L’autobiographie est le genre le plus en vogue dans le monde des livres aujourd’hui. Tout le monde veut raconter son histoire et partager ses acquis avec le lecteur. Mais que raconter ? Est-ce que son parcours mérite d’être raconté ? Comprend-il des épreuves surmontées susceptibles d’être léguées aux archives de l’histoire et celles de la culture en général ?
Mémoires d’une Saoudienne de Eneiza à la Californie n’est pas un simple parcours sensationnel ou une histoire de réussite de celle qui est devenue la première femme anthropologue de nationalité saoudienne, mais c’est le double témoignage de l’actrice principale des événements et la chercheuse et académicienne qui trace l’histoire de sa famille, de la société saoudienne hyper-traditionnelle et hyper-conservatrice. Celle du début du XXe siècle, dans le contexte social, politique et économique d’une Arabie primitive d’avant le pétrole, et loin de l’image actuelle de son ouverture culturelle et artistique visant à se débarrasser des normes désuètes et misant sur l’image d’une Arabie moderne.
Le tracé de la vie de Soraya Altorky est incontestablement le récit rythmé de challenges qu’il importe de raconter. Au sein d’une communauté tribale quasi primitive, le père de Soraya, Cheikh Mohamed Soliman Altorky, a encouragé l’éducation de sa fille au su et au vu des siens. Dans une société hostile à l’éducation des jeunes filles jusqu’aux années 1970, son père, quasiment illettré et ayant sa place parmi les siens, lui a permis d’aller dans des écoles au Liban et en Egypte puis de continuer ses études universitaires à l’Université américaine du Caire et en plus de faire son doctorat aux Etats-Unis. La narratrice raconte que ce n’est qu’en 1960 que l’éducation des filles a été officiellement permise en Arabie saoudite. Cette décision a rencontré une houleuse opposition qui a duré pendant trois ans à tel point que « des fondamentalistes ont organisé des manifestations en 1963, lors de l’ouverture d’une école à Brida, ce qui a conduit le roi Faysal à envoyer des soldats pour contrôler la rébellion ». Les ripostes déclenchées ici et là étaient principalement dans la région Al-Qosseim à laquelle appartient la famille Altorky.
Soraya Altorky reconnaît, tout au long de son récit, le rôle pivot de son père qui avait sa place prestigieuse dans la communauté comme « cheikh », dont la nomination signifie ceux qui appartiennent aux familles uniquement d’origine arabe. « Sans cette témérité avec laquelle il m’a supportée, je n’aurais jamais rien réalisé dans ma vie », écrit-elle dans ses mémoires quant à son éducation. Commerçant aisé, ne possédant pas de diplôme mais qui suivait les informations et l’actualité politique, il avait pourtant ses normes inflexibles, à l’image d’une figure patriarcale par excellence, que ce soit à l’égard de la pratique de la religion musulmane ou du rejet de toute forme d’art. Ce même père adoré avait aussi ses attitudes dogmatiques des ultraconservateurs religieux, Soraya relate le jour où il a détruit le phonographe, lorsqu’il avait découvert qu’il avait été longtemps dupe et que ses jeunes filles et cousines sont affolées par la musique et qu’elles ne cessent d’écouter les chansons et les tonalités Hijazy connues dans la musique arabe.
Ouverture à l’autre
Cette ouverture d’esprit et la confrontation avec les autres cultures, elle les doit à son père, aux voyages en Europe pour des vacances, ceux au Liban lorsqu’elle a vécu dans une école interne, ou en Egypte qui représentait les belles promenades, les familles aristocrates des années 1950 et 60 et les chansons d’Oum Kalsoum. Ainsi la famille Altorky côtoyait la famille Khachaba et celle d’Ahmed pacha. Ce dernier, rapporte-t-elle, avait participé à mettre en place l’électricité au sein de la mosquée du prophète, à Médine, parce qu’il était choqué par la lumière faible des lampes à l’huile.
Le rapport avec l’Egypte avait son empreinte sur les familles saoudiennes, surtout à l’époque précédant la découverte du pétrole : « Les femmes, par exemple, ont appris une nouvelle façon de s’habiller, de se parer et de manger. Même si elles tenaient à garder le foulard, hijab, dans les sorties, elles l’avaient déjà modifié ; et à la place de la longue cape, elles portaient le manteau. En plus, elles se sont ouvertes aux chants, au cinéma et aux théâtres du Caire, elles commençaient à faire les grands magasins et entrer dans un nouveau modèle de consommation ».
Soraya Altorky avec son père.
Ce rapport culturel, plutôt dialectique, avec l’autre a profondément marqué Soraya et ses soeurs et frère. L’on apprend qu’Ahmed Altorky, son frère unique, est parti étudier en Grande-Bretagne et est revenu habité par les idées socialistes. Quant à Soraya, elle a continué à marcher avec la tribu, mais en suivant ses propres pas. A la suite de la défaite militaire de l’Egypte face à Israël en 1967, Soraya Altorky était à l’Université Berkeley de Californie, l’une des universités progressistes. Frappée par le parti pris et l’arrogance américains, Soraya Altorky est allée expliquer aux jeunes étudiants le désastre du peuple palestinien. Un étudiant arabe s’est approché d’elle voulant lui donner des conseils, il lui recommandait d’amoindrir ses activités politiques : « Cela allait nuire à votre position appartenant au Royaume de l’Arabie, votre pays est bien loin de tout cela ».
Avec intégrité et beaucoup de sincérité, Soraya Altorky dévoile les menus détails de sa vie depuis son enfance au temps calme d’avant la croissance pétrolière jusqu’à son succès académique comme anthropologue. Elle reste fidèle à ses convictions et à ses penchants vers le nationalisme arabe, elle consacre en cette année 2024 un prix, en collaboration avec l’AUC, au nom de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh, tuée par les Israéliens en mai dernier, décerné à un étudiant ou une étudiante palestinien.
Hayati Kama Echtaha, Zikrayat Emrä Saoudiya min Eneiza Ila California (ma vie telle que je l’ai vécue : Mémoires d’une Saoudienne de Eneiza à la Californie), éditions El-Karma, 2024, 248 pages.
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