Hany Abu Assad, avec le critique Ahmad Chawqi, à la plaza.
« Je suis assez confus en ce moment », a souligné le réalisateur palestinien vivant en Hollande Hany Abu Assad, durant la séance de masterclass qui lui était réservée au Festival d’El-Gouna. Le cinéaste, nominé deux fois aux Oscars du meilleur film étranger, a réitéré son état de confusion totale, à peu près quatre fois pendant la rencontre-débat tenue à la plaza, face à un grand nombre de festivaliers. Né à Nazareth en 1961, il est installé aux Pays-Bas depuis le début des années 1980. Il a commencé par effectuer des études de génie technique à Haarlem, puis a travaillé pendant plusieurs années dans le secteur aéronautique, avant de se tourner vers le monde audiovisuel et le cinéma. Au cours des années 1990, il fonde sa propre boîte de production, Ayloul Films, et dirige sa première oeuvre en 1998, Le quatorzième poussin, à partir d’un script de l’écrivain Arnon Grünberg, qui a été suivi par une série de métrages sur la Palestine, au début des années 2000, tels Nazareth, Le mariage de Rana et Un jour ordinaire à Jérusalem, qui lui ont valu une grande notoriété. Cela dit, il a l’habitude de naviguer entre ses deux cultures, il a réussi à s’intégrer dans les réseaux du show-business, voire à nouer des contacts et à toucher les hautes sphères, comme il l’a confirmé durant la rencontre, mais aujourd’hui il se dit navré : « J’ai fréquenté pas mal de décideurs, tout au long de ma carrière en Europe, et je peux confirmer qu’ils sont tous des hypocrites, à droite comme à gauche. Ils cachent en eux un homme qui se croit vraiment supérieur aux autres, alors que c’est de la pure illusion ! Ils courent après un mirage, commettent des erreurs fatales, suivent un tragic flaw comme on dit dans le langage cinématographique. Je m’en rends compte depuis un bon moment, mais la guerre de Gaza a fait tomber les masques », a lancé Abu Assad, qui n’arrive plus à faire des compromis, car à chaque fois on lui demande plus. « Cela fait quelques années que je n’ai pas tourné, et la situation devient de plus en plus difficile. J’avais proposé un projet de série TV, en six épisodes à Netflix, sur un royaume imaginaire, on a signé un contrat et après des mois de préparation, les responsables de la plateforme m’ont demandé de virer tout ce qui est politique, et de garder uniquement l’aspect social. Le projet a été annulé, alors qu’ils avaient dépensé quelque deux millions d’euros. J’avais un autre projet avec les studios Sony, intitulé Infidèle, sur l’histoire d’une fille musulmane à New York, là aussi ils ont dépensé beaucoup d’argent, puis ont décidé de tout arrêter, sous prétexte que le marché n’est plus demandeur de ce genre de sujets ». D’ailleurs, Netflix a annoncé récemment annuler la projection d’une série de 32 films programmés sur la Palestine, sous pression du lobby israélien, peut-on lire sur le site de la chaîne turque, diffusée en anglais, TRT World. Parmi ces titres figure son oeuvre de fiction, Omar (2013), qui met en scène un héros écartelé entre patriotisme et instinct de survie ; le réalisateur y incarne l’absurdité du système militaire israélien, entraînant la manipulation, l’infiltration et la trahison.
Paradise Now.
Abu Assad n’a plus d’illusions, au lieu de pleurer sur le lait renversé, il préfère se placer dans l’optimisme de l’action, et lance un appel à créer une initiative qui ressemble au groupe BRICS mais dans le domaine du cinéma, afin de bouleverser l’ordre établi et de contester l’hégémonie occidentale. « L’ordre mondial est en phase de déclin, mais on ne peut prédire le temps exact de la chute, qui va arriver tôt ou tard. Donc les intellectuels doivent repenser le monde, en cherchant à briser la suprématie des Occidentaux, qui sont pour moi des nouveaux civilisés, comme les parvenus et les nouveaux riches ; ils sont à la tête du monde depuis 200 ans environ, alors que le centre des civilisations dans le pourtour méditerranéen remonte à il y a 6 000 ans. Il suffit de voir comment les Américains ont réagi pendant l’ouragan Katrina aux Etats-Unis, et comment font les Gazaouis aujourd’hui pendant la guerre, pour comparer leur côté humain et civilisé ».
Le problème est que le cinéaste qui a toujours voulu jouer à « l’homme-pont » est carrément pris entre deux feux. « Dans le monde arabe aussi, les producteurs dictent leurs conditions et leurs diktats ; ils mettent leur veto sur certains sujets, et favorisent notamment les oeuvres qui visent à divertir le public et le distraire des choses sérieuses », a-t-il ajouté.
Le piège de Huda.
Victime et bourreau
Ce rôle « d’homme-pont », « d’homme de compromis » lui a souvent attiré les foudres des uns et des autres. Ses films tels Paradise Now (2005), Omar (2013), Le piège de Huda (salon Hoda, 2021) ont soulevé tant de controverses, car ne cherchant pas à dresser un portrait idyllique et idéaliste des héros palestiniens ; ils sont plus des personnages terre à terre, en chair et en os, qui peuvent fléchir, trahir et se livrer à la manipulation. Le premier raconte l’histoire fictive de deux kamikazes de Cisjordanie, depuis leur recrutement jusqu’à l’attentat-suicide, et le tout dernier Le piège de Huda se déroule dans un salon de coiffure à Bethléem, la propriétaire tend des pièges à ses clientes. Elle les fait chanter après les avoir mises dans des situations déshonorantes, leur demandant de donner des renseignements aux services secrets israéliens. Le portrait mitigé qu’il dresse de la résistance islamique et le fait d’insinuer que ces femmes sont les victimes des résistants ultra-conservateurs et machistes, alors qu’eux-mêmes sont victimes de l’occupation, lui ont valu tant de critiques. Il a été accusé par les uns d’incarner une manière de voir stéréotypée et orientaliste, sous prétexte d’avoir quitté le pays très tôt, à l’âge de 18 ans. « Je n’ai pas toujours réussi à marcher sur une corde raide et à mener mon jeu d’équilibriste. J’ai été pris, bien des fois, dans mon propre piège, car les Orientaux et les Occidentaux ont des mentalités et des langages cinématographiques distincts. C’est normal et tout à fait sain de voir les choses sous des angles différents, et de ne pas être tout le temps d’accord. Cela veut dire que je suis sur la bonne route, que je ne suis pas un simple clown qui caresse les idées préexistantes, c’est bien de faire des films qui dérangent ! De plus, je n’ai jamais quitté la Palestine à vrai dire ; j’y revenais de temps en temps pour m’installer pendant 2-3 ans, fréquenter plusieurs couches de la société, avant de m’envoler vers d’autres contrées », conclut le réalisateur qui juge quand même que le narratif palestinien s’est répandu de par le monde, parmi les peuples, grâce aux réseaux sociaux qui parviennent à contourner les « gatekeepers » prosionistes.
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