« Un mètre de chance vaut mieux qu’un hectare d’intelligence ». C’est ce que dit le proverbe populaire auquel Hicham croyait lorsqu’il a décidé, il y a deux ans, d’entrer dans le monde des applications de paris sportifs. Il pariait sur des matchs de football, espérant que la chance l’aiderait à devenir riche sans effort. Autrement dit, gagner et amasser une fortune en quelques clics. « C’est l’adrénaline du pari, la possibilité de gagner gros en un clin d’oeil », lance ce jeune homme de 20 ans, qui a quitté le gouvernorat de Mansoura il y a deux ans pour s’installer au quartier de Boulaq et étudier à l’Université du Caire. Peu après son arrivée à l’université, un ami lui a parlé d’applications de paris sportifs. Au départ, Hicham a réalisé des gains, ce qui l’a incité à miser davantage. Il a commencé à investir l’argent destiné à l’achat de ses livres et à ses dépenses mensuelles, envoyé par son père, en pariant sur plusieurs matchs, la plupart avec succès. Cependant, le gain n’a pas duré longtemps. Il a plongé rapidement dans une spirale de pertes. « J’ai perdu 100 000 L.E. en seulement trois jours », déplore Hicham, dont les dettes ne cessent de s’accumuler à mesure qu’il s’enfonce dans le monde des paris. Mais qui continue d’espérer qu’un seul gain compensera ses pertes.
« C’est comme une drogue, tu ne peux plus t’arrêter. Je me mettais à suivre des équipes dont je n’avais jamais entendu parler et je passais jusqu’à sept heures dans des cafés lors des jours de matchs », poursuit ce jeune homme, le visage marqué par les nuits blanches et les soucis financiers. Sans cesse, il tape nerveusement sur l’écran de son smartphone, en scrutant chaque mise à jour des scores avec une angoisse palpable.
Ayman, professeur de 45 ans, explique que son fils Rami, un lycéen, a dépensé toutes ses économies, dépassant les 4 000 L.E., en pariant sur un match de la Coupe du monde 2022 entre l’Allemagne et le Japon. Mais le jeune garçon est tombé dans une dépression et ses résultats scolaires se sont détériorés après avoir perdu son pari.
La question peut prendre de dangereuses proportions et certains vont beaucoup plus loin tel Mohamed Abdel-Badi Al-Tahawi, 25 ans, qui a assassiné son élève âgé de 16 ans, Ihab Achraf, pour couvrir ses pertes financières dans les paris. Il l’a kidnappé dans le but d’obtenir une rançon de sa famille puis a fini par le tuer et démembrer son corps pour brouiller les pistes. Le crime, survenu à Al-Santamouni dans le gouvernorat de Daqahliya, a choqué la société, et les enquêtes ont révélé que les paris étaient la principale motivation derrière ce meurtre atroce. Un autre incident similaire s’est produit dans le quartier de Khalifa au Caire, où un jeune homme a tué sa grand-mère, 80 ans, avec un couteau dans le but de voler son argent pour financer des paris en ligne. Alors que Hassan, 23 ans, originaire du gouvernorat de Minya, s’est pendu à son domicile après avoir contracté de grosses dettes en participant à un jeu de paris en ligne.
Appât du gain facile
Ils sont des milliers faisant partie d’une génération de jeunes pour qui les paris sportifs ne se font pas dans les stades ou les bars, mais sur des plateformes en ligne. Pour eux, parier est comme le seul moyen de sortir de la pauvreté et de se faire de l’argent facilement. Une tendance qui a explosé ces dernières années et qui attise les passions, mais surtout les addictions. On dirait une frénésie d’un casino clandestin transposé dans le monde virtuel où se jouent des émotions multiples : rêves fous, adrénaline addictive, fortunes éphémères et désillusions amères.
Les jeux d’argent : une addiction qui ne dit pas son nom.
Il suffit de taper le mot « pari » sur Google et vous vous retrouverez face à des centaines de sites et d’options pour entrer dans cet univers noir, qui vous présente le football comme un grand casino fréquenté par des millions de personnes. Le nombre de sites de paris sportifs en ligne augmente et repose sur les prédictions des résultats des matchs de football. Ces sites, dont le slogan est « Pariez n’importe où et à tout moment », sont accessibles à tous, quel que soit l’âge ou le sexe, et ils ne nécessitent pas de compte bancaire, car ils soutiennent les portefeuilles électroniques comme intermédiaire. Ils ne nécessitent pas non plus de compétences particulières ou de suivi précis, car ils fournissent des informations sur les équipes et les matchs, ainsi que des statistiques et des prédictions actualisées. Tout cela vise à inciter les gens, surtout les mineurs et les jeunes, à s’inscrire avec une certaine somme d’argent, avec la promesse de grandes récompenses en cas de pari correct.
Dr Mohamed Yasser, sociologue, rappelle que l’idée des paris n’a rien de nouveau, elle existe depuis longtemps, notamment pour les courses des chevaux. Mais pour le football, le pari a précisément commencé le 2 avril 1915 lors d’un match célèbre entre Liverpool et United. A l’époque, les paris se faisaient généralement dans des bureaux privés et sur des espaces restreints. Puis, peu à peu, ils sont devenus accessibles à des millions de personnes dans le monde entier via des services de paris en ligne, qui ont fait leur apparition lors de la Coupe du monde 1998.
Cependant, aujourd’hui, malgré les réticences sociales et religieuses, le phénomène ne cesse de se développer de manière spectaculaire dans les cafés et sur Internet non seulement en Egypte, mais aussi dans le monde entier. Et ce, à cause du développement du Web et de l’évolution technologique qui ont facilité et stimulé le pari en ligne, brassant d’importants gains pour les jeunes qui profitent de cette plateforme offrant une disponibilité 24h/24. « Les gens ont des difficultés par rapport à leurs dépenses. L’angoisse et le stress, favorisés par la situation économique difficile du pays, les poussent à jouer encore plus en pensant que ce sera la solution : c’est l’entrée dans une spirale dévastatrice », décrit Dr Yasser, mettant en garde contre la multiplication des jeunes parieurs.
Faisant le bonheur des supporters, mais également des sites de paris sportifs, le football représente, à lui seul, tous les enjeux liés aux paris en ligne. (Photo : Reuters)
De réels dangers
Un avis partagé par Dr Imane Abdallah, psychiatre qui estime que cette aisance d’usage fait que le pari ou le jeu en ligne devient parfois une maladie chronique pouvant entraîner une addiction compulsive similaire à celle des drogues, rendant difficile d’en sortir sans une aide extérieure et une forte volonté de la part de la personne. « Le marketing est très agressif sur les réseaux sociaux. Ils ciblent les jeunes avec des messages vantant l’argent facile, la réussite sociale et le sentiment d’appartenir à une communauté », affirme-t-elle, tout en ajoutant que certains profils de personnalité, comme les individus psychopathes ou ceux ayant un trouble borderline, sont plus susceptibles de devenir dépendants aux paris et aux jeux d’argent. Ces personnes peuvent ignorer les conséquences de leurs actions, avoir un manque d’émotions et être attirées par les comportements à risque. « L’excitation générée par ces sites peut conduire à l’addiction, en particulier chez les jeunes adolescents, qui peuvent finir par emprunter ou voler pour alimenter cette envie », assure Dr Imane Abdallah, tout en saluant la décision récente précise par les autorités égyptiennes concernant l’interdiction et la suppression de l’application 1XB dédiée aux paris illégaux des magasins d’applications mobiles « Google Play » et « Apple Store ». Une étape importante dans la réduction des activités de cette application, qui connaît une popularité croissante parmi les jeunes et les adolescents.
Ahmad Hossam Mido, ancien joueur de Zamalek et de l’équipe nationale égyptienne, a révélé une situation choquante : son fils, qui n’a pas encore atteint l’âge de la majorité, pratique des jeux de pari. Mido a exprimé son inquiétude lors de son émission, notant qu’un site de paris est largement accessible aux enfants et aux adolescents, ce qui a conduit à l’émergence de milliers de jeunes pariant presque quotidiennement sur les matchs.
Réadapter la loi
Une situation alarmante qui a poussé le ministère des Télécommunications et de la Technologie de l’information à lancer des campagnes de sensibilisation à travers les médias pour informer la population des risques des paris en ligne. Dr Ahmed Atef, expert juridique, rappelle que les paris et les jeux d’argent sont interdits par la loi égyptienne, selon l’article 352 du code pénal. Or, cette loi date de 1955. « Il faut donc, avec les progrès technologiques et la naissance des jeux de hasard en ligne, y compris les paris sportifs, entreprendre un ajustement », assure-t-il. Une raison pour laquelle le Parlement égyptien a récemment tenu quatre réunions d’urgence avec l’Autorité nationale de régularisation des télécommunications ayant abouti à une recommandation stipulant la censure de tout ce qui représente un danger pour la société dans les sites de paris en ligne qui sont interdits par la loi 175 sur la cybercriminalité de l’année 2018. « La peine de la contravention de la loi interdisant le pari en ligne peut passer de trois ans à la réclusion à perpétuité », affirme Dr Atef, tout en faisant allusion à la plateforme de paris en ligne sur le football qui avait escroqué, en mars dernier, environ 70 000 utilisateurs en Egypte, en récoltant près de 500 millions de L.E. Autre problème, la majorité des sites de paris sur le football sont des sites étrangers, échappant ainsi à la législation égyptienne.
Quant à Dar Al-Iftaa, l’instance a précisé dans un communiqué publié sur sa page Facebook que « si la participation à un concours de prédictions sportives implique une mise d’argent, il s’agit alors de paris interdits. Cependant, si cette participation est gratuite et repose sur des études et analyses logiques, elle est permise ». Abdel-Khaleq Al-Ateifi, directeur général au ministère égyptien des Waqfs, affirme que ces paris sont une forme de jeu prohibée par la loi islamique, voire considérée comme un péché majeur. Etant donné que cela entraîne des dommages sociaux considérables pour les personnes impliquées et impacte négativement les revenus financiers des familles, entraînant ainsi des dettes. « Ô les croyants ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées, les flèches de divination ne sont qu’une abomination, oeuvre du Diable (Satan). Ecartez-vous-en, afin que vous réussissiez », cite-t-il le verset 90 de la sourate Al-Maidah, tout en insistant sur la nécessité d’une prise de conscience collective, tant de la part des familles que des instances sportives et gouvernementales. « Le défi consiste à trouver un équilibre entre la prévention, l’éducation et la régulation des paris en ligne pour protéger les plus vulnérables », conclut le cheikh Al-Ateifi.
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