Al-Ahram Hebdo : Quel est le plan de l’Etat pour développer l’Intelligence Artificielle (IA) et en tirer profit afin de booster la croissance de l’économie ?
Dr Hossam Osman : Notre objectif est que l’IA représente 8,3 % du produit intérieur brut de l’Egypte d’ici 2028, c’est-à-dire d’ici cinq ans, et que sa contribution (à l’économie) soit de 50 milliards de dollars. Pour y parvenir, nous appliquons la stratégie nationale de l’IA, qui prend en compte la grande évolution survenue au cours des deux dernières années dans ce domaine. Il faut savoir que l’IA n’était pas vraiment sur la carte technologique avant 2022. En élaborant la nouvelle stratégie, nous nous sommes focalisés sur six axes. Il y a d’abord la gouvernance de l’IA. Comme toute technologie, l’IA offre de nombreux avantages et comprend aussi des risques. Nous voulons maximiser les avantages et réduire les risques au minimum. Le deuxième axe est celui des données, c’est ce que nous appelons le « support ». C’est un axe très important. Nous nous intéressons à la disponibilité des données pour les institutions gouvernementales, à leur classification en termes de confidentialité et à la mise à disposition de ces données au public afin de promouvoir le développement et l’éducation. Les données doivent être exactes, complètes et sans parti pris. Le troisième axe est celui des compétences. Nous avons besoin de normes de qualité dans l’enseignement de l’IA au sein des universités. Nous avons aussi besoin de diffuser l’IA non seulement dans les écoles supérieures de technologie de l’information, mais aussi dans toutes les facultés. La faculté de médecine, par exemple, doit avoir une formation sur l’IA et fournir à l’étudiant les données requises dans son domaine de spécialisation. Il en est de même pour les facultés d’agronomie, de commerce et les autres facultés. Les étudiants doivent apprendre à tirer profit de cette technologie. Le quatrième axe est l’écosystème qui vise à stimuler le travail, à augmenter les investissements dans les domaines de la recherche et du développement, à créer un environnement attractif pour l’investissement et à favoriser la croissance des entreprises émergentes afin d’augmenter la valeur ajoutée de ces entreprises. Il y a aussi l’axe technologique. L’IA a ses propres technologies. Il est important pour son développement que l’Etat cherche à développer ces technologies. Les plus célèbres d’entre elles sont ce qu’on appelle les grands modèles de langage (LLM), comme le ChatGPT. Nous cherchons actuellement à développer cette technologie en Egypte, tout comme l’ont fait les Emirats arabes unis, qui ont créé de grands modèles linguistiques en arabe. Ils ont créé le Falcon, un programme similaire au ChatGPT, qui utilise l’arabe et d’autres langues. Chaque pays cherche à créer son propre modèle et à ne pas l’importer de l’étranger, un peu comme si on élevait un enfant qui respecte les coutumes, la culture et le dialecte de la société. C’est pourquoi nous travaillons en Egypte pour construire nos propres outils technologiques et en même temps augmenter leur qualité et leur précision dans les domaines importants. Le dernier axe est l’infrastructure de l’information, ce qui signifie que nous avons besoin d’une bonne connexion Internet, de centres de données et d’un cloud computing pour mener des recherches. L’infrastructure d’information étatique doit encore être renforcée.
— La première phase de la stratégie nationale de l’IA prend fin en mai 2024. Quels en sont les résultats ?
— Au cours des trois ans de la première phase de la stratégie, les projets qui ont été mis en place ont donné lieu à des résultats dans nombre de secteurs vitaux tels que la santé, l’agriculture et le traitement du langage. Un programme a ainsi créé, avec l’hôpital Bahia, le diagnostic précoce du cancer du sein, grâce à l’IA. Dans le domaine de l’agriculture, l’IA a été utilisée pour augmenter la productivité des cultures. Nous avons formé plus de 45 000 personnes dans le domaine de la science des données et de l’IA dans tout le pays. L’Institut des technologies de l’information et l’Institut national des télécommunications proposent aujourd’hui des formations dans le domaine de l’IA. L’Université Misr, spécialisée dans l’informatique, a été créée à la Cité du savoir à la Nouvelle Capitale administrative, parrainée par le ministère des Télécommunications. L’IA a été introduite dans les universités publiques et privées. L’Egypte est l’un des premiers pays au Moyen-Orient à reconnaître les principes généraux de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) relatifs à l’utilisation de l’IA. Nous avons tenu à placer l’Etat égyptien à l’avant-garde de ce dossier aux niveaux arabe et africain. Le Centre gouvernemental d’innovation a été créé ; il fournit des services aux entreprises, notamment aux start-up, et les aide à bénéficier des services gouvernementaux basés sur la technologie et l’IA. Le centre possède 16 branches réparties dans tout le pays, qui fournissent un financement et accordent une formation aux responsables des start-up.
Selon les statistiques, le ministère a formé un demi-million de jeunes et créé 423 start-up dans le domaine de l’IA. (Photo : Ahmad Agami)
— A propos de start-up justement, que propose l’Etat pour soutenir les entreprises qui oeuvrent dans le domaine de l’IA ?
— Ces entreprises constituent pour nous une priorité. Le ministère des Télécommunications a été l’une des premières entités à leur fournir des services d’incubation en 2006. Le Centre d’innovation a été créé en 2010. Aujourd’hui, nous disposons d’un réseau de centres d’innovation et notre objectif est d’atteindre tous les gouvernorats. Notre mission est de fournir un ensemble intégral de services pour aider les jeunes à réaliser l’idée, à la convertir en modèle commercial, puis à la transformer en une entreprise. Nous leur donnons un bureau et leur accordons une subvention pouvant aller jusqu’à 180 000 livres égyptiennes. Ils restent avec nous dans l’incubateur pendant un an, délai après lequel ils obtiennent leur diplôme et ouvrent leur entreprise là où ils veulent. Les services ne s’arrêtent pas là, nous les invitons à participer à des salons internationaux ou nous les présentons à un investisseur pour développer leurs entreprises. Nous disposons de 16 centres et notre objectif est d’en atteindre 30. Tous ces centres visent à aider les jeunes, notamment les femmes, à créer des start-up dans le domaine de l’IA. Selon les statistiques, nous avons réussi à former un demi-million de jeunes et à créer 423 start-up dans le domaine de l’IA.
— Le ministère des Télécommunications vise à ce que l’Egypte soit parmi les 20 premiers pays en matière d’IA d’ici 2028. Comment y parvenir ?
— L’un des objectifs de la nouvelle stratégie est de faire avancer l’Egypte dans le classement des normes d’IA. Dans le classement de l’Oxford Insights, nous occupons la 62e place sur 193 pays. Nous voulons être parmi les 20 premiers pays d’ici cinq ans. Raison pour laquelle nous avons établi des normes et lancé un ensemble d’initiatives pour améliorer le profil du pays dans l’IA. Le travail effectué dans les six axes que nous avons évoqués est évalué à travers des mesures liées à chaque axe. A titre d’exemple, en gouvernance, on se demande : avons-nous des politiques liées à ce dossier ? Y a-t-il une stratégie ? Existe-t-il une charte éthique ? En outre, nous mettons en oeuvre des initiatives sur des périodes de cinq ans pour améliorer notre classement et garantir que pendant ces cinq ans nous soyons parmi les meilleurs.
(Photo : Ahmad Agami)
— Quelles sont les initiatives les plus importantes qui ont été mises en oeuvre ?
— Dans chacun des six axes que j’ai évoqués, nous avons des activités et des initiatives, dont la plus célèbre est la création du Centre d’innovation appliquée au Smart Village, spécialisé dans les applications de l’IA au niveau de l’Etat. Il s’agit d’une structure au sein du ministère des Télécommunications chargée de mettre en oeuvre des projets de recherche et de développement et de créer des applications et des programmes, comme celui qui consiste à utiliser l’IA dans les hôpitaux universitaires pour connaître le taux de glycémie à travers l’empreinte de l’oeil. Au ministère de l’Agriculture, une application a été créée pour classer les cultures et déterminer la superficie des terrains agricoles. Il y a également l’initiative « Notre avenir numérique, Egypt FWD », qui est l’une des initiatives stratégiques du ministère des Télécommunications et des Technologies de l’information, présentée par l’intermédiaire de l’Autorité de développement de l’industrie des technologies de l’information (ITIDA), en coopération avec la société Udacity, pour réaliser la vision numérique de l’Egypte. Sans oublier l’initiative Digital Egypt Cubs qui vise à préparer une génération de jeunes capables de découvrir de nouveaux horizons dans le domaine des technologies de l’information.
— La charte égyptienne pour une IA responsable a été lancée. Quels en sont les objectifs ?
— Nous avons besoin de principes, de lois et de législations. Nous commençons toujours par les principes. Cette charte est un ensemble de principes classés en deux catégories : généraux et exécutifs. Parmi les principes généraux, notons la prise de conscience que l’IA est la base du bien-être du citoyen et qu’elle ne peut pas remplacer ce dernier, elle est là pour l’assister et non pour lui substituer. Parmi les principes exécutifs figure le fait que tout projet d’IA au sein du gouvernement doit être mené sous la supervision du ministère des Télécommunications et des Technologies de l’information.
— Existe-t-il des programmes pour former le personnel administratif à l’utilisation de l’IA ?
— Au sein du ministère, nous avons des programmes de formation destinés au personnel de l’appareil administratif en général dans le domaine des technologies de l’information. Par exemple, au cours des deux dernières années, plus de 10 000 employés ont été formés aux technologies de l’information en général, dont 3 000 ont suivi une formation dans le domaine de l’usage de l’IA au travail. Une nouvelle formation doit débuter prochainement, visant à former 2 000 salariés courant 2024. Durant ces formations, nous nous concentrons sur la formation des membres des unités de transformation numérique, qui sont prioritaires, et eux-mêmes forment à leur tour le reste de l’appareil administratif.
— Quels sont les domaines et les secteurs qui peuvent bénéficier de l’IA ?
— Le ministère de la Planification a annoncé que les secteurs les plus importants en termes de taux de croissance sont au nombre de trois : les industries manufacturières, l’agriculture, les télécommunications et les technologies de l’information. Ces dernières ont réalisé une croissance de plus de 16 % au cours des cinq dernières années. Dans la nouvelle stratégie nationale, la priorité a été accordée aux secteurs en fonction de leur contribution au produit intérieur. Dans le secteur manufacturier, en guise d’exemple, des programmes spécialisés d’IA sont utilisés pour aider à augmenter la productivité. Par conséquent, notre objectif est de créer des applications spécialisées dans des secteurs importants du pays en utilisant l’IA.
— D’un point de vue législatif, comment la loi égyptienne encadre-t-elle l’usage de l’IA et comment faire face à ses risques ?
— Un projet de loi sur l’IA est actuellement à l’étude au ministère de la Justice. Nous, en tant que ministère des Télécommunications, participons à sa préparation en coopération avec le ministère de la Justice. Avec l’augmentation des risques liés à l’IA et sa diffusion significative, les pays ont commencé à réfléchir à l’élaboration de lois à ce sujet. La Commission européenne a finalisé également un projet de loi qui sera présenté au premier semestre de cette année. Nous discutons également d’un projet de loi qui réglemente les utilisations et les applications de l’IA pour faire face à ses enjeux.
(Photo : Ahmad Agami)
— Des rapports internationaux indiquent que 300 millions d’emplois ont été perdus à cause de l’IA. Qu’en pensez-vous ?
— Dans la pratique, aucune entreprise ne licencie ses employés à cause de l’IA, mais il est possible que les projets d’embauche des entreprises soient réduits en augmentant la productivité avec un plus petit nombre d’employés. Dans la charte égyptienne, nous avons fait en sorte que l’IA ne soit pas un outil de licenciement ; nous avons confié à l’employeur la responsabilité de former ses employés, d’améliorer leur performance ou de les transférer vers un autre domaine. L’IA a créé de nouveaux emplois comme celui de réviseur de la qualité des données, ainsi que de nombreux métiers liés aux données et à la méthode de poser les questions aux applications pour obtenir les meilleurs résultats. Je suis optimiste et je ne pense pas que l’IA menacera qui que ce soit. Bien au contraire, cela créera de nombreuses opportunités d’emploi.
— Quels sont les défis de la localisation de l’utilisation de l’IA ?
— Le plus grand défi est la confidentialité des données, d’où la nécessité d’établir une législation pour réglementer l’échange et la disponibilité de l’information, et la nécessité de disposer de centres de données et de centres informatiques de haut niveau. L’Egypte dispose désormais de centres informatiques performants en termes de taille et de vitesse ; l’IA a besoin considérablement de ces centres. Le deuxième défi est donc l’infrastructure de l’information et le troisième obstacle est le financement massif.
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