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Le bonheur, une éternelle et inaccessible quête ?

Amira Doss , Mercredi, 12 juin 2024

Chaque année, le Rapport mondial sur le bonheur recense les pays les plus et les moins heureux du monde. Et d’après ce recensement, l’Egypte est mal en point. Cependant, ce rapport, plutôt basé sur des données socioéconomiques, rouvre le débat sur le concept controversé du bonheur.

Le bonheur, une éternelle et inaccessible quête ?

Dans le rapport international sur le bonheur publié par l’ONU cette année, le World Happiness Report révèle que les Finlandais sont le peuple le plus heureux du monde, pour la septième année consécutive. Ce rapport, qui compare des données provenant de 150 pays, est publié chaque année par les Nations-Unies, le Centre de recherches Gallup et le Wellbeing research center de l’Université d’Oxford. Ce classement annuel repose sur les réponses données par les personnes interrogées sur leur propre vie, puis sur une analyse d’experts en économie, psychologie et sociologie pour traiter ces données et proposer des évaluations basées sur six clés variables. Ce sont des variables quantifiées qui sont censées servir de guide et d’indice concret sur le degré de bonheur chez les peuples recensés. Parmi ces variables, le revenu (PIB) par habitant, l’espérance de vie en bonne santé, le soutien social, la liberté de faire des choix de vie, la générosité et l’absence de corruption. D’après le rapport de 2024, les systèmes de protection sociale solides, le taux de criminalité relativement bas et le faible taux de chômage sont également parmi les raisons du bonheur du peuple finlandais.

Or, ces recensements ne semblent pas obtenir le consensus des experts. Le fait que la Finlande vient en tête du classement suivie par d’autres pays nordiques ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui considèrent que le mécanisme de recensement suscite des doutes sur sa fiabilité. D’après Magued Osman, directeur du Centre de recherches et de prise de décision dépendant du Conseil des ministres, « le concept du bonheur est très difficile à évaluer. Pour arriver à des résultats corrects et révélateurs, il faut utiliser la même métrique sur tous les échantillons du sondage. Pourtant, les réponses obtenues dépendent de la culture des citoyens de chaque société, de leur niveau d’éducation, ainsi que de leur propre perception du bonheur ». Pour lui, le niveau de vie et l’ascension sociale peuvent être des éléments-clés pour les habitants des pays occidentaux, alors que pour les peuples du Moyen-Orient par exemple, fonder une famille, se sentir en sécurité et avoir des liens sociaux chaleureux sont des critères plus importants pour se sentir heureux.

A chacun ses critères

Un avis partagé par la chercheuse Hanan Guirguis, vice-président du Centre de sondage d’opinion Baseera. D’après elle, la méthode et les résultats des sondages internationaux sont source de polémique. « Pour arriver à des constats plus fiables, les questionnaires du sondage doivent inclure d’autres facteurs comme le degré de satisfaction de sa vie, la sérénité, la paix intérieure, le degré d’optimisme à l’égard de l’avenir. A mon avis, il existe une déficience claire dans la technique de collecte de données utilisée par ces recensements ». Elle met l’accent sur l’impact direct des résultats avancés par ces recensements annuels sur l’image d’une société et la prise de décision. « Ces recensements doivent fournir une vision chiffrée, réelle et objective de chaque société, ils ressemblent à une photographie de la population », ajoute Guirguis.

Or, ce n’est pas la seule critique. D’autres experts émettent des réserves à l’égard des techniques d’évaluation du bonheur dans le monde. Dr Wafaa Al-Cherbiny, professeure de sociologie politique à l’Université du Caire, pointe du doigt le World Happiness Report. « Il est ridicule de croire que les Finlandais sont le peuple le plus heureux du monde. Ce pays est classé 38e d’après la liste des taux de suicide dans le monde publiée par l’OMS. Je trouve ridicule de croire qu’un peuple aussi solitaire, habitant le pays aux hivers les plus torrides, puisse être le plus heureux du monde », commente Al-Cherbiny. Cette dernière aborde une autre question importante. « Comment comparer la Finlande qui compte moins de 6 millions d’habitants à des pays dont la population dépasse les 100 millions ? », s’interroge-t-elle.

Al-Cherbiny estime qu’il n’est pas logique d’appliquer ces moteurs de recherche dans nos sociétés. « D’après le rapport, l’Egypte est classée 127e. Pour les Egyptiens, piété et paix intérieure ne peuvent être dissociées du concept du bonheur. Alors que les recensements occidentaux se servent d’outils qui sont adaptés à des sociétés aux exigences différentes, axées davantage sur la consommation, la notion de l’avoir plutôt que sur celle de l’être et sur l’obligation de la performance », explique-t-elle.

L’argent, la famille ou la paix intérieure ?

En effet, malgré la controverse, il existe des éléments-clés du bonheur collectif d’un peuple. Si la sécurité financière apparaît comme une donnée importante, la satisfaction à l’égard de la vie semble être le facteur le plus important. Ce facteur est étroitement lié au niveau d’éducation, aux services de santé, aux taux de criminalité, de suicide et bien d’autres.

Ainsi, en se basant sur le critère de la satisfaction de la vie, les Egyptiens ne semblent pas heureux non plus. D’après les derniers chiffres de l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS), les cas de divorce ont atteint 270 000 en 2022 comparés à 254 000 l’année précédente. D’après les chiffres du Fonds de lutte contre la drogue dépendant du ministère de la Solidarité sociale, le taux d’accoutumance à la drogue est de 7 % parmi les élèves des écoles secondaires. D’après le ministère de la Santé, l’année 2021 a enregistré 2 584 cas de suicide. L’image n’est donc pas très gaie.

Chose évidente, d’après Dr Wafaa Al-Cherbiny, qui relate qu’aucun des pays les plus peuplés du monde ne figure parmi les vingt premiers sur le World Happiness Report.

Une notion relative

Le bonheur, un concept abstrait ou une réalité concrète ou bien balance-t-il entre les deux ? « Le bonheur n’est obligatoirement ni un sentiment intense, ni une émotion unique. A chaque individu sa propre définition et formule du bonheur. Pour certains, il s’agit d’un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Pour d’autres, le bonheur est étroitement lié à l’estime de soi et à la réalisation de ses objectifs dans la vie. Alors que certains considèrent que le fait de choisir un métier en fonction du prestige et du salaire est la voie par excellence pour ruiner sa vie. Le bonheur c’est tout simplement un état d’esprit, la capacité de chaque individu d’accepter la vie telle qu’elle est », analyse la psychologue Heba Ali.

La recherche « Qu’est-ce qu’une vie heureuse ? » est la plus longue étude jamais effectuée sur le bonheur. Menée auprès de 1 000 individus pendant 80 ans, la recherche révèle un constat choquant. Une vie heureuse n’est synonyme ni de réussite ni de succès financier. Elle est le fruit de nos rapports sociaux. Amitiés, famille, amours, connexions sociales. Les relations humaines contribuent à une vie saine, significative et heureuse. Deux siècles auparavant, Maupassant arrive au même constat. Ce sont les relations humaines de qualité qui rendent heureux. Dans son oeuvre Le Bonheur parue en 1885, il raconte l’histoire d’une vieille femme belle et riche qui laisse tout derrière elle, abandonne le luxe et mène une vie modeste avec un paysan qu’elle qualifie ainsi : « Il avait empli de bonheur mon existence d’un bout à l’autre ». Pour Maupassant, le fait de mener une vie stable et tranquille apporte donc plus de joie que la recherche du succès et du confort matériel.

Si, d’après le World Happiness Report, l’argent fait le bonheur et le PIB doit être le facteur principal de mesure, pour d’autres, plus d’argent pourrait nuire. « Un confort matériel raisonnable est essentiel. Une fois atteint, on découvre que le bonheur se trouve ailleurs », ironise l’écrivain Omar Taher. « Dans les pays pauvres, une augmentation de la richesse soulage la misère. Dans les pays riches, cet effet disparaît et le bonheur est plutôt lié à la recherche d’une vie de famille stable, et au fait de vivre dans une société libre ».

Bref, s’il est aussi difficile de cerner le bonheur, il est évidemment encore plus difficile de l’évaluer. L’évaluation a comme seule source la perception des individus qui, face à eux-mêmes et à la vie qu’ils mènent, tentent de le décrire chacun à sa manière.

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