On se trouve malgré soi dans une logique spontanée qui consiste à penser la différence culturelle, de manière grossière et binaire, en regardant les projections des premiers jours du Festival d’El-Gouna. Les films nous placent imperceptiblement face à une confrontation entre Nous et Eux, entre dominants et dominés, et ces derniers tentent sans doute de se faire un chemin pour s’en sortir. Puis, on se rend compte que l’on est tous pris dans une série d’illusions, hommes-femmes, victimes-bourreaux, réfugiés-citoyens des pays d’accueil … Les points d’intérêt des personnages des films sont tellement différents, selon les régions d’où ils viennent, mais ils restent tous habités par un rêve ou des rêves.
L’opposition récurrente entre les pronoms « ils » et « nous » s’exprime à travers les paroles des rappeurs et les chansons du documentaire de la Jordanienne Rand Beiruty, Tell them about us (parlez-leur de nous), exposant la vie d’une poignée de jeunes filles d’origine arabe et kurde, qui ont cherché refuge avec leurs familles à Berlin. Les témoignages des filles montrent la division du monde de façon franche et très concrète. La réalisatrice, arrivée à Berlin pour effectuer une thèse à l’Université du film Babelsberg Konrad Wolf, a fait connaissance avec les filles en travaillant comme volontaire dans un centre d’insertion sociale, à une heure de route de la capitale allemande. « Le centre offre des ateliers de théâtre, de musique et autres, leur permettant de s’exprimer et de s’intégrer, et moi je devais servir de traductrice, puis je me suis impliquée davantage dans les diverses activités. J’ai tourné avec elles entre 2019 et 2022, donc je les filmais constamment, pour suivre leur évolution, tout en respectant leur intimité », a précisé la réalisatrice durant la projection-débat du film, donné pour la première fois dans le monde arabe, et qui a fait salle comble. Rand Beiruty, qui a dix ans de plus que ses protagonistes, a entretenu une ambiance véloce, propre à ses adolescentes que l’on voit bouger et grandir devant la caméra dont le mouvement insiste sur leur côté dynamique. « D’un mois à l’autre, on ne reste pas les mêmes, on change sans nous rendre compte », lance une des filles qui cultivent plein de rêves, « ceux-ci évoluent avec nous, on comprend avec le temps que certains sont juste des rêves d’enfance ! », poursuit-elle. Il y a celles qui voulaient êtres médecin, hôtesse de l’air, policière, restauratrice, maquilleuse, mais finalement elles étaient toutes embauchées comme infirmières pour personnes âgées, car c’est une activité professionnelle très demandée en Allemagne. Cela ne veut pas dire qu’elles ont complètement cédé sur leurs rêves, pour quelques-unes ce n’est qu’une partie remise, le temps de maîtriser la langue, de se faire accepter, d’avoir plus d’argent, etc. Pour sa part, la réalisatrice a essayé de donner corps à leurs rêves, en les simulant devant les caméras, l’une habillée en docteure, l’autre en voyageant à travers le monde et en traînant sa valise, etc.
L’équipe du film Les Filles du Nil.
Les conversations qu’elles mènent de manière très naturelle devant les caméras révèlent les discriminations qu’elles affrontent, car parlant ensemble en arabe ou portant le voile, les difficultés de s’adapter aux moeurs en contradiction avec les leurs, tout en sachant que certaines ont quitté le pays assez tôt, et s’en souviennent vaguement. Et ce, contrairement aux personnages de la fiction franco-germano-belge de Jonathan Millet, Les Fantômes (Ghost Trail), inspirée de faits réels.
La suite d’une guerre
Les personnages de ce film sont marqués au fer rouge par ce qu’ils ont vécu dans leur pays natal, la Syrie. Ils ont voulu fuir Berlin, car là-bas les opposants et les fidèles au régime syrien se croisent dans les rues. Hamid est membre d’une organisation secrète qui traque les criminels de guerre syriens cachés en Europe. Sa quête le mène à Strasbourg, en France, sur la piste de son ancien bourreau, qui y vit sous un faux nom. Il reconnaît la voix et l’odeur de ce doctorant en chimie, qui le torturait dans la prison de Sednaya, près de Damas. Sa femme et sa fille ont été tuées durant les soulèvements du Printemps arabe, et il n’a plus rien à perdre. Sur une intuition, il se met donc à suivre son bourreau jusqu’à l’obsession.
Les frères Naguib et Samih Sawiris à l’ouverture.
Sur une même table de déjeuner, ils échangent quelques mots, en cachant leurs véritables identités. « Pour nous deux, la Syrie est terminée », martèle le bourreau qui préfère parler à son compatriote en français, pour assurer sa suprématie, mais aussi sa volonté de s’intégrer dans sa nouvelle société de choix, contrairement à Hamid qui n’arrive pas à faire table rase du passé. Parfois, il est tenté de pousser son adversaire sur les rails du métro pour s’en débarrasser définitivement, mais il se retient et finit par le traduire en justice, avec l’aide d’un journaliste du quotidien Le Monde. « J’ai rencontré les membres de plusieurs groupes secrets, et j’ai un peu mêlé les histoires recueillies ; j’étais surtout influencé par les propos d’un homme originaire d’Alep qui m’a inspiré le personnage de Hamid. Le casting a duré à peu près un an ; j’ai évité de choisir des acteurs syriens pour les deux rôles principaux de peur de les exposer au danger, alors le rôle de la victime est incarné par un Tunisien, Adam Bessa, et celui du bourreau par un Palestinien, Tawfeek Barhom », a indiqué le réalisateur durant la projection-débat, affirmant que le vrai bourreau a été condamné à prison, de quoi avoir permis à Hamid de poursuivre ses rêves en France et de renouer avec sa vie d’universitaire enseignant la littérature arabe. Il a préféré quitter le groupe secret auquel il adhérait.
La substance.
Une bouffée d’air frais
Dans un village du sud de l’Egypte, aux alentours de Minya, nous suivons à nouveau une bande de jeunes filles, filmées par un couple de cinéastes, pendant quatre ans. Celles-ci ont formé une troupe de théâtre de rue, Panorama Barcha, et rêvent de devenir comédiennes, chanteuses, etc. Au moins, elles cherchent à défier le conservatisme des familles essentiellement coptes de la région, grâce à leurs performances audacieuses. Les filles s’opposent ici au patriarcat, elles mettent en scène leurs rêves et leurs peurs.
Il s’agit du métrage Les Filles du Nil (Rafaat Aini Lel Sama) de Nada Riyadh et Ayman El-Amir, qui a reçu l’OEil d’or du meilleur documentaire remis par la Scam, lors de sa présentation à la Semaine des Critiques, au dernier Festival de Cannes. Il a ensuite fait le tour de quelque 40 festivals, et sera projeté dans les salles commerciales en Egypte, à partir du 6 novembre prochain.
Tout comme dans le documentaire de Rand Beiruty, les filles sont filmées durant une période de transition, en route pour devenir des jeunes femmes et faire des choix cruciaux pour leur avenir. En outre, le tournage s’est déroulé sur plusieurs années, et l’équipe a réussi à établir un rapport de confiance avec les filles et leurs familles. C’était une priorité pour les cinéastes qui ont découvert la troupe par hasard, en travaillant, autour de 2016-2017, avec une association du Caire qui encourage les femmes des régions reculées d’Egypte à se lancer dans la création artistique pour mieux se confirmer.
Les Fantômes.
Haïdi, Majda, Monica et leurs amies répètent dans un espace de théâtre bricolé, font des exercices de respiration et de relaxation, se querellent avec leurs amoureux, improvisent des scènes dans la rue en engageant des discussions autour de la condition féminine. Comme par hasard, l’une de leurs pièces s’intitule Le bus des rêves ! Les protagonistes portent leurs vrais noms, les hommes ont aussi un rôle pour briser le cercle du patriarcat. C’est le cas par exemple du père de Haïdi et du fiancé de Monica qui servent à rompre avec les stéréotypes masculins sur cette région d’Egypte et miroitent un autre archétype du rapport homme-femme.
Les cadres bien pensés, les ellipses de temps, la performance des protagonistes donnent parfois à penser que les histoires de ces femmes sont fictionnées ou légèrement poétisées, ce qui peut soulever des questions autour des limites du documentaire et de la fiction, sans vraiment trancher. Mais cela n’empêche que les cinéastes ont réussi à nous emporter par la délicatesse des récits de ses héroïnes, pétris de rêves et de contradictions.
Tell them about us.
Un énième cauchemar
L’héroïne du film norvégien Loveable (bien aimé) de Lilja Ingolfsdottir nous emmène loin des discours clivants, des années d’errance et de souffrance provoquées par les conflits. Car il y est juste question d’une femme qui cherche au mieux à se connaître et à s’aimer après une séparation. Au nord de la planète, les problèmes sont très différents ; le voyage d’introspection nous transmet une analyse profonde du personnage féminin, de ses aspirations, de ses réflexions autour de l’amour et des relations.
Puis un autre film à succès, La substance, écrit et réalisé par la Française Coralie Fargeat, creuse encore le fossé Nord-Sud. Il traite de la vision de la femme dans une société machiste et patriarcale, et des dérives de la chirurgie esthétique à l’ombre d’un star-system qui ne tolère pas la vieillesse. Qui d’entre nous n’a pas rêvé d’une meilleure version de soi-même ? De rester éternellement jeune ? C’est la question que pose le drame de « body horror » franco-britanno-américain, dans lequel se multiplient les images dégueulasses, les injections à gogo, les défigurations poussées jusqu’au bout. Nous sommes carrément dans un autre registre de rêves et de cauchemars !
Loveable.
Elisabeth Sparkle (interprétée par Demi Moore) était une des stars les plus populaires de son époque, elle anime une émission d’aérobic à la TV. Le jour de son anniversaire, son patron décide de lui trouver une remplaçante bien plus jeune et pulpeuse, car la cinquantaine passée elle est trop « vieille » pour être séduisante ! La célébrité en déclin reçoit une proposition inattendue. On lui propose d’utiliser une drogue du marché noir, de s’injecter d’une substance miraculeuse qui reproduit les cellules et crée temporairement une version plus jeune et améliorée d’elle-même, d’où la naissance de la ravissante Sue, son double interprété par Margaret Qualley.
La réalisatrice, qui a reçu le prix du meilleur scénario à Cannes, a confié dans le média Entertainment Weekly avoir utilisé plus de 130 000 litres de faux sang pour une seule scène. « C’est symbolique : regardez la violence, ne vous détournez pas », a-t-elle dit. Or, dans cette région du monde où nous sommes, nous regardons la violence jour et nuit, depuis des mois, de vraies scènes d’horreur absolue et on voit le sang gicler, sur les écrans aussi bien que dans nos pires cauchemars. Plusieurs spectateurs se sont détournés du film, ne supportant pas une dose de monstruosité supplémentaire.
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