Son séjour en Egypte constitue pour lui une source d’inspiration. Depuis qu’il avait découvert le Sinaï, et la ville de Dahab en particulier, Mohamed El-Shehri en est tombé amoureux. Et ce, dès sa première visite il y a 4 ans. On dirait que le trio du désert, de la montagne et de la mer, qui ne lui est pas étrange, est une extension naturelle de son lieu de naissance, à savoir la région montagnarde du Sud omanais, Al-Dhofar.
Outre l’harmonie et le salut recherchés à Dahab, il est venu cette fois-ci afin de travailler sur un projet d’écriture, celui d’une pièce de théâtre autour de la dépendance à la technologie. Ce fils de bergers devenu écrivain et haut fonctionnaire du ministère de la Culture, chargé de développement culturel, semble souffrir de l’emprise de la technologie sur notre vie. « Lorsque l’un de nous fait un plan pour un voyage d’excursion, il doit en premier lieu chercher l’endroit où la connexion est possible. Tout le monde le fait, non ? Alors, on se prive parfois du plaisir de découvrir de nouveaux endroits, des coins du paradis, pour la seule raison de rester connecté ».
Conscient que le portable influence dramatiquement notre relation à l’image, il témoigne qu’aujourd’hui, « si on y renonce, si on perd son portable, c’est comme si l’on a perdu son passeport ou sa nationalité ! ».
Né en 1979, Mohamed El-Shehri appartient à la génération dite des « sages experts », celle qui a vécu à la fois la privation puis l’élan technologique.
Enfant du milieu pastoral, il a vécu et grandi dans un environnement montagnard où les habitants pratiquaient l’élevage et le pâturage, et se déplaçaient d’un endroit à l’autre en quête de sources de vie. « Je suis né sous un arbre, dans la nature, en plein désert, sans sage-femme ». Au Dhofar, le désert est formé de chaînes ou forêts de montagnes ; ce n’est pas le désert classique formé de dunes de sables. C’est pourquoi à Dahab, il se sent un peu chez lui.
Les dialectes, un élément de richesse
L’appartenance à la région du Dhofar a vraiment marqué l’écrivain Mohamed El-Shehri. Car il a grandi dans un coin du paradis qu’on compare à « la Suisse du Moyen-Orient », un lieu paradisiaque et singulier, situé entre la mer et le désert, et dont la capitale est le joyau de Salalah. El-Shehri se vante aussi de posséder la langue originaire du Dhofar. « Ma langue d’origine n’est pas l’arabe, celle-ci est ma deuxième langue, mais ma langue maternelle est plutôt el-shehreya, une langue dont l’appellation est empruntée à notre nom de famille ». Le shehri ou jibbali (qui signifie langue de montagne) est une langue sémitique parlée uniquement au Dhofar, plus particulièrement dans les villages côtiers, montagnards ou isolés de la région de Salalah.
Ce n’est qu’à l’âge de six ans que Mohamed El-Shehri a appris la langue arabe à l’école. Il s’est rendu compte alors qu’il était riche d’une double identité culturelle, la langue arabe apprise à l’école et sa langue shehri qu’il trouve « chargée de culture, d’éléments de la nature, et surtout de sagesse ». Et d’ajouter : « Chez nous, lorsqu’un cheikh connaisseur du bled meurt, cela équivaut à l’incendie d’une bibliothèque ».
La richesse des langues au Sultanat d’Oman, possédant plus de 8 dialectes différents, a sans doute marqué l’enfant qui a grandi en étant conscient qu’il possède une langue qui appartient aux siens, les Shehris ! Plus tard, il sera intéressé par l’étude des langues, et plus particulièrement celle des populations autochtones.
Après son magistère en sciences culturelles à l’Université de Tunis en 2008, il s’est lancé dans des études linguistiques et s’est par la suite inscrit en thèse, effectuant son doctorat à l’Université de Heidelberg sur la langue shehri. « J’étais toujours curieux d’apprendre davantage sur les langues des indigènes comme l’amazigh aux pays du Maghreb et j’ai publié une étude comparative entre l’amazigh et le shehri ».
Le Dhofar, noyau de culture rebelle
Son itinéraire d’artiste-photographe et écrivain doit beaucoup au Dhofar, au paradoxe issu de cette région du sud non développée et dont les valeurs tribales sont très civilisées, une région qui sacralise les femmes …
Il est à la fois le fils du désert pacifique et le nomade du sud rebelle. Il contemple la nature, s’y identifie, mais ne peut subir la stabilité. Il ne cesse d’errer pour capter les éléments de la nature et s’y donner corps et âme. « Je suis contre la stabilité. C’est une contrainte. J’aime plutôt bouger, je suis pour le dynamisme. Si vous emprisonnez l’eau dans un seul endroit, elle sera pourrie ». Et d’expliquer : « Contrairement au nord d’Oman, économiquement stable, le sud est une société pastorale ; la stabilité n’est pas un souci pour nous, mais nous sommes plutôt préoccupés par le départ ».
N’est-il pas le descendant des guérilléros de la révolution du Dhofar ? Ceux-ci ont mené une rébellion séparatiste au Sultanat d’Oman qui a duré entre 1964 et 1976. Teinté de communisme, le mouvement du Dhofar avait pour objectif de mettre en place une « République populaire démocratique » et d’expulser l’armée britannique d’Oman. « N’oubliez pas que le Dhofar a connu une révolution qui a fait date ; c’est un espace rebelle, nous sommes communistes par nature, de manière innée », assure-t-il.
Ses articles d’opinion publiés dans plusieurs journaux tels Al-Quds Al-Arabi et Jaridat Oman sont plutôt critiques. El-Shehri a d’ailleurs publié cinq oeuvres, variant entre roman, récit de voyages et nouvelles. Dans son dernier roman, Al-Ahqafi Al-Akhir (qui peut être traduit par le dernier montagnard, ou le dernier adepte), il revient de manière allégorique sur l’histoire de la rébellion du Dhofar. Le personnage principal du roman est le chef d’un groupe, déterminé à déclencher une révolution dans le but d’expulser les occupants persans et britanniques afin de libérer le pays de l’injustice et de l’humiliation.
L’idée phare du roman résonne avec les convictions de l’auteur. Dans le roman, le narrateur explique les raisons de la révolution : « Des gens simples se sont trouvés du jour au lendemain plongés dans l’injustice. Leurs territoires sont devenus le champ d’une guerre froide. Tout le monde se disputait leur terre ancestrale ».
El-Shehri pose toujours le même regard critique sur la réalité des faits. « Les droits de l’homme sont une question de principe pour moi ; je suis contre la violence sous toutes ses formes. Nous sommes des peuples sous-développés. La vie des bergers n’a pas accouché d’une vie politique et citadine riche, comme cela s’est fait en Occident », constate l’écrivain qui rejette la mentalité tribale des pays du Golfe, exigeant de respecter la hiérarchie patriarcale, même lorsque le père est un despote.
Photographe, plasticien, écrivain, chercheur dans l’écologie et les dialectes, El-Shehri pose constamment la question de son appartenance à des univers multiples. Il affirme qu’il ne se connaît que dans la diversité. « J’adopte l’outil qui me permet d’exprimer mon moi le plus profond. Je cherche l’image et ce que je peux élaborer autour de mes différentes images. Je me suis rendu compte que les émotions ne peuvent pas être prises en clichés, le berger ne peut pas s’exprimer à travers la photo, mais plutôt par l’écriture, celle-ci parvient à contenir toute la souffrance de mon être », conclut-il.
Bio express :
Né en 1979 au Dhofar, Mohamed El-Shehri a publié un premier recueil de nouvelles, Bozour Al-Bawwar (les grains de l’appauvrissement de la terre), en 2010. Il est suivi d’un récit de voyage, Al-Tarf Al-Mortahel (un nomade) en 2013, et de 2 romans, Moshka en 2015 et Al-Ahqafi Al-Akhir (le dernier montagnard) en 2020. Il a également publié des études et des essais sur les langues berbères, l’héritage populaire et la sauvegarde de la mémoire collective.
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