Al-Ahram Hebdo : Nous avons assisté à une décennie de relations froides entre l’Egypte et la Turquie, au moins au niveau diplomatique. Qu’est-ce qui a permis ce dégel dans les relations aujourd’hui ?
Hasan Göğüş : Les relations entre la Turquie et l’Egypte remontent à des siècles. Et bien sûr, pendant de nombreux siècles, Egyptiens et Turcs ont vécu ensemble. Nous avons connu une période froide au cours de la dernière décennie, entre 2013 et la normalisation qui a commencé en 2020. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais cela était dû à la forte intervention de l’armée égyptienne en 2013, à laquelle le président Recep Tayyip Erdogan a réagi de manière très dure. Et pendant cette période, la politique étrangère turque a connu ce que nous pouvons appeler la « magnifique solitude ». Ce n’était pas seulement avec l’Egypte, nous avions des relations tendues avec beaucoup de pays du Moyen-Orient, comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis également. Nous n’avions pas de bonnes relations avec la Grèce et à l’Ouest, l’Union européenne. Cela ne servait donc pas les intérêts du pays.
Il y a deux aspects qui ont contribué à l’accélération de la normalisation, à savoir les défis et les opportunités. Du point de vue du Caire, l’Egypte est toujours confrontée à certaines difficultés économiques, à un manque de devises étrangères et à un déficit de la balance des paiements. Les revenus du tourisme, en raison de la guerre à Gaza, diminuent. La Turquie, elle, avait besoin de nouveaux marchés et l’Egypte est un partenaire important. Du point de vue géopolitique, la situation en Libye et l’agression de Benyamin Netanyahu à Gaza ont également nécessité une nouvelle approche pour la politique des deux pays. Et la normalisation a commencé en 2020.
Même avant 2020, il y avait des contacts entre les services de renseignement. Puis les vice-ministres des Affaires étrangères se sont rencontrés, à Ankara et au Caire. Et puis, il y a eu des conversations téléphoniques entre les deux ministres des Affaires étrangères. L’Egypte a été l’un des premiers pays à venir aider les victimes du séisme qui a frappé la Turquie en février 2023, ce qui a également créé une bonne impression. Et nous en sommes là aujourd’hui.
— Les Frères musulmans ont été l’une des raisons de la tension. Pensez-vous qu’elle se soit dissipée ou qu’il y ait encore des points de désaccord ?
— Il s’agit d’un processus et il existe un problème de méfiance entre les deux pays, qui doit être testé. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’ils sont sur la bonne voie. Il y a des développements positifs, mais aussi des problèmes à résoudre. Par exemple, la différence d’opinion sur la Libye persiste et nous devons également travailler sur le sujet des tracés des frontières maritimes en Méditerranée, qui était l’une des raisons de la tension. L’alliance entre l’Egypte, les Chypriotes grecs et la Grèce a isolé la Turquie dans la région.
Je pense que la Turquie, de son côté, a fait beaucoup d’efforts, la Turquie ne permet pas aux éléments des Frères de faire du bruit ou de diffuser des émissions contre le gouvernement égyptien. La Turquie a pris des mesures concrètes à cet égard, ce qui a permis d’entamer le processus de normalisation.
Donc, je pense que la question des Frères musulmans est en train de tomber de l’ordre du jour, et la Turquie a beaucoup changé de position sur cette question. En plus, nous essayons d’améliorer nos relations avec l’Arabie saoudite et d’autres pays du Moyen-Orient sur cette question. La situation n’est donc pas la même qu’il y a 3 ou 4 ans.
— La Libye est une question importante pour l’Egypte. Pensez-vous que cette question puisse dominer les discussions à Ankara ?
— Eh bien, vous savez, en Libye depuis le début, nous avons soutenu le gouvernement de Tripoli et Le Caire était du côté de Haftar. La Turquie n’est plus très active en Libye maintenant. C’est toujours un problème oui, mais la Turquie a adouci sa position. Nous avons ouvert notre consulat général à Benghazi. Si je peux le dire en ces termes, ce n’est plus très dérangeant pour l’Egypte.
En tout cas, ce sera l’un des sujets qui seront abordés lors de la visite du président Sissi à Ankara. La Turquie pourrait agir en tant que médiateur entre l’Egypte et le gouvernement de Tripoli. Nous tentons également de rapprocher la Somalie et l’Ethiopie, un sujet d’intérêt pour l’Egypte. Il y a eu une réunion à Ankara sur cette question il y a deux semaines et je suis sûr que la Turquie informera la partie égyptienne des derniers développements.
— Qu’est-ce qui sera à l’ordre du jour de la visite du président Sissi, de votre point de vue ?
— Je pense que le sujet principal sera la guerre à Gaza. Et je peux dire que la Turquie et l’Egypte partagent la même opinion sur cette question. C’est un domaine dans lequel la Turquie et l’Egypte coopèrent et nous sommes reconnaissants à l’Egypte de nous avoir aidés à envoyer de l’aide humanitaire en Palestine à travers Rafah. Nous sommes totalement contre l’agression de Netanyahu, qui a atteint un niveau génocidaire à présent et malheureusement, l’opinion publique internationale ne réagit pas. Par exemple, tout le monde condamne la Russie dans la guerre russo-ukrainienne, mais garde le silence en ce qui concerne Gaza. Je suis désolé de le dire, mais même au sein de l’Organisation de la Conférence islamique, les pays musulmans n’agissent pas en solidarité. Ce sera l’une des principales questions.
La chose la plus importante à mon avis sera la reprise des réunions de haut niveau du Conseil de coopération stratégique, qui avaient été suspendues. C’est un instrument très utile, qui est en quelque sorte une réunion de cabinet conjointe pour résoudre les problèmes en suspens. Je suis sûr qu’il y aura beaucoup d’accords à signer.
Dans le domaine économique, le potentiel est énorme, malgré l’atmosphère froide qui sévissait côté politique, les relations économiques ont continué à se développer. Le volume des échanges commerciaux s’élève à présent à plus de 5 milliards de dollars et le nouvel objectif sera d’atteindre dans les cinq prochaines années 15 milliards de dollars, ce qui est tout à fait réalisable. Et bien sûr, il y a la question de la délimitation des frontières maritimes. La Turquie a signé un accord de délimitation avec la Libye en 2019, puis la Grèce a signé un accord similaire avec l’Egypte, et nous sommes reconnaissants à l’Egypte, car Le Caire a pris en compte les sensibilités de la Turquie, en signant l’accord. Il y a une très petite île très proche de la côte turque et elle n’a pas été incluse dans l’accord Egypte-Grèce, et si l’Egypte coopère avec la Turquie plutôt qu’avec la Grèce, ceci sera également dans l’intérêt national de l’Egypte.
— Qu’attend la Turquie de l’Egypte ?
— La première chose et la plus importante est que l’Egypte cesse ses tentatives d’isoler la Turquie dans la Méditerranée orientale à travers son alliance avec Chypre et Israël. L’Egypte peut également aider la Turquie à s’ouvrir à l’Afrique. Stratégiquement, l’Egypte possède un emplacement important. Elle peut aider la Turquie à améliorer ses relations.
L’Egypte est le pays leader de la Ligue arabe et vous savez que nous avons également le problème de Chypre, qui existe depuis un demi-siècle. En général, les pays arabes sont plutôt du côté de l’administration grecque, donc nous attendons une approche plus équilibrée de la part du Caire dans cette affaire.
— Vous dites que la normalisation des relations est un processus, vous avez évoqué l’aspect économique, mais quelle sera la prochaine étape de ce processus ?
— Je pense que d’abord, nous devons consolider la situation actuelle. Jusqu’à présent, de nombreux progrès ont été réalisés. Les hommes d’affaires ont une influence forte pour convaincre leurs gouvernements que la coopération entre la Turquie et l’Egypte bénéficiera aux deux parties. Il pourrait y avoir des mesures de renforcement de la confiance entre les deux pays. Le tourisme est également un élément très important. L’Egypte a un énorme potentiel dans ce secteur. La Turquie se porte également très bien cette année, nous allons recevoir près de 100 millions de touristes en Turquie, alors que nous avons une population de 85 millions. Et vous savez, les Turcs ont des difficultés à obtenir des visas dans les pays européens, donc l’Egypte pourrait être une destination très pratique pour les touristes turcs, qui vont maintenant principalement aux îles grecques.
— Pensez-vous que la question de la confiance à laquelle vous vous référez soit maintenant résolue entre les deux pays ?
— Cela prendra du temps, mais je pense que ça va marcher, parce que les deux parties ont constaté que la normalisation résoudrait les problèmes, ce sera donc une situation de gagnant-gagnant.
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