Curieux et avide de savoir, il remet tout en question. Waël Shawky n’épargne pas la provocation. L’art lui permet de s’interroger sur l’Histoire, la religion, les mythes et les changements sociaux. Ce sont ses thèmes favoris. Pour tourner un film ou une vidéo, il voyage en dehors des sentiers battus, fouine dans les moindres détails. L’oeuvre avec laquelle il participe à la Biennale de Venise, intitulée Drama 1882 (drame 1882), aborde la Révolution de Orabi, qui a secoué l’Egypte alors qu’elle était sous le protectorat britannique. « Le thème principal de la biennale cette année est la présence étrangère (Foreigners everywhere). Cela m’a fait penser aux émeutes survenues à Alexandrie du temps de l’occupation britannique. Leurs détails restent très ambigus pour moi ».
Les livres d’histoire parlent d’une querelle entre un Maltais, dont on n’a jamais connu le nom, et un Alexandrin qui possède un âne. Le premier a apparemment tué le deuxième. Furieux, les Alexandrins ont cherché le Maltais pour venger leur confrère, en vain. Ils ont fini alors par attaquer tous les étrangers d’Alexandrie. Les forces britanniques présentes sur les territoires égyptiens ont soutenu le khédive contre la Révolution de Orabi, un officier de l’armée, figure chef des protestations. Avec du recul, on pourrait dire que cet incident de meurtre visait essentiellement à provoquer les citoyens locaux. « Les Anglais ont tiré sur les Alexandrins qui n’avaient pas d’armes en main », souligne Waël Shawky, qui a mené sa recherche afin de concevoir son oeuvre pluridisciplinaire.
Il a puisé dans les ouvrages d’historiens comme Al-Rafeï et a bien fait le tour de la question, avant de travailler sur son installation. « Ce piège tendu aux Egyptiens était à mes yeux une sorte de jeu théâtral. C’est pourquoi j’ai eu recours au théâtre, afin de transmettre mon message. L’Histoire pour moi est une pure création humaine, ce qui permet de l’adapter à des formes de fiction artistiques très variées. L’incident du Maltais ressemble pour beaucoup à un show visant à provoquer. Donc, le théâtre dans le théâtre était un procédé très approprié pour traiter le sujet », précise Waël Shawky.
Pour ce faire, il a eu recours à des spécialistes des arts de la performance, afin de réaliser son métrage. Il a filmé une pièce de théâtre qu’il a conçue et a eu recours à un jeu de slow motion pour en faire une version plus centrée sur l’idée du piège. Il a ainsi collaboré avec des hommes et des femmes de théâtre tels Mirette Michelle, Ahmed Shawky Raouf, Eslam Salama, Ossama Al-Hawary et d’autres, afin de réaliser son oeuvre, projetée actuellement avec succès à Venise.
L’une des raisons de son succès ? Il s’exprime de manière contemporaine, adoptant souvent un langage universel. « L’art pour moi est un langage universel. Pour réussir, je dois savoir communiquer avec tout le monde au lieu de centrer ma vision sur le plan local ». Cela étant, son travail s’ouvre à diverses interprétations. « L’art contemporain est un concept très large. La question n’est pas de trouver quelque chose de nouveau, mais de chercher quelque chose d’original. C’est là où se trouve la joie de la création », estime-t-il.
Dès son âge tendre, Waël Shawky a toujours été un peintre doué. « J’étais toujours le peintre de la classe. J’ai passé six ans, pendant mon enfance, à La Mecque ; mes parents travaillaient en Arabie saoudite. La Mecque est une société tribale par excellence. Pourtant, à cette époque, vers la fin des années 1970, elle représentait l’exemple idéal d’une ville cosmopolite. Elle avait de grandes communautés yéménite, africaine et autres. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’interroger sur l’identité et pourquoi j’étais différent. Je pensais que tous les Egyptiens étaient à la base de grands peintres. Je passais les vacances d’été à Alexandrie, et en hiver j’étais scolarisé en Arabie saoudite ». Avec les questions d’identité ont afflué les questions sur le changement social. Le jeune artiste était frappé par tout ce qu’il voyait à La Mecque. « Devant l’école, je voyais un homme en djellaba dans une Cadillac et son enfant venait à l’école à dos d’âne ! Puis, le fils montait dans la voiture de son père. La Mecque, qui est à l’origine une société bédouine, a subi un changement social et a été impactée par la culture américaine. L’Egypte est à l’origine une société agraire qui s’est convertie à l’industrie. Ensuite, elle a connu une grande influence bédouine à cause de la présence de la main-d’oeuvre égyptienne dans les pays du Golfe. Ce mixage, cette hybridité sont à l’origine de plusieurs de mes projets artistiques ».
Il était évident pour le jeune Alexandrin talentueux qu’il devait rejoindre la faculté des beaux-arts, section peinture. « Ma rencontre avec l’artiste Farouk Wahba a constitué un grand tournant dans ma vie. Il a été mon mentor et m’a guidé afin d’aller voir ailleurs, de pratiquer et de comprendre l’art contemporain. Je lui dois beaucoup ». Waël a brillé en faisant de la peinture. Après avoir obtenu son diplôme, il a été embauché pour faire partie du corps enseignant. « Peu de temps après, j’ai démissionné. Le travail académique n’était pas fait pour moi. Je voulais pratiquer l’art et aller beaucoup plus loin », dit-il.
Son installation Frozen Nubia (la Nubie gelée), présentée à la Biennale du Caire en 1996, lui a permis de remporter le grand prix du Nil. « Mon installation abordait l’histoire de la Nubie après la migration et la transformation de la société nubienne de l’autosuffisance à la consommation. A cette époque, j’ai cru que ce prix allait me placer sur le bon chemin et m’ouvrir toutes les portes, mais rien ne s’était passé », rit-il.
Alors, il a compris qu’il fallait trouver d’autres chemins, et a déposé sa candidature pour décrocher des bourses d’étude à l’étranger. A la fin, il a obtenu une bourse de l’Université de Pennsylvanie. Là-bas, il a pu s’ouvrir sur d’autres horizons et a découvert d’autres modes d’expression artistique.
Après avoir tenu son exposition Mouled Sidi Al-Asphalte à la galerie Townhouse, au centre-ville du Caire en 2001, il a été sollicité pour exposer en Europe. « La curatrice Gilane Tawadross m’a proposé de participer à la Biennale de Venise, individuellement », se rappelle-t-il.
Progressivement, l’artiste a commencé à gagner du crédit de par le monde. Il a remporté le prix de la Biennale d’Alexandrie en 2009 et a été par la suite choisi par l’Italien Michelangelo Pistoletto afin de bénéficier d’une résidence artistique à Bielle, dans le Piémont.
Il fait sortir ensuite une trilogie filmée, qui a eu beaucoup de succès, Cabaret Croisades, d’après l’oeuvre d’Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes. La trilogie s’étendait de 2010 à 2015 et a été réalisée à l’aide de marionnettes dont il a fabriqué la plupart dans des ateliers de résidence.
En 2004, à Istanbul, il a présenté The Cave (la cave), un métrage où il récite une partie de la sourate coranique d’Al-Kahf (la caverne), relatant l’histoire des fidèles amis qui fuient leurs persécuteurs et trouvent refuge dans une caverne où ils dorment pendant plus de 300 ans. Lorsqu’ils se réveillent, ces derniers étaient en décalage avec le monde extérieur. L’oeuvre de Shawky a été présentée à une phase critique de l’histoire de la Turquie, qui était en pleine mutation. Les questions sur la spiritualité, la société de consommation et le changement social étaient très à l’ordre du jour.
Toujours occupé par des séjours à l’étranger et des projets internationaux, l’artiste souligne quand même : « Je ne peux pas m’éloigner d’Alexandrie ; j’y reviens régulièrement ». En 2010, il a fondé MASS Alexandria, une organisation artistique à but non lucratif qui permet aux jeunes artistes de suivre des ateliers de travail et d’avoir leurs espaces de création. MASS fournit aujourd’hui un programme international, offrant aux artistes de par le monde des résidences à Alexandrie.
Avant de se lancer dans le projet actuel, exposé à la Biennale de Venise, Shawky a présenté I Am The Hymnes of New Temples (je suis les cantiques des nouveaux temples), un métrage qui aborde la mythologie grecque et l’histoire de la ville antique de Pompéi.
En septembre prochain, il a prévu d’exposer en Corée du Sud. « Toutes mes oeuvres, qu’elles soient des films, des vidéos, des installations ou autres, tournent souvent autour de l’Histoire, des textes religieux et des mythes », conclut l’artiste, toujours à la recherche de réponses, n’excluant guère même les plus fantaisistes.
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