commence à raconter, les enfants sont à l’écoute », achève Menna.
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