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Le numérique contre la précarité

Chahinaz Gheith , Mercredi, 31 janvier 2024

Tirer profit de la technologie, mettre fin aux inégalités du genre et renforcer la maîtrise financière. Des leviers parmi tant d’autres pour favoriser l’inclusion financière des femmes rurales. Focus.

Le numérique contre la précarité

Penchée devant une grosse marmite, Khadija tient une spatule en bois. Avec dextérité, elle mélange sans arrêt le riz avec le lait pour éviter qu’il ne colle au fond du récipient. Aujourd’hui, cette femme à la cinquantaine en a assez pour nourrir ses trois enfants et garnir les étals de son magasin qu’elle tient au village Abou-Hommos, situé au gouvernorat de Béheira. Si Khadija a toujours été une femme active, elle n’a jamais eu autant d’ambition que ces derniers mois. « Je veux vendre plus de riz, de bélila (un entremets aux céréales et au lait) et d’Oum Ali (un pudding à l’égyptienne à base de pâte feuilletée, de crème fouettée et de fruits secs) », s’exclame-t-elle. Elle vient de remporter son gain de 20 000 L.E. sur une plateforme numérique d’épargne appelée Tahwicha (épargne). « J’ai pu acheter des kilos de céréales et j’espère bientôt agrandir mon magasin », poursuit Khadija.

Il s’agit d’une application dont l’idée consiste à développer le système des tontines rotatives traditionnelles exécutées auprès d’un groupe de femmes dans le but d’économiser. Autrement dit, dans le cadre de la politique d’inclusion financière et de transformation numérique adoptée par l’Etat et dans le cadre du projet national du développement de la famille égyptienne, le Conseil National de la Femme (CNF) a lancé l’application « Tahwicha » pour les femmes et filles de différents villages dans tous les gouvernorats d’Egypte, afin de les aider à épargner et à bénéficier de plusieurs fonctionnalités fournies par l’application. Et ce, dans le but de diffuser la culture financière parmi les femmes rurales tout en créant un groupe d’épargne et d’emprunt par téléphone. « Soutenir une femme, c’est soutenir une famille. Il est temps d’inclure économiquement et financièrement les femmes dans les villages, de les intégrer dans le système bancaire, d’éradiquer l’analphabétisme numérique des femmes ciblées et de leur fournir des services financiers, grâce à l’utilisation de la technologie et à la numérisation du mécanisme de travail », explique Ingy Al-Yamani, coordinatrice du projet national du développement de la famille égyptienne au CNF. Elle ajoute que l’application facilite l’épargne mais d’une manière numérique, ce qui compte une alternative à la caisse d’épargne en fer disséminée dans les villages. « Si l’on procure à une femme une identité numérique et un compte en banque accessible par mobile, elle acquiert un statut différent et elle investit dans le bien-être de sa famille et de sa communauté », confirme Al-Yamani, tout en ajoutant que Tahwicha a jusqu’à présent inclus plus de 233 000 villageoises, avec environ 12 000 groupes d’épargne, expliquant que l’épargne a commencé avec un groupe expérimental grâce à l’application, le reste des groupes commence à épargner, à prêter et à mettre en place de petits projets verts.

Sortir des circuits financiers informels

En effet, le système bancaire n’est pas accessible à bon nombre de personnes, notamment les femmes qui vivent dans des ménages à faibles revenus ou qui sont inactives et qui ont moins accès à la technologie. Et ce, en cause de la méconnaissance des outils digitaux, ainsi que du manque d’enthousiasme pour les services financiers en général. Dépendant souvent des circuits financiers informels, elles souffrent de leur éloignement géographique des agences bancaires et ont souvent l’impression de ne pas être éligibles aux services bancaires traditionnels par manque d’informations et d’accès adéquats. Des paramètres tels que le genre, l’éducation et le pouvoir d’achat font partie des disparités qui expliquent la non-bancarisation des femmes. Selon un récent rapport de la Banque mondiale intitulé « The Global Findex Database 2021 : Financial inclusion, digital payments, and resilience in the age of Covid-19 », le Nigeria et l’Egypte figurent parmi les 7 pays au monde dans lesquels plus de la moitié des adultes ne possèdent pas de comptes bancaires.

Cependant, les mutations et les innovations technologiques rapides, en particulier la diffusion de la téléphonie mobile, ont boosté l’accès aux services financiers et l’inclusion. Conçus comme un outil d’inclusion financière, les portefeuilles électroniques tentent de briser les préjugés, instaurant, de la sorte, la parité entre les hommes et les femmes dans l’accès et l’utilisation des services financiers dans les zones rurales. Mais comment adresser des offres de « mobile money » à une clientèle qui ne possède pas de téléphone ? Le fait d’avoir accès à un téléphone portable est une condition préalable importante pour l’utilisation du « mobile money ». Ce qui n’est pas chose aisée à mettre en place dans les zones rurales.

Une « gameaya » nouveau style

La « gameaya » ou la tontine est l’un de ces circuits fonctionnels en Egypte depuis des années. Aujourd’hui, avec la numérisation et la vulgarisation d’Internet, la tontine a connu une innovation et est devenue un modèle d’inclusion financière. C’est l’e-tontine, avec des versements uniquement à travers le service de transfert d’argent : le « mobile money ». En raison des contraintes sociales et des préjugés sexistes, il est peut-être difficile pour les femmes rurales de sortir pour payer les factures des services publics, d’obtenir des prêts pour répondre à un besoin urgent ou de soutenir leurs ambitions entrepreneuriales.

Radiya Saber, une couturière au gouvernorat du Fayoum, a pu prendre suffisamment confiance en elle pour créer sa propre entreprise de couture en ayant recours à une e-gameaya. Au début, elle a acheté un smartphone et a commencé à se servir d’Internet. Aujourd’hui, elle propose, sur les réseaux sociaux, des lots de robes et de pantalons. Lorsque plusieurs internautes manifestent leur intérêt, elle organise une tontine sur Facebook Messenger et les acheteurs lui envoient l’argent par paiement mobile en plusieurs mensualités. « La digitalisation des services financiers accessibles via mobile a simplifié la gestion de mon entreprise et a fait progresser mes bénéfices », raconte-t-elle. Idem pour Siham Abdel-Rahmane, vendeuse de volailles au village Tamaya au Fayoum, qui a bénéficié d’un programme de micro-prêts lui ayant permis de développer son activité. Les femmes ne doivent pas avoir peur des banques. « C’est très important de mettre de l’argent de côté, car nous travaillons dans le secteur informel, et nous n’avons donc aucune protection sociale », lance-t-elle, tout en ajoutant qu’avec un compte courant, plus besoin de mettre ses économies sous son matelas.

Un enjeu majeur

Pour la sociologue Nadia Radwane, dans les ménages, la femme est souvent le principal gestionnaire financier de la famille. Elle épargne pour investir ultérieurement, protéger sa famille, assurer l’avenir de ses enfants, et elle exploite au maximum les revenus souvent faibles et irréguliers du ménage pour subvenir aux besoins du quotidien. « La femme utilise l’épargne informelle pour faciliter la consommation et faire face à des urgences. Pour elle, joindre les deux bouts sans se plaindre du manque d’argent était la marque d’une bonne maîtresse de maison. C’était une façon de démontrer ses talents de ménagère et d’administratrice et d’éviter du même coup de remettre en question les capacités de pourvoyeur de son mari », explique-t-elle. Autrement dit, le stockage en nature de petits objets de valeur, qui peuvent être vendus contre de l’argent liquide en cas d’urgence, constitue probablement la forme la plus courante d’épargne informelle chez les femmes défavorisées. Cela peut être par exemple des bijoux en or, des volailles, du bétail ou d’autres articles.

Selon Radwane, de tout temps, les femmes faisaient de l’épargne en achetant de l’or, des bijoux pour se préparer aux jours difficiles. L’achat des bijoux et de l’or a toujours existé dans notre société. Etant donné que l’or est un moyen efficace pour résoudre les problèmes, et les gens y recourent comme un gage de sécurité et une protection contre l’avenir, afin de les retrouver en cas de besoin.


Tahwicha a réussi jusqu’à présent à inclure plus de 233 000 femmes de villages dans les gouvernorats, avec environ 12 000 groupes d’épargne.

De la sensibilisation

Autre scène, autre image. Une centaine de femmes assistent à une réunion. Paysannes, ouvrières agricoles, divorcées et veuves, tous âges confondus, écoutent attentivement l’une des « facilitatrices financières », à savoir des femmes formées pour briser chez ces villageoises la barrière de la peur de faire affaire avec les banques. Celles-ci ont formé des groupes composés chacun de 3 femmes qui ont un compte bancaire commun relié à l’application. Ce compte bancaire est relié à 3 bracelets qui sont livrés à chaque femme. Les facilitatrices sont munies de smartphones sur lesquels est téléchargée l’application. Pour enregistrer les données des femmes de chaque groupe, elles scannent la carte d’identité sur l’application Tahwicha, afin de garantir l’exactitude des données et la rapidité de l’enregistrement.

Cependant, la méfiance de ces femmes à l’égard du système bancaire persiste parfois. Rania Moustapha, l’une des facilitatrices financières, estime que les principales raisons pour lesquelles elles ne sont pas bancarisées sont le manque de ressources financières, ainsi que le fait de ne pas faire confiance aux banques. Tel est le cas de Karima Abdel-Khaleq, 40 ans, qui tient un petit restaurant au village Taha Al-Aëmeda, situé à Samallout, dans le gouvernorat de Minya en Haute-Egypte. « Avant de prendre conscience de l’utilité des services financiers, je rencontrais des difficultés et je gagnais peu d’argent. Mais après avoir ouvert un compte bancaire via mobile, j’ai pu obtenir un prêt et mon affaire est florissante », témoigne Karima, qui a suivi des cours d’éducation financière et a appris à consigner tous ses achats. Cela l’a aidée à limiter les dépenses inutiles. Maintenant, elle sait bien gérer son argent et accroître son épargne et le budget de son ménage. « Avec un accès aux services financiers, une femme non seulement se voit différemment, mais on la regarde aussi différemment », conclut-elle.

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