Vendredi, 11 octobre 2024
Al-Ahram Hebdo > Visages >

Ali Al-Sumikh : Le Djinn de la caricature

Névine Lameï, Mercredi, 04 septembre 2024

Le dessinateur bahreïni Ali Al-Sumikh rompt avec les codes traditionnels de la caricature. Le crayon noir lui permet d’interroger la réalité de ce que l’on vit tous les jours et de tailler des portraits de célébrités.

Ali Al-Sumikh

Il est considéré comme l’un des caricaturistes les plus doués de sa génération. Le Bahreïni Ali Al-Sumikh, âgé de 42 ans, sait grossir les traits physiques de ses personnages, sans négliger les principes fondamentaux de l’anatomie et sans tomber dans l’ironie exagérée. C’est ce que révèlent les trois oeuvres avec lesquelles il a participé à la 8e édition du Forum international de la caricature, tenu au Caire jusqu’au 22 août, pendant une dizaine de jours. Il y a représenté le comédien égyptien légendaire Samir Ghanem (1937-2021) afin de lui rendre hommage. « Samir Ghanem est une icône de l’art comique. Il était naturellement drôle ! Et c’est ce que j’ai voulu mettre en relief à travers mes dessins. C’est le Charlie Chaplin de l’Egypte. Chaplin lui aussi a fait rire le monde entier, alors que sa vie était pleine de drames marquants. C’est de ces paradoxes, entre comique et tragique, que naissent les caractéristiques de mon style », indique Ali Al-Sumikh, qui a déjà participé à la 4e édition du Forum de la caricature, en 2017.

« C’était ma première visite en Egypte. Oum Kalsoum était la personnalité phare de cette édition, alors je l’ai dessinée en amplifiant sa gorge. Une caricature inédite de la diva qui m’a valu le grand prix du forum, portant le nom du caricaturiste égyptien de renom Georges Bahgory que j’admire beaucoup », ajoute-t-il.

Les surnoms que l’on donne à Al-Sumikh sont nombreux. Tantôt c’est « l’indomptable », tantôt « le Djinn de la caricature » ou encore « l’indétrônable », etc.

Sa passion pour le dessin a commencé avec les artistes égyptiens qu’il a découverts, pendant l’enfance, grâce aux revues favorisant la caricature telles que Sabah Al-Kheir. « J’éprouvais un grand plaisir à suivre les travaux des génies de la caricature égyptienne, à l’instar de Moustafa Hussein, Ahmed Toughan, Mohamed Effat, Abdel-Aziz Tag, Ahmed Hégazi, Hassan Hakem, Gomaa Farahat…Vient après une plus jeune génération et les artistes de comix: Fawwaz, Hani Al-Masri, Michel Maalouf… D’ailleurs, je les ai tous caricaturés ».

L’artiste avoue être plus connu en Egypte qu’à Bahreïn. « Nous, les caricaturistes du monde arabe, nous sommes des iconoclastes qui souffrent de censure. Nous misons sur le Forum international de la caricature, tenu au Caire, pour rencontrer d’autres artistes venus de par le monde. Car l’Egypte a toujours été un leader dans le monde de la caricature, avec des artistes tels Salah Jahine et Saroukhan, le père de la caricature égyptienne. En fait, la caricature fait partie intégrante de la culture populaire ».

Al-Sumikh reconnaît aussi les talents des artistes arabes qui l’ont précédé, il ne manque pas d’énumérer leurs noms à chaque fois, à savoir le Syrien Ali Farzat, le Libanais Mahmoud Kahil, le Bahreïni Abdallah El-Mahraqy et le Palestinien Naji El-Ali. « Handhala, le personnage principal des dessins de Naji El-Ali, croisant les mains derrière le dos, représente la réalité amère du monde arabe et celle des Palestiniens souffrant depuis 1948 », exprime Al-Sumikh.

Son humour piquant fait le tour de la toile sous le nom de Ali Artist, notamment sur Facebook et Instagram. Car il est très prolifique et les portraits caricaturaux qu’il taille pour des célébrités font tache d’huile et attirent l’attention même de ceux qui ignorent son nom. « Il n’existe à Bahreïn que la caricature éditoriale, celle taillant les portraits de personnalités publiques, sorte de cartoon graphique publié dans la presse. On a besoin de supports supplémentaires, d’espaces d’expression et du soutien de l’Etat », dit Al-Sumikh, qui a toujours rêvé d’être un dessinateur de presse. Mais il ne parvenait pas à trouver un travail régulier. « Porte-voix d’un discours visuel, la caricature, loin d’être une simple représentation grotesque, nous embarque dans un univers où les traits exagérés et les sourires malicieux défient les conventions établies. Pour moi, l’expression et l’émotion de la personne représentée doivent dépasser la pure exagération. J’aime arriver à un compromis entre la caricature et la satire. Si la caricature utilise l’art pour faire rire, en exagérant les défauts, la satire utilise l’humour pour critiquer, provoquer une réflexion intelligente et dévoiler les vérités cachées ».

A un moment de sa carrière, il a travaillé en tant qu’illustrateur freelance dans la presse jordanienne, notamment dans le magazine Tomato Cartoon, puis dans le Bahrein Independant Magazine, en 2016, où il a commencé par publier le portrait du styliste allemand Karl Lagerfeld. A l’âge de 17 ans, il a participé à un concours de dessin sur l’environnement et la pollution marine. Peu de temps après, les dessins du jeune homme ont figuré sur les couvertures des magazines, sur les dépliants des grandes entreprises et des maisons de haute couture, dont Scarlett Entertainment, Microsoft, Saks Fifth Avenue et Dior.

Depuis 2004, date de l’obtention de son diplôme de la faculté des arts pédagogiques de l’Université de Bahreïn, Al-Sumikh a enseigné au collège d’Al-Cheikh Eissa bin Ali. « J’enseigne à mes étudiants les bases fondamentales de la caricature qui est censée délivrer un message humoristique raffiné, car il ne s’agit aucunement de satire vulgaire. Je les encourage à créer et à penser en dehors des sentiers battus», dit-il, ajoutant: « Je rêve de fonder à Bahreïn un musée de la caricature, à l’instar de celui de Mohamad Abla, installé dans le village de Tunis, au gouvernorat de Fayoum. Il est le premier du genre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. D’ailleurs, c’est Abla qui m’a invité afin de tenir en 2021 ma première exposition en solo, en Egypte ».

Partout où il voyage, Al-Sumikh aime se présenter avec deux looks, portant tantôt l’habit traditionnel blanc du Golfe, avec un couvre-tête à cordelette noire, tantôt un béret des artistes européens. C’est sa manière d’afficher sa culture arabe et le langage universel de ses caricatures. « Le style c’est l’homme. Je n’imite personne », lance l’artiste qui aime dessiner de bon matin.

Il prend son café en écoutant Mozart, Beethoven ou Chopin. Regarde un film de dessin animé. Lit des magazines de comix, notamment le magazine satirique américain Mad, publiant les dessins de son idole, Mortimer Drucker. « J’aime le style de Drucker qui combine la BD et une approche photographique réaliste afin de représenter les stars de cinéma et de télévision américains. Je suis également influencé par l’expérience d’Honoré Daumier, le célèbre dessinateur français du XIXe siècle ; j’adore ses lithographies en noir et blanc, très audacieuses. J’apprécie également le dessinateur américain David Levine et Mohamed Al-Zawawi, le pionnier de la caricature libyenne ».

La brutalité des couleurs et la non-conformité des portraits d’Al-Sumikh lui permettent d’exprimer tout ce qui lui vient à l’esprit. Sur sa page Facebook, il a posté de nombreuses caricatures de Taha Hussein, Farid Al-Attrach, Abdel-Wahab, Oum Kalsoum, Sabah, Bernard Shaw, Pablo Picasso, Fernando Botero, Naguib Al-Rihani, Paulo Coelho… La liste est vraiment très longue. « Je ne dessine pas pour gagner des followers. J’aime désacraliser les personnages et faire ressortir leur côté humain, parfois même paradoxal. Des figures comme Nawal Al-Saadawi et Naguib Mahfouz, ainsi que le pape Francis m’ont beaucoup marqué. Al-Saadawi a payé le prix de son militantisme et de sa ténacité afin d’améliorer les droits politiques et sexuels des femmes. Le pape Francis déploie tant d’efforts afin de réconcilier le religieux et le laïc. Et Naguib Mahfouz dépeint merveilleusement les manifestations du bien et du mal. On a l’impression qu’il y a un ange qui chuchote dans l’oreille droite de Mahfouz et un démon dans l’oreille gauche ».

Né dans la ville d’Al-Moharraq, au nord du Bahreïn, Ali Al-Sumikh est le fils d’un professeur de mathématiques. Sa modeste famille n’avait rien à voir avec l’art. « Un crayon à la main, j’aimais dessiner des portraits des membres de ma famille, sur le mur derrière mon lit. C’était pour vaincre la peur que je ressentais, enfant, seul la nuit, dans ma chambre à coucher », se souvient le célibataire endurci qui continue à combattre sa solitude. « Mes papiers et crayons de couleurs sont mes meilleurs compagnons. Ils me permettent de vaincre mon isolement. A Bahreïn, ce pays au climat désertique, donc chaud et sec, je n’ai pas le luxe de veiller jusqu’à tard dans les cafés populaires comme en Egypte. La solitude et l’isolement dans lesquels je vis alimentent mon imagination. Les personnes que je rencontre dans la vie quotidienne, mais aussi les stars que je vois sur le petit ou grand écran m’inspirent ».

Continuer de vivre dans son pays natal ou le quitter pour aller s’installer ailleurs, dans une société valorisant les libertés? L’artiste n’est pas résolu, il est tiraillé par tant de paradoxes.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique