Un lieu où se concentrent les forces de modernité et où se rencontrent les cultures, la ville demeure toujours cet espace urbain où se construisent les identités individuelles et collectives. A partir du XIXe siècle, notamment avec l’industrialisation, la ville est devenue un sujet majeur dans la littérature. Symbole de violence et d’aliénation, de pauvreté ou d’indépendance, de création et de liberté … les représentations n’ont cessé de se développer. Que représente la ville pour l’intellectuel ? « C’est une question difficile à cerner. La perception varie d’un intellectuel à un autre. Mais l’intellectuel y observe des éléments que les régimes ne conçoivent pas. Elle s’établit bien dans la mémoire, mais une fois baignant dans le chaos, l’écrivain cherche à la récupérer à travers l’écriture », explique Ibrahim Abdel-Méguid, écrivain égyptien septuagénaire qui a animé la session d’ouverture avec le poète et romancier palestinien Ibrahim Nasrallah.
Abdel-Méguid a abordé la ville d’Alexandrie dans sa trilogie La Ahad Yanam fil Askandariya (personne ne dort à Alexandrie), Toyour Al-Anbar (les oiseaux d’ambre) et Al-Askandariya fi Gheima (Alexandrie dans une nuée) et Le Caire dans son dernier roman Qahérat Al-Youm Al-Daë (Le Caire du jour perdu).
Basma Abdel-Aziz, psychiatre et écrivaine qui a participé le 21 avril dernier à une rencontre-débat autour de la découverte de soi par l’écriture créative sur la ville, souligne que celle-ci, de par son système de valeurs et son organisation, est une incarnation du pouvoir. Elle ajoute que « toute ville a sa propre mémoire, notamment les grandes villes qui ont connu des transformations et de multiples interactions. D’ailleurs, pas question de négliger la dimension futuriste dans le sens où le réaménagement de l’espace — qui tient place surtout dans les grandes villes — est un indice de ce qui arrivera à la ville en question ou même aux autres villes ».
Selon Abdel-Aziz, la ville, c’est le dynamisme, le bruit. « Je pensais souvent que j’avais une véritable appétence pour le rural, surtout que je suis une personne qui préfère l’isolement et le calme. Or, avec le temps, j’ai découvert que je suis plutôt une vraie citadine qui se retrouve dans l’agitation des grandes villes », avoue-t-elle. Mais l’agitation des grandes villes ne se ressemble pas. « Effectivement, New York ne ressemble aucunement au Caire. L’agitation du Caire est plutôt chaotique ; elle risque de porter atteinte à ses habitants quelles que soient leurs appartenances socioculturelles », ajoute-t-elle.
Pour May Télmissany, la ville se fabrique en marchant comme les idées.
Diversification et complexité
Pour l’écrivaine et parlementaire Doha Assi, qui a pris part à une discussion sur l’intersection entre la ville et le texte, qui dit ville, dit diversification et incohérence. « Au Caire, dans une même rue, on peut facilement détecter des bâtiments de l’époque khédiviale qui coexistent avec d’autres plus modernes. Il y a cette étendue qui fait du Caire une ville mosaïque aux multiples facettes. La ville devient aujourd’hui le centre, la métropole, le lieu des opportunités …Toutefois, la culture de la ville n’est pas forcément une culture civique, elle est née dans la ville tout en portant les valeurs de la campagne », souligne l’auteure dont le roman Sabah 19 Aghostos (le matin du 19 août) constitue un voyage entre trois espaces : Moscou, Le Caire et la ville de Béni Hassan à Minya (au sud de l’Egypte), affirmant que la plupart des habitants du Caire sont originaires des provinces.
L’écrivaine et professeure égypto-canadienne May Télmissany a également traité de la ville et ses représentations dans plusieurs de ses textes dont, entre autres, Mémoires héliopolitaines. Elle conçoit la ville en tant qu’une tapisserie très complexe avec des zones plus ou moins obscures et d’autres plus claires. Selon elle, il est pratiquement impossible d’évoquer la ville sans parler de « mouvement ». Car, c’est en s’appropriant les rues de la ville qu’on se crée une sorte de cartographie qui nous permet de réfléchir sur des idées abstraites, mais aussi des éléments concrets de notre quotidien et de faire le lien entre les deux. « Je crois aussi que l’espace urbain, c’est le lieu où les idées se concrétisent. En réalité, la ville se fabrique en marchant, en même temps que les idées. Marcher a ainsi un sens à la fois concret et métaphorique, c’est-à-dire la transgression des limites et des frontières », dit Télmissany, invitée du festival pour la soirée du 23 avril.
L’intellectuel a-t-il par conséquent besoin de changer d’espace pour s’épanouir ? « L’intellectuel en général a besoin de changer d’espace pour élargir l’espace de l’écriture. Je crois que ce sont les intellectuels en mouvement qui parviennent le plus à nous surprendre et à créer un espace imaginaire qui dépasse l’espace concret dans lequel ils ou elles vivent. C’est très important de prendre en compte ce facteur de mouvement comme une dimension de la création », fait remarquer May Télmissany qui a abordé, durant les nuits du festival, l’expérience de la résidence littéraire qu’elle fournit à travers la maison Télmissany. A une heure du Caire, celle-ci propose aux écrivains l’isolement nécessaire pour rédiger leurs oeuvres.
Basma Abdel-Aziz : le réaménagement de l’espace urbain permet de prévoir le sort d’une cité.
Un perpétuel va-et-vient
Comment alors la ville et les paysages urbains contribuent-ils à la fabrication des idées ? « Il y a une relation organique entre l’intellectuel et la ville. La ville représente un espace ouvert, mystérieux à découvrir et qui surprend. Je crois qu’à chaque fois qu’on aborde une ville aussi grande que Le Caire, ou aussi complexe que Paris ou aussi énigmatique que Londres, bref, les grandes capitales du monde, avec cet esprit d’ouverture et avec ce désir de découverte, on s’approche un pas de plus de la création, de la créativité », précise May Télmissany. Et d’ajouter : « Si la ville est fermée pour l’imaginaire de l’intellectuel, elle n’existera pas. Elle sera juste un espace qu’on regarde de l’extérieur sans aucune intériorité, sans aucune relation profonde avec elle. Mais, si la ville garde son mystère, si elle ne se donne pas facilement, bien évidemment c’est à l’intellectuel dans ce cas-là de la façonner et de la comprendre à sa manière, de l’interpréter à sa façon et d’essayer de transmettre tout cela sous forme de création. Donc, il y a tout le temps ce va-et-vient entre l’influence de l’intellectuel sur la ville et celle de la ville sur l’intellectuel. Je ne crois pas qu’il existe des villes sans la représentation qu’offrent les intellectuels de la ville ».
Ibrahim Abdel-Méguid pense, pour sa part, que la fabrication des idées repose sur deux voies : une voie directe à travers l’enseignement et une voie indirecte par les bibliothèques, mais aussi l’environnement. « Après la Révolution de 1952, alors que j’étais encore élève, on avait deux cours par semaine consacrés à la lecture en bibliothèque. On nous donnait la liberté de choisir le livre à lire, et ce n’était pas noté. Les cafés donnant sur la Méditerranée alexandrine accueillaient des groupes venant des quatre coins du monde pour y jouer. Alexandrie était une ville cosmopolite où l’on entendait du français, de l’anglais, du grec, etc. Cette ouverture sur le monde avait sans doute son impact sur l’intellectuel de l’époque. Et, par conséquent, sur son produit littéraire, artistique, etc. », indique Abdel-Méguid qui s’insurge contre l’idée du « chaos rayonnant » à Alexandrie comme au Caire.
Le Caire, dans son état actuel, en raison de l’abondance de ses événements, engendre, selon Basma Abdel-Aziz, une sorte de confusion. « L’homme doit s’entraîner à ne pas faire attention à chaque détail, pour ne pas se laisser exposer à une série d’émotions qui pourraient le blesser. Ce n’est jamais facile. Cela ne fonctionne que si l’Homme possède cette conscience qui le pousse à faire attention », explique Abdel-Aziz, en prévalant sa casquette de psychiatre.
La question majeure reste de savoir comment représenter cet urbain diffus, cette ville éparpillée ? « Par les itinéraires, les circuits des personnages. Les villes fabriquent la mémoire, mais aussi les Hommes », conclut Ibrahim Abdel-Méguid.
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