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Le roi préfère rester chez lui

Dalia Chams , Jeudi, 09 mai 2024

Le journaliste et écrivain égyptien Mohamed Salmawy propose à travers son nouveau roman OEdipe fil Taëra (OEdipe à bord de l’avion) une réflexion sur le pouvoir, en faisant référence à la mythologie grecque.

Le roi préfère rester chez lui
Salmawy évoque le crépuscule d’un dictateur.

Le roman est riche d’observations lucides sur les méandres de la nature humaine, notamment la psychologie des dictateurs déchus. Mohamed Salmawy, journaliste et écrivain de renom, s’y inspire de faits réels qu’il mélange habilement à la légende d’OEdipe. Il part d’un incident vrai qui s’est produit en 2012 lorsque l’ancien président égyptien, Hosni Moubarak, alors condamné à une réclusion à perpétuité, refuse de descendre de l’avion, ayant atterri près de la prison de Torah (dans la banlieue du Caire). Il est resté à bord de l’hélicoptère pendant une demi-heure, à mater les impudents ; il se sentait affaibli, trahi par son entourage, et ses deux fils ont fini par sortir seuls avec le chef de la garde présidentielle.

L’auteur ouvre son livre par cette scène, remplaçant Moubarak par OEdipe, le roi de Thèbes. Ce dernier accuse tout le monde de comploter pour sa perte. Il ne parvient pas à saisir le retournement du peuple contre lui, croyant avoir toujours été à son service. Il se porte comme un salvateur, un héros de la guerre contre Sparte, et n’arrive pas à croire que la foule l’applaudissait hier par crainte ou opportunisme ou réelle satisfaction, mais qu’aujourd’hui, elle est déterminée à se débarrasser de son règne et de tant d’années d’oppression, persuadée que le jugement du dictateur déchu représente un moment fondateur pour une démocratie en construction. « Il regardait le petit hublot, fixant le vide, celui-ci délimite sa vie depuis qu’il n’est plus au pouvoir ».

Les conversations entre les personnages révèlent à quel point le pouvoir exerce une fascination indéniable, autant sur ceux qui le subissent que ceux qui l’exercent. Car les gens, les peuples, les sujets contribuent à la création du mythe, et les dictateurs ont tendance à oublier leur condition de mortels. « Il est arrivé à Thèbes, victorieux, après avoir tué le monstre qui terrifiait les habitants depuis des années (…) A peine a-t-il franchi les portes de la ville qu’il fut hissé sur les épaules en direction du sénat, et pour le remercier, les Thébains le font roi, le mariant avec la reine Jocaste, la veuve de Laïos. Depuis, ses épopées ont parcouru les souks » (Laïos est l’ex-roi de Thèbes qui venait de mourir dans des conditions mystérieuses).

Le roi est mort, vive le roi !

Dans le roman, OEdipe, tout comme Moubarak, a refusé de prendre la fuite, de sauver sa peau, de partir profiter de ses comptes bancaires offshore, et a préféré rester chez lui jusqu’à trouver sa fin. L’orgueil démesuré s’associe au narcissisme, à l’arrogance et à la prétention, c’est ce qu’on appelle le « syndrome d’hubris » ou encore la maladie du pouvoir. Ses symptômes se traduisent par une perte du sens des réalités, une intolérance à la contradiction, une obsession de sa propre image et des abus multiples. Le concept d’hubris est tiré non seulement de la philosophie grecque, comme chez Platon et Aristote, mais également du théâtre où il permet de raconter les grandes épopées, lorsque le succès monte à la tête du héros, puis il est impitoyablement remis à sa place.

Mohamed Salmawy, qui est un connaisseur fin de la littérature mondiale, ayant effectué, entre autres, des études sur le théâtre shakespearien à Oxford en 1969, a choisi OEdipe qui est certainement le plus complet de tous les mythes politiques. Ainsi, les événements de la tragédie grecque de Sophocle, OEdipe Roi, créée entre 430 et 420 av. J.-C., sont transposés dans un contexte égyptien, au lendemain de la Révolution de Janvier 2011. Nous retrouvons alors les personnages de la pièce antique à portée universelle, tout en se référant à l’actualité locale et ce que le pays a connu il y a à peine quelques années.

Le journaliste rodé, qui a été à la tête de plusieurs rédactions et qui est aujourd’hui PDG du quotidien arabe Al-Masry Al-Youm, emboîte le pas à l’homme de lettres, qui a signé une trentaine d’oeuvres de fiction.

La souffrance du héros tragique

Thèbes est ravagée par la peste. OEdipe cherche à découvrir l’origine de l’épidémie qui s’abat sur la ville. Il a envoyé son beau-frère Créon se renseigner auprès de l’oracle de Delphes. A son retour, Créon explique que le dieu Apollon est courroucé par la mort de Laïos qui n’a pas été élucidée et dont le meurtrier est toujours libre. OEdipe reçoit entretemps le devin Tirésias qui finit par déclarer que la souillure qui a attiré la peste sur Thèbes n’est autre qu’OEdipe lui-même. Car il a tué son père Laïos et épousé sa propre mère, Jocaste, sans en être au courant. Il pensait être le fils d’un simple berger, mais Tirésias a enfin dévoilé l’oracle qui a accompagné sa naissance. La prophétie disait que le fils de la reine et du roi de Thèbes, Jocaste et Laïos, tuerait son père et coucherait avec sa mère. Pour éviter que ce destin ne se réalise, l’enfant a été abandonné par ses vrais parents et élevé par un berger, mais la malédiction finirait par l’attraper.

Chronique de la révolution

Salmawy propose une réflexion sur le pouvoir. Il opère un voyage sur les traces d’un dictateur ; on assiste à « L’automne du patriarche » tel que l’a déjà fait Garcia Marquez en 1976, en publiant son roman éponyme, faisant une synthèse de tous les dictateurs d’Amérique latine. Dans OEdipe à bord de l’avion, nous partageons des moments nostalgiques de la place Tahrir, en sillonnant les rues du Caire avec le jeune couple, Pétro, le documentariste qui filme les images de la révolution, et Hypatie sa bien-aimée, qui partage toutes ses aventures. Encore une fois le symbolisme est de mise. Hypatie n’est autre que la philosophe néo-platonicienne d’Alexandrie, assassinée par des moines fanatiques rejetant son esprit rebelle.

Comme d’habitude dans la plupart de ces drames antiques qui nous ont été conservés, il y a un destin tragique inhérent au pouvoir. Seulement dans la version de Salmawy, OEdipe ne renonce pas au trône et ne se crève pas les yeux. Il est condamné à vie, et le peuple s’en réjouit : « Du jour au lendemain, la colère qui grondait s’est transformée en liesse. La foule jubilait aux quatre coins du pays. Ceux qui scandaient des slogans hier, affichant leur mécontentement, faisaient aujourd’hui la fête ». Et puis à l’auteur de relativiser, ce qui est à venir est encore plus difficile à traverser, sachant qu’il faut tout reconstruire.

Salmawy en profite toujours pour mener une réflexion sur la mémoire et la violence de l’Histoire. Il l’a déjà fait dans La dernière danse de Salomé (L’Harmattan, 2001), où il a posé la question : qu’est-il advenu de Salomé après la décapitation de saint Jean Baptiste ? Puis, dans Les ailes de papillon (éditions Orients, 2014, paru en arabe en 2011), il a pu prévoir les protestations à la place Tahrir. Cette fois-ci, il se demande que se passe dans la tête d’un dictateur tombé en disgrâce, mettant en relief la fin tragique des bourreaux.

OEdipe fil Taëra (OEdipe à bord de l’avion), roman de Mohamed Salmawy, aux éditions Al-Karma 2024, 128 pages.

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