La complexité de ces moments que l’on vit constitue un espace passionnant pour épanouir des fictions ou tourner des documentaires, en reprenant les faits d’une réalité qui ressemble de plus en plus à une aventure tragique et rocambolesque. Plusieurs films programmés durant cette septième édition du Festival d’Al-Gouna abordent la façon dont les conflits affectent les trajectoires personnelles. Leurs créateurs vont au-delà des films de « bataille » pour essayer de comprendre comment on est arrivés à ce point de rupture, pour mettre en scène des personnages confrontés à des événements plus grands que leur vie. C’est souvent le plus touchant, la façon dont l’intime, l’épique et le tragique se conjuguent dans chaque individu. Se réunir donc autour d’une cinématographie qui se veut un miroir de la société, qui aspire à révéler l’imaginaire d’une collectivité à un moment crucial de l’histoire de l’humanité, s’avère important. Car le cinéma est par essence une imitation de la réalité, mais sa teneur en émotion, sa capacité à jouer sur toute la gamme de nos tonalités affectives, touchent et parlent au réel, présent dans chacun de nous. Il suffit de survoler les projections et les discussions prévues au festival cette année pour s’en rendre compte.
Le film d’ouverture, The last miracle (akher al-moaguezat) d’Abdel-Wahab Chawqi est un court métrage de 20 minutes, d’après le recueil de nouvelles de Naguib Mahfouz Khamaret Al-Qot Al-Aswad (le cabaret du chat noir, paru en 1969). La direction du festival avait pris une décision, l’an dernier, de projeter toujours un court métrage, après la cérémonie inaugurale, pour éviter tout retard ou longueur et garantir de meilleures conditions de projection à l’oeuvre en question, qui était le plus souvent visionnée en fin de soirée par un nombre réduit de spectateurs, durant les éditions antérieures. Cette fois-ci, le coup d’envoi est donné par une coproduction égypto-soudanaise, une avant-première mondiale. Le message est clair, et le choix pertinent. Car non seulement il s’agit du premier film du réalisateur âgé de 35 ans, qui a travaillé jusqu’ici comme assistant dans plusieurs fictions, mais aussi il traite du recours aux spiritualités et à l’invocation des miracles en temps de crise. La nouvelle de Mahfouz se situe au lendemain de la défaite de 1967, alors que les populations arabes plongeaient dans le désespoir. Au lieu de chercher à résoudre les séquelles de la guerre et d’analyser les raisons de l’échec, on est partis trouver la solution dans l’occultisme et les phénomènes paranormaux. Le court métrage tourne autour de Yéhia, le journaliste de faits divers qui se trompe en écrivant le nom d’un cheikh soufi dans son article ; réprimandé par son supérieur, il va se saouler dans un bar, et là-bas, l’ascète disparu depuis une belle lurette le contacte par téléphone et demande à le voir !
Une orange de Jaffa.
Tout au long du festival, nous naviguons entre fictions et documentaires, nous circulons entre les deux genres pour mieux saisir la réalité, à travers plus de 70 films de 40 pays, dont 6 premières mondiales et 12 premières expériences. Les documentaires, notamment politiques, tentent d’explorer les faits de la manière la plus distante possible, et la fiction permet de s’appuyer sur cette rigueur documentaire mais d’y développer une subjectivité, une empathie ou une antipathie avec tel ou tel personnage. Elle permet de creuser le réel, d’y faire entrer de l’imaginaire, de s’intéresser parfois à l’anecdotique pour mettre en lumière certains aspects de notre quotidien. C’est le cas par exemple d’Une orange de Jaffa du Palestinien Mohammed Al-Mughanni, qui a remporté le grand prix international du dernier Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, en février dernier. Le cinéaste, né à Gaza en 1994 et lequel a étudié la mise en scène en Pologne, évoque l’absurdité de la vie dans sa terre natale, à travers le parcours du combattant livré désespérément par un jeune homme afin de franchir les check-points. Il n’a pas de laissez-passer, mais seulement une carte de résident européen ; une fois qu’il monte avec le chauffeur de taxi, les ennuis commencent.
Fantômes et frissons
My memory is full of ghosts (une mémoire habitée par les fantômes) d’Anas Zawahri, un Palestinien né en 1987, installé en Syrie, constitue une élégie visuelle ; il y dépeint la détresse d’une population fuyant la guerre en permanence, à la recherche d’une vie normale et de villes qui ne sont pas ravagées par les conflits et la pauvreté. Le documentariste libanais Hady Zaccak est aussi à la recherche de cette normalité à travers son film Cilama. Il se rend à Tripoli, la capitale du nord du Liban, sur les traces d’une époque révolue, lorsque le cinéma occupait une place prépondérante dans la vie des habitants entre les années 1930 et la fin du XXe siècle. Cilama est ce qu’on appelait le cinéma dans le dialecte populaire tripolitain.
La réalisatrice Rand Beiruty, vivant entre Amman et Berlin, décrit la complexité de la vie des adolescentes arabes et kurdes en Allemagne, dans Tell them about us (parlez-leur de nous). Les filles essayent de contourner la discrimination et les pressions familiales, en trouvant mille et une solutions, en dehors des sentiers battus. Death without mercy (mort sans merci) est un autre documentaire tourné par une femme et une activiste syrienne, qui signe ses films poignants sous le pseudonyme de Waad Al-Kateab et qui a choisi de raconter le vécu de ses compatriotes impactés par le séisme de l’an dernier en Turquie, ayant fait 50 000 morts, notamment au sud du pays, et ce, en faisant le suivi de deux familles syriennes pendant les dix jours qui ont succédé au tremblement de terre.
Les graines du figuier sauvage.
Parmi les films attendus du festival figure aussi Les graines du figuier sauvage de l’Iranien Mohammad Rasoulof, dont les événements se déroulent à Téhéran, au début du mouvement « Femme, vie et liberté », qui s’est déclenché au lendemain de l’assassinat de l’étudiante Mahsa Amini. Le film est décrit comme un magistral drame à suspense, en prise directe avec l’actualité, et a été multirécompensé à Cannes. Iman, le juge d’instruction au tribunal révolutionnaire, découvre la disparition de son arme de service. La paranoïa s’installe. Celle-ci est devenue le propre de plein de pays dans la région, bousculés par les imprévus politiques. A l’ombre de ceux-ci peut-on continuer à faire du cinéma ? A montrer ses films en Occident ? A ouvrir de nouveaux marchés ? A attirer des coproductions ? A tourner dans les rues du monde arabe ? A diffuser ses histoires et à promouvoir ses formats ? Toutes ces questions sont soulevées à travers des tables rondes spécialisées et des débats tout public, et ce, outre les rencontres avec les comédiennes Nelly Karim, Issaad Younès et Hind Sabri, ainsi que les séances de masterclass, invitant sur les podiums le réalisateur palestinien Hani Abou Assaad et le comédien égyptien Mahmoud Hémeida. Ce dernier est honoré au cours de cette édition, avec les cinéastes libanais Joana Hadjthomas et Khalil Joreige, un couple qui travaille toujours à deux, faisant des va-et-vient entre Paris et Beyrouth. Dans leurs films, les incidents les plus tristes comportent aussi des instants de joie et d’intimité, qui les rendent très proches du coeur. Ils remontent souvent dans l’histoire, reviennent sur les souvenirs de guerre, jugeant qu’on ne peut jamais faire table rase du passé. Celui-ci est un spectre qui hante le monde et notre présent.
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