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La dernière feuille de Narcisse est tombée

Dina Kabil , Mercredi, 04 septembre 2024

Le départ de l’écrivaine et professeure de critique littéraire Somaya Ramadan (1951-2024) a révélé la place de choix qu’elle occupait sur la scène culturelle égyptienne, malgré sa vie en retrait. Hommage.

La dernière feuille de Narcisse est tombée
Somaya Ramadan s’est éteinte à l’âge de 73 ans.

Qui n’a pas versé de larmes en apprenant la triste nouvelle du décès de l’écrivaine Somaya Ramadan ? Que ce soit ses amis, ses étudiants à qui elle a enseigné la critique et la littérature anglaise ou les grandes figures de la scène culturelle, tout le monde l’a pleurée. Sur les réseaux sociaux, l’on partageait presque le même billet : « Elle a opté pour l’isolement et a vécu loin de la scène culturelle depuis un certain temps, mais dès qu’elle faisait apparition dans l’une des conférences ou qu’elle intervenait lors d’une rencontre-débat, dès que son nom avait été cité, on se rappelait tout de suite son sourire accueillant, l’allure de cette grande dame, raffinée, affichant un air sarcastique, dont les jeux d’esprit reflétaient une immense culture et une capacité de dépassement. Ses interventions profondes et signifiantes étaient souvent à la hauteur de celle qui a enseigné les oeuvres des grands noms de la littérature mondiale et a toujours admiré l’aspect philosophique de l’oeuvre de Naguib Mahfouz ».

La ferveur et la sincérité des billets nécrologiques qui ont déferlé sur la toile, depuis sa disparition la semaine dernière, nous amènent à reposer la question d’une éternelle actualité sur la place qu’occupe l’intellectuel sur la scène culturelle. Peut-on vraiment se retirer de celle-ci, se replier sur soi et en même temps préserver sa place intacte parmi l’intelligentsia ? C’est l’équation difficile que Somaya Ramadan a certainement réussie. Son parcours a pu briser nombre d’idées reçues. Elle a pratiquement prouvé qu’on peut se replier sur soi-même, en avoir marre du spleen de la ville, mais rester omniprésente.

L’écrivain Waguih Ghali, auteur de Bière au club de billard, est, en fait, un autre cas de figure qui remonte à la surface, en évoquant ce genre d’intellectuels.

Discrète et érudite, Somaya Ramadan allait souvent au-delà des idées préétablies, notamment lorsqu’on observe les multiples dualités qu’elle représente : l’universitaire-créatrice qui plongeait dans les études théoriques, mais dès qu’elle a écrit un premier roman, Awraq Al-Narjes (les feuilles de Narcisse), elle a récolté tant de prix et a suscité l’appréciation des critiques. Ainsi, elle a reçu en 2001 le prix Naguib Mahfouz, décerné par l’Université américaine du Caire, qui est venu récompenser cette première fiction.

Egalement, cette auteure, qui appartenait à ce qu’on appelle la classe moyenne supérieure ou plutôt la bourgeoisie égyptienne des années 1950, assez conservatrice et liée aux apparences factices, se souciait peu de son image et de son statut de professeure. En écrivant, elle allait à l’encontre des valeurs préconisées par les siens. Par exemple, dans son roman Les Feuilles de Narcisse, elle a courageusement affiché sa rébellion et son rejet de ses valeurs factices, de l’hypocrisie sociale. Elle a nettement exprimé son refus des contraintes imposées aux femmes et à la dualité ou les règles de deux poids, deux mesures qui régissent la société égyptienne.

Se faire une place au soleil

Ce qui l’importait était d’avoir un bon rapport avec ses étudiants, de sentir son impact sur les esprits. Elle était plutôt guidée par la question de l’existence, par le questionnement de la « place » qu’on occupe en général, et particulièrement la place des femmes dans l’art. C’est sans doute ce qui l’a poussée très tôt à traduire vers l’arabe le chef-d’oeuvre de Virginia Woolf A Room for One’s Own (une chambre à soi). En creux, Woolf nous indique, via la traduction arabe de Ramadan, que toute femme doit disposer « d’une chambre à soi », une chambre pour créer, pour rêver, pour écrire, pour s’affirmer, bref, pour être indépendante. Cet ouvrage majeur figure d’ailleurs sur la liste des cent livres du siècle, publiée par Le Monde en 1999.

Toujours dans son roman Les Feuilles de Narcisse, Somaya Ramadan a opté pour une fiction autobiographique dans laquelle elle a suivi la même démarche que Virginia Woolf, notamment en ce qui concerne la technique du courant de conscience pour interroger une fois de plus la place de la femme en société.

La jeune fille Kemy souffre d’une éducation austère, d’une mère mise à l’ombre et elle se plie devant la discipline que lui impose sa nourrice Amna, celle-ci représentant le système avec un S majuscule. Ayant obtenu une bourse d’études en Europe, tout comme l’auteure elle-même, l’héroïne du roman se sent partagée entre deux univers, deux cultures. De retour chez elle, elle se sent marginalisée dans son propre milieu et ne peut dépasser le sentiment profond de dépaysement.


Un portrait de l’écrivaine par Hussein Bicar.

Aujourd’hui, après la disparition de Somaya Ramadan, l’on reconnaît sa place et son aura, puisqu’on a découvert qu’elle habitait les coeurs de tous ceux qui l’ont lue ou connue. On comprend que si elle a choisi de vivre en retrait, ce n’était pas par angoisse existentielle, mais plutôt par sagesse et par désir de sérénité. Pendant les derniers jours, on ne cesse de tomber sur des récits époustouflants, signés par des auteurs professionnels tels que Mahmoud el-Wardany et Iman Mersal, ou encore Arige Gamal et le traducteur-chercheur Omar Al- Chafeï, rendant hommage à leur mentor. A travers leurs textes, mais aussi les billets nécrologiques assez touchants, se dessine le portrait de Somaya Ramadan, faisant office de Guru, au féminin sans doute, qui fait passer le savoir, mais aussi ses messages d’amour et de paix.

 Bio express :

Professeure de critique littéraire au Haut Institut de la critique artistique, elle a été cheffe de département à l’Académie des arts. Parmi ses ouvrages, nous pouvons citer : Khachab Wa Nahas (bois et cuivre) en 1995, Manazel Al-Qamar (les demeures de la lune) en 1999, Awraq Al-Narjes (les feuilles de Narcisse), primé par le prix Mahfouz en 2001. Elle a traduit A Room for One’s Own de Virginia Woolf et a dirigé un livre intitulé Al-Nessaa Wal Zakera Al-Badila (les femmes et la mémoire alternative) en 1998.

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