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Lucy Mekhtigian : La magicienne des pieds et des mains

Charbel Hechema , Mercredi, 18 septembre 2024

Lucy Mekhtigian tient la plus célèbre maison de manucure-pédicure du centre-ville. Cette Arménienne d’Egypte, âgée de 88 ans, continue à être active et à recevoir des clients fidèles et des célébrités dans un décor rappelant l’Egypte d’autrefois.

Lucy Mekhtigian
(Photo : Charbel Hechema)

Il est midi. Dans une ruelle de Qasr Al-Nil, près de la célèbre cathédrale Saint-Joseph et non loin de la Banque Misr en plein centre-ville du Caire, les deux étages de la Maison Lucy grouillent de clients et de travailleurs. Un certain parfum règne dans les lieux et une chanson classique est diffusée. Du haut de ses 88 ans, Mme Lucy est inclinée pour faire la manucure, puis la pédicure à une cliente. Elle avait choisi ce magasin avec son époux en 1960. Avant leur mariage, ils travaillaient ensemble dans la compagnie de chaussures Bata, mais il était interdit qu’un couple marié demeure au même département. Depuis lors, elle a recruté beaucoup de travailleurs qui ont bien appris d’eux et certains ont ouvert leurs propres magasins.

D’origine arménienne, Mme Lucy a passé son jardin d’enfants à l’école Kalousdian, puis sa famille ayant déménagé à Choubra, la petite Lucy a préféré entrer à l’école Notre Dame des Apôtres car elle a trouvé que leur uniforme était chic : plissé avec la cravate et le chapeau, tandis que sa soeur est allée au Bon Pasteur.

Sa maman était arrivée en Egypte toute petite lorsque la Première Guerre mondiale battait son plein en Turquie et durant les massacres subis par les Arméniens. « Yeux bandés et mains liées, les hommes arméniens étaient forcés à marcher en rang jusqu’au bord du pont pour tomber et atterrir sur une machine qui les broyait et leurs restes étaient jetés dans la mer. Leurs enfants remplissaient alors les rues. La Croix-Rouge a donc emmené beaucoup d’eux en Egypte et les a remis à l’évêché arménien. Les familles arméniennes égyptiennes ont été avisées qu’à cause de la Grande Guerre qui faisait rage dans le monde, notamment en Turquie, beaucoup d’orphelins arméniens de 4-5 ans étaient arrivés en Egypte et n’avaient personne pour prendre soin d’eux ». Les riches Arméniens ont alors adopté ces enfants infortunés.

« A cause des horreurs qu’elle a vues, ma mère n’aimait pas la Turquie et elle ne voulait pas beaucoup parler de cette période. Elle se rappelait être parmi ces enfants arméniens retrouvés sans parents, qui avaient été laissés pieds nus sous la pluie dans ce pays », se souvient Lucy. Sa mère lui avait aussi raconté qu’une Arménienne, Mme Fatinique, ayant fui la Turquie comme elle, très douée pour la couture et le décor, avait été plus tard élue Miss Egypt. « Maman s’appelait Serpouhi. Elle était très jolie elle aussi avec de beaux yeux bleus. Elle m’a dit que lorsque les enfants ont été transportés sur le bateau, des couches de graisse avaient été mises sur les visages des filles pour cacher leur beauté, les protégeant ainsi des convoitises », se rappelle-t-elle.

« Etant donné que les orphelins arméniens avaient été accueillis dans beaucoup de pays, le hasard a voulu que ma mère, adoptée par une famille arménienne cairote, soit séparée de sa soeur. Ultérieurement, elle a longtemps essayé de la retrouver, mais en vain. Un jour, alors que nous étions encore toutes petites, ma soeur et moi, un prêtre de l’évêché arménien est venu à la maison s’assurer que ma mère s’appelait Serpouhi et lui a annoncé que sa soeur vivait aux Etats-Unis et qu’elle voulait la voir. Elles ont échangé des lettres, mais malheureusement, elles ont vieilli et sont décédées sans pouvoir se rencontrer ».

« Ma mère s’était mariée avec un Arménien né en Egypte. Mon père travaillait comme mécanicien et électricien à la compagnie Al-Barq. Il a été le premier à avoir installé l’eau douce à Aïn-Sokhna. Ce jour-là, ils lui ont égorgé un mouton. Nous étions encore de petits enfants », dit-elle d’une voix haute, claire et ferme, en mettant toujours l’accent sur la dernière syllabe.

A l’école, après avoir échoué aux examens pendant deux ans, la mère supérieure a avisé les parents de Lucy qu’il valait mieux que leur fille quitte l’école et aille apprendre un travail manuel car elle y était plus douée plus que pour les études scolaires. « En plus, leur a-t-elle dit, j’avais un bon goût et je savais bien choisir les couleurs. Je n’étais pas bonne dans mes études ; cependant, j’aimais beaucoup le travail manuel et à la fin de chaque année, lorsque l’exposition des travaux manuels était organisée, j’étais la première ». C’est alors qu’on lui a trouvé une dame arménienne chez qui la jeune Lucy est restée en internat et a appris la broderie des robes avec les paillettes, les perles et les strass. « Ma mère venait me chercher le samedi soir pour passer un jour en famille, ensuite elle me ramenait chez la patronne, madame Messerlian, le lundi matin. J’ai donc commencé à travailler toute jeune et je rapportais de l’argent à ma famille », dit-elle, toute fière. Cette dame arménienne assez âgée, d’origine turque, emmenait Lucy avec elle dans les défilés pour voir les gens de la haute société. Lucy l’accompagnait également en faisant ses courses pour apprendre à acheter les paillettes.

Mais Lucy n’est pas restée pendant longtemps dans son premier travail, car un voisin, lequel travaillait au magasin de chaussures Bata, est venu proposer à son père qu’elle travaille en pédicure et manucure avec lui dans ce magasin. « Il m’a alors appris les secrets du métier et j’y ai excellé car c’était un travail manuel ! Plus tard, nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre et nous avons décidé de nous marier. A cette époque, quelques mois avant la Révolution de 1952, il fallait porter des noms européens pour exercer ce métier. Lorsque le directeur a su que je m’appelais Lucy, il m’a demandé de ne pas changer de prénom. Mon futur époux, Abdel-Hakim, était nommé Jimmy ». D’où le nom du magasin.

Parmi les célébrités qui venaient régulièrement à la maison Lucy, on pourrait citer le célèbre journaliste Mohamad Hassanein Heikal qui rigolait avec elle en lui demandant si son mari avait écrit le magasin en son nom. Elle cite aussi Ali Hamdi Al-Gammal, ancien président du syndicat des Journalistes et ancien PDG et rédacteur en chef de la Fondation Al-Ahram. Elle n’oublie pas que Narimane, l’épouse du roi Farouq, était sa cliente, ainsi que les fils des présidents Nasser et Sadate. La plupart des artistes étaient ses clients, à commencer par Rouchdi Abaza, qui était l’ami de son mari, ainsi que Omar Sharif, Faten Hamama, Chadia et bien d’autres. Ce service existait certes dans certains salons de coiffure, mais c’était la spécialité de leur Maison qui traite également les cors et callosités. « Nous travaillons tout doucement pour soigner les ongles, tandis que le côté médical opte immédiatement pour la chirurgie », indique-t-elle, en notant que la tendance maintenant pour les ongles, c’est l’acrylique.

Mme Lucy a parcouru le monde en touriste, pas pour le travail, puisqu’elle aime tant l’Egypte et ne veut pas la quitter. Son frère est joaillier en Australie depuis les années 1960 et il possédait son propre avion dont il était le pilote. « Lorsque je suis allée lui rendre visite, il m’a amenée dans plusieurs endroits dans ce plus petit continent du monde. Nous avons volé tous les deux vers de différentes destinations comme Melbourne, Adelaïde, Queensland, etc. Je n’avais pas du tout peur ». Elle se rappelle aussi qu’une amie vivant au Koweït avait droit à participer à un tirage au sort pour avoir acheté avec une grosse somme dans un supermarché au Caire, mais étant donné qu’elle allait revenir au Koweït bientôt, elle a donné le nom de Mme Lucy. Plusieurs mois plus tard, elle avait déjà oublié, mais son nom est apparu au journal et elle a gagné un billet d’avion pour l’Extrême-Orient sur Singapore Airlines. Elle a alors opté de nouveau pour l’Australie.

Dans sa maison, beaucoup de tableaux en canevas ornent les murs sur lesquels on voit les jardins et la mer. Lucy aime beaucoup les fleurs et les plantes, ce qui lui a vraiment plu en Hollande. De là-bas, elle a voulu aller en France pour assister aux festivités du 14 Juillet. Son amie a essayé de louer une chambre à Paris, mais tous les hôtels affichaient complet, elles ont alors pris l’avion pour Londres.

« J’ai beaucoup de clients de l’étranger. Même l’ambassadeur d’Allemagne me contacte régulièrement pour prendre rendez-vous. Lorsqu’un client est satisfait, il dit à ses connaissances qui viennent immédiatement ».

Attendant son tour, une septuagénaire française d’Angers décrit la beauté des châteaux de la Loire, notamment Chambord et Chenonceau. Elle nous raconte qu’elle vient faire ses ongles chez Mme Lucy à chaque fois qu’elle revient en Egypte tous les 4 ou 5 mois.

Lucy s’est également rendue en Allemagne et a vu les camps de concentration d’Hitler. « Une horreur ! », s’exclame-t-elle. En Italie, elle faisait des sorties avec une amie et son mari, un « signore ». Un jour, son amie lui a demandé de soigner les pieds du signore qui marchait difficilement à cause des cors et callosités. Il a été très satisfait de ses services et l’a récompensée par un beau cadeau puisque, naturellement, elle a refusé d’être payée.

Mme Lucy répète souvent la petite phrase « Grâce à Dieu » qui est d’ailleurs écrite en bois et accrochée dans un cadre au mur. On y voit aussi les photos de l’inauguration du magasin, ainsi que celles de célébrités qui ont fait partie de sa clientèle, dont le prix Nobel Naguib Mahfouz. Entourée de tant de souvenirs, elle est toujours de bonne humeur et pleine d’énergie ; elle a décidé de ne jamais arrêter de travailler tant que sa santé le lui permet.

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