Plusieurs cinéastes libanais usent de la polysémie de la mémoire pour interroger ses modes d’appropriation et de construction, notamment à partir des années 1990 et la fin de la guerre civile. Ils ont tenté, à travers leurs drames personnels ou les sujets qui leur tiennent à coeur, d’expliquer comment se forment les souvenirs et comment s’effectuent les articulations entre silences, oublis et mystifications. Car notre mémoire ne fonctionne pas comme une caméra qui enregistre sincèrement tout ce qu’on a expérimenté, mais elle est malléable, au point qu’il est possible de se forger de faux souvenirs. Les informations stockées dans nos cerveaux peuvent ainsi être exagérées, déformées, transformées, fabriquées de toutes pièces, jusqu’à aboutir parfois à ce qu’on appelle les « faux souvenirs ».
Le travail du couple Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, nés en 1969, s’inscrit largement dans cet esprit. Ils sont constamment animés par le souci de la transmission de ce qu’a vécu leur génération et par l’idée de la fabrication des mémoires et des imaginaires, comme ils l’ont souligné durant une rencontre-débat, tenue lors du Festival d’El-Gouna qui leur a rendu un hommage spécial et projeté leur film Memory Box (les cahiers de Maya, sorti en 2021).
Hommage à Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, lors de la cérémonie de clôture.
Celui-ci est assez représentatif du processus de création de ces artistes visuels autodidactes qui ont appris le cinéma sur le tas. Il est basé sur les cahiers de Joana, les lettres et les cassettes qu’elle échangeait entre 1982 et 1986 avec sa meilleure amie partie en France, mais aussi sur les archives de photos et d’images que gardait Khalil, durant la même période. Vingt-cinq ans après, ils ont retrouvé leurs caisses et ont décidé d’ouvrir la boîte de Pandore pour raconter à leur fille Alia ce qui s’est passé.
Cependant, ils n’ont pas voulu faire un film sur la guerre ; plutôt sur les années 1980, sur des moments mêlés de joie et de tristesse, de peur et d’adrénaline très forte, puisque les adolescents qu’ils étaient aspiraient à goûter aux plaisirs de la vie et de l’amour. Maya précisait dans le film qu’elle se sentait coupable de vivre, après la mort de son frère aîné, qu’elle était navrée de voir son père sombrer dans la dépression, en même temps elle se permettait toutes sortes de folies, parcourant les routes avec son petit ami, Raja. Et ce, malgré les objections de ses parents pacifistes, qui voyaient d’un mauvais oeil son affiliation à l’une des milices belligérantes.
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige se sont inspirés de faits réels pour tourner cette fiction en 2019, au village de Beit Mery qui surplombe la capitale. Ils ont maintenu l’idée de la fille qui fouille dans les cahiers de sa mère, pour découvrir des secrets bien gardés et apprendre à mieux la connaître. Aussi, ils ont respecté leur façon de travailler avec les acteurs, qui consiste à ne pas leur donner de scénario ni à leur faire répéter ce qu’ils ont écrit, laissant libre cours à l’émotion qui surgit de leur performance, après de longues préparations. « En passant en revue tant d’événements, avec du recul, nous avons commencé à voir les choses différemment et à nous rendre compte que ce n’était pas exactement ce qu’on pensait sous l’effet des jeux de la mémoire. Alors qu’on finissait le travail de montage, l’explosion du pont de Beyrouth a eu lieu, et le Liban a sombré dans une nouvelle phase. On a été subitement attrapés par le passé qu’on traitait dans notre film ; la frontière entre fiction et réalité devenait trouble et ambigüe. Le passé nous a hantés à nouveau », a souligné le couple, tour à tour, en allusion aussi à la guerre actuelle qui fait revivre tous les anciens démons.
Cilama, un voyage entre les salles de Tripoli.
La fin des temps
Cela s’est ressenti à travers les discussions autour des films libanais, alors que les cinéastes et festivaliers suivaient les informations sur leurs téléphones portables, dans les salles. Le réalisateur et universitaire Hady Zaccak a introduit son nouveau documentaire, Cilama, en insistant sur le fait que nous assistons à plusieurs fins, « peut-être la nôtre aussi ! », a-t-il dit pour décrire l’apocalypse actuelle.
Zaccak, né à Beyrouth en 1974, y dessine le portrait de la ville portuaire de Tripoli, à travers l’histoire de ses salles de cinéma en voie de disparition. Il s’agit donc d’une mort, d’une fin, qu’il raconte à travers plusieurs voix off lesquelles commentent les images de lieux tombés en décrépitude. Cependant, malgré leur abandon, ils dégagent beaucoup de présence ; ils portent l’âme de toute une époque qui n’est plus.
Plusieurs filles et fils de la ville partagent ainsi les souvenirs de leurs soirées cinoche. Car Tripoli comptait à ses jours de gloire quelque 40 salles, et le réalisateur nous promène parmi leurs vestiges. Sur leurs façades, se côtoient souvent vieilles affiches de films égyptiens et effigies de politiciens libanais contemporains, de quoi nous situer parfaitement dans le temps. En évoquant leurs mémoires individuelles, une trentaine de personnes sélectionnées par le réalisateur perpétuent la mémoire collective de la ville, son évolution et les événements sociopolitiques, ainsi que les courants idéologiques les plus marquants. Ils se rappellent le prêtre de gauche qui les initiait aux oeuvres d’avant-garde, le ciné-club, les films pornographiques au lendemain de la défaite de 1967 diffusés presque en même temps que ceux sur la résistance palestinienne, les séquelles de la guerre civile, le système de troc appliqué à l’entrée dans des salles populaires … « Alors que nous sommes en train de parler, il y a des quartiers entiers qui sont rasés par l’occupant, nous-mêmes nous traitons parfois les oeuvres de notre patrimoine comme le feraient nos pires ennemis », a lancé Hady Zaccak, qui a toujours essayé de préserver la mémoire, à travers des documentaires qu’il considère comme un outil efficace de lutte contre la mort et l’oubli. Et d’ajouter : « J’ai filmé entre 2014 et 2022, il fallait attendre parfois six ans pour mettre les pieds dans une salle fermée depuis 30 ans. J’ai essayé de récolter des témoignages qui appartiennent à la mémoire orale sélective, en même temps de plonger dans les archives pour restituer l’image complète ».
Hady Zaccak présente son film en première mondiale à Gouna.
Tripoli, un microcosme
Le documentaire montre par images ce que Zaccak a déjà abordé dans son livre de 600 pages, publié en 2021 avec 750 photos à l’appui, sous le titre de Al-Aard Al-Akhir, Sirrat Cilama Tarablos (la dernière projection, histoire des cilamas de Tripoli. NDLR : cilama signifie cinéma dans le patois tripolitain). Le choix du titre réitère l’idée qu’il mentionne dans le générique : nous sommes dans un monde, dans un pays, où le tout tire à sa fin ! Le réalisateur qui est hanté par la mémoire dans ses 27 films est conscient que l’histoire de Tripoli n’est pas sans refléter celle de plein d’autres villes arabes, et que chaque guerre peut générer un cinéma nouveau, d’autres identités narratives.
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